lundi 28 janvier 2019

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Images d’aurore

9. Les flacons et les corps

, Alain Coelho

Tunis, La Goulette, La Marsa, Al Aouina et les avions protubérants aux fanions colorés de maquette et de France lointaine, Carthage, la colline de Byrsa.

Seules les images demeurent, et avec elles des impressions d’aurores (à telle enseigne que ces souvenirs et ces scènes me font l’effet aujourd’hui de sommeils pleins et de réveils souverains que l’âge ne me permettra plus d’éprouver). Mais il y a là des images mouvantes, liquides, flacons de verre, jaillissements d’eau, éclaboussements d’argent clair, et qui sont comme des transparences, des reflets d’un instant sous les doigts, et qui dansent durablement fluides dans le fil des années, comme les plus certaines et profondes images de soi-même et des choses.

Au travers des dédales que j’empruntais parfois, où me menait avec elle Beya, je retrouvais la même inclinaison d’un mur à un moment du jour, près de la butte brusque que formait un amas de terre sèche. Était-ce après La Médina et la Casbah, dans ce quartier comme toujours en ruines de La Manouba ? Trônait la légende et la geste d’une très ancienne « sainte arabe » (en réalité musulmane, mystique et soufie, et qui enseigna jadis dans la mosquée de la Zitouna) dont je ne savais rien alors, mais dont les magies, avec le Mausolée tout proche, semblaient posées sur les lieux et les délabrements de tous côtés ouverts.

Et nous nous enfoncions dans cette sorte de dédale effondré et paré, après le petit mausolée musulman de Lella Manoubia, près duquel Beya chaque fois me faisait passer (et dont l’impression de recoin délabré brusquement coloré me reviendrait bien des années après, loin de Tunis, à Naples, face à un petit autel d’offrandes à San Gennaro dans une rue étroite).

Je retrouvais des repères parfois. D’une maison éventrée, sortaient brusquement des enfants et des chiens. Un âne me regardait fixement. Le pourtour de ses yeux était gonflé de mouches se mouvant. Des pelades blanches s’étendaient sur ses flancs mats et lustrés, faisaient pour moi une déchirante faiblesse, une lenteur, une triste et très silencieuse soumission. Alors cette étrange paix de l’animal, cette faiblesse pâle dont se gorgeaient les mouches, devenait une sorte de seuil amical au travers d’une monstruosité retrouvée et franchie.

Peu après, je reconnaissais la petite mare aux senteurs fortes. Il semblait là que des odeurs de la terre éternellement séchaient sur le bord, se craquelaient, s’effondraient en un amas de croûtes effritées et de boues. De la masse poreuse de briques sèches effondrées saillaient des angles carrés et de fines formes effilochées, concrétions terreuses et sécrétions de l’ombre. Une sorte d’humidité épaisse et noire stagnait dans le fond de la mare près de laquelle chaque fois je revenais et dont je m’approchais enfin.

Une petite fille pâle se tenait assise dans la poussière sur le bord, près de l’eau sombre et noire. Ses vêtements légers ne désignaient rien, ni exactement signes et atours d’Européens, ni vêtements d’une Arabe. Involontairement reliée cependant à l’une de ces « terres fermes », sa famille de Livournais et de Gênois que connaissaient mes grands-parents la situant d’emblée dans le versant des « Européennes », tout l’être de la petite fille sur le bord de la mare respirait pour moi du côté d’une très intense et physique Arabie. Ou plutôt, le sentiment de terre, de chaleur, de corps et d’eau était pour moi un sentiment de l’Arabie, tandis que, dans l’impression de fine conque sécrétée se formant sur nos deux êtres s’approchant sur le bord de la mare, tous les plis sûrs et connus de pays, de vêtements et de port des êtres qui faisaient la sorte d’identité ou l’immédiate différence, demeuraient au loin, dans une existence qui n’avait pas cours.

Et tandis que j’approchais de la petite fille et de la mare, dans cette belle trajectoire millénaire des minéraux, des éléments, de la terre, de la chaleur, des respirations et des corps s’agrégeant, s’étendait très étrangement comme lorsque je me trouvais face aux statues – mais ici entre les êtres vivants – un peu de cette même forme fixe de surprise, d’approche et de recueillement d’un univers naissant.

La petite fille un bref instant ne me percevait pas, et elle était aveugle.

Ses joues semblaient parées, maquillées, nacrées de traînées noires luisantes, de saletés volatiles, légères et pures comme de belles poussières agrégées dans un jeu de lumière sur sa peau. Oh, dans son visage fixe et sous la sorte d’étonnement pour moi d’un monde enfui et connu des ruelles, des arcades, de la Médina et des larges avenues, elle avait la pâleur immobile, rose et bleutée parfois d’un réel des aveugles, et qui s’en allait rejoindre ainsi la douce statue colorée et phosphorée de Sainte Lucie dans la chambre de ma grand-mère. Et elle entretenait un instant avec elle, aveugle, tout autant qu’avec le corps clair, opaque, immobile et étendu de « la Prêtresse de marbre » de la colline de Byrsa, le bras nu offert et brillant du marbre, la sorte de confrérie des statues.

Des coulées de poudre brune, déposée et frottée de quelque doigt humide suivaient le contour de ses lèvres et le bord de ses yeux. Était-ce les traces de larmes séchées dans la poussière, ou un hâle de sueur ? L’idée seule me troublait comme la stupeur de sécrétions aimées. Elle se tenait dans ses légers vêtements poussiéreux et pâles d’où émergeaient ses bras nus et blancs. Assise mais se mouvant en avant, en arrière depuis sa sorte de socle de terre sur le bord de l’eau, les chevilles pâles et les jambes salies de fines traînées sèches, elle enfonçait ses pieds fixes dans la terre comme de s’y fondre. Elle semblait émanée ainsi, arrêtée et vivante, de l’eau sombre et des bords immobiles de la mare, plongée dans un jeu immobile et des songeries fixes. Immaculée du nimbe clair de son regard dans l’air, elle était sale parfois mais comme auréolée pour moi sur sa peau pâle des belles traces de nos vies délavées. Et ces improbables marques, irrésistibles, qui séchaient sur sa peau pâle, sur son visage immobile et souriant enfin tandis qu’elle avait perçu ma venue et murmurait à mon endroit, me semblaient détenir une vie dense et secrète, très étrangement translucide et opaque, du toucher poreux du plâtre, dotant mon esprit et mes doigts d’un sentiment d’« intérieur de statue ».

Son visage demeurait levé vers le ciel, et ses yeux larges, immenses et clairs, avaient enfin de près l’étrangeté du regard des aveugles de la Médina. Il semblait alors que toute la brusque immobilité de la Médina, sa sorte de silence d’aveugles d’un détour des ruelles, était montée dans ce visage et ce regard de la petite fille. Quelquefois ses paupières cillaient vers le ciel lourd et clair, papillons, fines membranes de chair posées, cherchant dans l’air un suc et une nourriture.

La petite fille n’existait pour moi qu’en ces instants et ces lieux. Attachée comme dans leur nature à cette immobilité immuable et native des lieux, elle s’animait seule dans ce quartier de Tunis et les ruelles délabrées de la Manouba, du petit mausolée de la « sainte arabe », de la mare, et tout près du tumulte qu’émettait bientôt le lavoir. Et je ne peux encore établir aujourd’hui de lien sûr entre la petite aveugle de la mare et une autre image d’elle cependant demeurée. Si je parviens certes à retrouver cette autre image un instant, c’est comme une photographie sans indication des personnes ni des lieux ni des années, c’est comme un doute, la surface d’une idée, et l’impression que même dans ces images exactement superposées ce ne pourrait être la petite fille de la mare : dans le maintien enfin et les atours improbables, les vêtements et les bagages d’une jeune Européenne élégante, habillée pour une grande occasion, un voyage, une demi-fuite en réalité (dont je ne savais alors qu’elle serait limpide et heureuse comme toute vie nouvelle), elle se tenait avec nous, bien plus tard, tous réunis sur le quai de Tunis dans la nuit, et attendant un bateau pour la France.

Cependant elle avait bougé lentement un bras, le laissait retomber dans des chiffons et des récipients, sur une poupée disloquée et ouverte de caoutchouc rose, et des petits objets avec lesquels elle continuait de jouer. Puis elle parlait abruptement, éructait, et brusquement changeante chantonnait un instant, empruntant les expressions et la parole d’un autre personnage, tant elle interprétait certes les différentes voix de je ne sais quels récits infinis au-dessus de la mare. Puis elle ouvrait la paume de ses mains vers la largeur du ciel. J’éprouvais la sensation d’un frôlement d’insecte, et mon être avait la substance et la matière de ses yeux. Charmes et terreurs ! Mon imagination lui prêtait tous les rôles, et ceux sans doute qu’elle racontait et jouait près de moi. Était-elle comme la fausse aveugle d’une histoire de voleurs et d’enchantements qu’on m’avait racontée et dont j’avais parcouru longtemps les belles illustrations et les couleurs sur les pages d’un livre ? Était-elle une amie et une protégée (ou peut-être sa fille) de Peppino Canun, le bandit sicilien si changeant, terrible et triomphant, dont mon grand-père inventait les histoires pour moi ? Je la regardais tandis qu’elle se tournait à nouveau face à moi et je l’imaginais drapée, se levant, marchant et éclatant d’un rire redouté dans la « ruelle des aveugles » (que je supposais devoir exister dans La Médina, comme il y avait une rue des libraires, des cuirs, des métaux, des parfums). Ou était-elle simplement, malicieuse et cachée un instant sur le bord de la mare, la « sainte arabe » de la Manouba, impalpable, venue du petit mausolée musulman du détour des ruelles ? et dans l’idée de sainte arabe se mêlaient le nom de « saint » et de « sainte » des églises et des prêtres, du couvent des Pères Blancs de Byrsa, de l’islam dont j’ignorais tout, les superstitions et les images pieuses de ma grand-mère et de ma mère avec une Arabie enfin des légendes, des senteurs, des magies de la terre, des images et des pierres.

La petite fille bougeait à nouveau, comme sortant enfin d’un creux du monde attendant, offrait à ma vue ses yeux larges, clairs, fixes et lents, incertains pour moi comme ceux des aveugles de la Médina, et elle cilla brusquement. Ses yeux étaient blancs, et les pupilles pâles divaguaient, montaient, convulsives, semblaient entrer dans ses paupières, mouvements d’une transe, insectes saccadés, ou était-ce un malaise ? Je ne savais alors, et nul des adultes n’en avait d’inquiétude. Elle demeurait ainsi face à moi, blanche et pâle dans l’âpreté du soleil et du jour, et je regardais l’étonnante offrande de son être, les hâles de poussières sales et brunes sur sa peau blanche, les vêtements de coton clair et brut d’où émergeait la courbe de ses épaules de petite fille et de femme, ses jambes sales et fines, ses pieds boueux maculés de terre brune au-dessus de la mare. Et j’eus l’impression un instant qu’elle me regardait elle aussi dans la surface entière de son corps. Alors, respirant lentement, immobile, je devenais moi-même un morceau lové de cette vie lovée, du silence retenu, stupéfait, qui lui aussi regardait.

Les croyances, les poésies et les mythes plus tard d’un sexe des Anges, me renverraient toujours, dans ce pôle à jamais éprouvé et connu de l’air et de l’immensité du ciel de Tunis, certes plus tard à un sexe plutôt des enfants. Et dans les plis primitifs et étranges de la morale en nous (plus présents peut-être que le sentiment de la voûte des étoiles dans le ciel au-dessus de notre être), ces images jadis sans aveu sont demeurées fixes et solides, stables dans le temps, comme des sensations quittées dans un pays quitté, et affectées sans doute à la sorte de nature de cette terre première.

Fresques quittées d’un monde, palimpsestes, la sensualité de ces instants m’échappait tout autant qu’elle emportait mon être, n’était pas encore une chose mentale. Et si je ne pouvais penser, près de la petite fille de la mare, à Tunis, dans l’enfance des heures heureuses et des formes, que je me tenais dans la direction de la femelle obscure des choses, au sein des récits, de l’aurore aux doigts de rose et au sein des légendes, il me semble à présent que ce sont ces coupes sans aveu ni conscience des heures et des lieux, comme des images dans un coffret et des boîtes longtemps refermées, enfin ouvertes, de Tunis en 1958, de photographies et d’images anciennes, qui sont les étranges garants de se trouver intactes (si les photographies donnent de tout autres matières à voir parfois que des coupes inexpliquées et des mystères sur un pan de carton gondolé des surfaces et des choses). Et je tente certes à présent de les voir, au plus près que cela demeurerait possible, ainsi que je fixais sans doute jadis les bras de la petite fille sur le bord de la mare.

Puis la petite fille aveugle souriait doucement. Elle posait et reposait devant elle, contre ses genoux lovés dans la terre et sur le bord de l’eau, des flacons de verre, fioles de parfums vides, hautes bouteilles d’eau de Cologne aux stries longiformes comme de très fines colonnes de verre. Elle jouait à les emplir et les vider. Jets d’argent d’eau surgissant sur ses mains et ses doigts, éclaboussements, long fil fluide et scintillant d’un goulet d’eau entrant lentement dans un autre flacon, le monde des êtres et des choses avait été dérangé un instant, et c’était dans le silence et la stupeur de nos propres corps. Alors comme les objets remis en place dans la chambre de ma grand-mère, et comme les vases, les offrandes et les fleurs, le monde des êtres et des choses se trouvait à nouveau relevé, stable sous les doigts de la petite fille qui jouait. Son sourire l’attestait, éternel, serein tel celui de la statue de Sainte Lucie, et dans cette belle suspension de ses pupilles douces irréelles, deux yeux figurés et offerts, poissons d’amandes bleues échouées, comme dans le petit gobelet aux pieds de la statue dans un coquetier peint, elle se tenait dans un affairement enfin revenu des heures, de nos êtres et de l’air.

Myriades, à nouveau scintillaient les voix, les silhouettes, les couleurs, les rires, les femmes arabes et les enfants. Et je me tenais cette fois au lavoir, sous la surveillance de Beya, avec les femmes arabes et les autres enfants. Le nombre des personnes déplaçait toutes choses et changeait l’univers, transformait l’air et mes impressions comme des voix étrangères toutes ensemble et toutes différemment qui portaient, se chevauchaient et se croisaient sans fin.

Tout près de moi, les petites filles jouaient avec d’innombrables flacons de verre ainsi que la petite fille de la mare mais ces flacons, fioles, vasques, bouteilles se trouvaient ici amassés en parures innombrables (telles en Europe pour moi, plus tard, les œuvres hétéroclites d’un Tatin ou d’un facteur Cheval). Agencements, myriades, joyaux tout autour du lavoir, sur les bordures de pierres brusquement argentées ou brunes d’eau et éclaboussées, et les petites filles émerveillées plongeaient et replongeaient les flacons jaillissant puis séchant à nouveau sur les pierres au soleil, et le verre des flacons brillait parfois dans l’eau comme s’il se diluait.

Tout chantait, et ce qui revient aujourd’hui ce sont des impressions de rouge et de chaleur aux joues d’avoir trop couru et bougé, cependant qu’il me semblait vivre regardant, comme d’absorber les images et les êtres qui tout autour se mouvaient. Avec l’éclat brusque des regards et des yeux, les voix et les rires, le hâle de la peau des petites filles et des femmes dans l’eau furtivement semblait monter à mes joues dans l’air chaud tout autant que d’avoir couru et bougé, triomphait dans l’eau éclaboussée. Et cependant il semblait que toute cette vie scintillante se posait sur un fond menaçant et profond, au-dessus des histoires et des peurs, ainsi que toutes les constructions du lavoir et des pierres se dressaient sur la sorte d’animal noir et luisant de l’eau sombre.

Un pourtour de pierres enserrait les eaux des bassins. Si j’approchais davantage, m’allongeais, m’étendais sur le rebord avec précaution – oh la peur d’un fond sans limite, renouvelée toujours et qui ouvrait sur l’ardente peur des mères ! – et si je plongeais le bras dans l’eau, alors le froid me saisissait, m’englobait de la morsure d’une surprise, m’envahissait d’une densité terrible venue du fond de l’eau. Un désir brutal, terrifiant, de chaleur perdue, de soleil immobile et vaste, de poussières suspendues dans l’air, de nappes miroitantes et lentes sur la surface de l’eau m’attrapait, m’enserrait. Je regardais à nouveau le grand cercle du monde, de la surface, des voix, des gestes éclatants et des rires, comme d’y reprendre place.

Des reflets miroitaient sur la surface de l’eau en bulles colorées de lessive, larges, blanchâtres avant de se dissoudre ou d’éclater dans l’air. Des traînées fines demeuraient sur la surface. Je voyais la peau flottante des bras, des poignets et des mains des femmes arabes et des petites filles dans l’eau, affleurant, et il me semblait surprendre quelque pétrissement impossible des fluides. Oh, saisir et attraper la matière de l’eau, et créer en même temps cette matière nouvelle de verre gorgé ruisselant ! le jeu des flacons et des fioles de verre était démultiplié au lavoir, semblait rendre de très fins et sonores échos de cristal entrechoqué sur les rebords de pierre, au-dessus des bassins et de l’eau. Et les flacons remplis d’eau et levés dans la lumière semblaient un instant, tandis qu’ils ruisselaient encore, entretenir avec les corps et le volume figé des statues que je connaissais bien, dans la chambre de ma grand-mère, dans les ruines et la colline de Byrsa, un très étrange envers, une même très étrange nature d’enveloppe sensible et de noyau offert.

Les petites filles près de moi continuaient de jouer et de rire, remplissaient les flacons qu’elles sortaient à nouveau de l’eau et alignaient sur les rebords de pierre. Les formes parfaites du verre gorgé et empli brusquement apparaissaient, miracles de lumière et de beauté ruisselante sur le bord du lavoir dont je ne n’imaginais pas les simples fonctions de « laver du linge », et qui semblait un lieu ainsi des mystères du tumulte des êtres, de l’eau, des matières et des corps.

À travers les odeurs, la fumée et la chaleur du feu de bois, ainsi je regardais, je respirais cet univers tout entier mêlant les senteurs, les brusques gerbes d’eau argentée, les rires des femmes arabes et des petites filles d’Europe. Flaques d’orages, jeux, scintillements d’Arabie, soleils vifs et journées harassées, il me semblait que la petite fille de la mare s’était fondue aux autres petites filles, silencieuse cependant, à l’écart en un coin du lavoir, et que le monde des rires, des peaux brunes et vivantes apparues, des légendes, des peurs et des enchantements, serti et lent, s’était déplié depuis la solitude de la mare jusque dans le lavoir, et j’en trouvais les traces, les auréoles épaisses et s’élargissant en fins ronds dilatés, dans les nappes de savon aux reflets argentés qui se refermaient aux angles de pierre des bassins.

Les femmes arabes riaient, criaient s’appelaient et inlassablement battaient le linge en torches détrempées, frottaient, frappaient sur les rebords de pierres brunis par l’eau un instant et à nouveau séchant. Les nappes luisantes, effilochées d’arabesques nacrées de savon sur l’eau miroitaient de mica. Mystères d’argent en forme de génies des légendes, de fumées et de corps démoniaques, je pouvais les toucher, saisir leurs buées de vie, d’haleines, de souffles et de sueurs offertes. L’eau stagnait parfois en nappes plus épaisses dans les coins du bassin, et recouvrait jusqu’aux bords de pierres d’une fine pellicule luisante. Lessives miroitantes, cette pellicule s’effilochait en mon esprit dans le mystère et le bloc luisant d’une sorte de matière préservée de l’eau en dessous, d’une buée posée sur des buées sans fond.

Alors les femmes frappaient brusquement sur la surface et leurs bras fendaient l’eau, tordaient les blocs de vêtements amassés, déchiraient les nappes de dépôts fins et nacrés sous lesquels, immaculée, insondable, l’eau redevenait un instant claire, puis des dépôts identiques se reformaient tout autour. Le soleil traversait l’air, descendait en des colonnes claires et fortes de rayons au-dessus de l’eau du lavoir ; les bras levés semblaient immenses dans la lumière, les femmes riaient, se levaient, se dépliaient en de brusques diables envoûtés, puis redevenus lents à nouveau, et continuaient de frapper le linge dans l’eau. Et les petites filles, magiciennes, pactisaient dans un écart infime, millimétrique et sûr, avec ces nappes effilochées de dépôts fluides, et qui s’étiraient mordorées et pâles, sales parfois de poussières blanchâtres dans la pellicule de lessive et de savon sur l’eau, continuant d’offrir aux creux du jour, à l’humidité, à la chaleur et à l’air, la fine et dense réserve d’eau claire des flacons ruisselants. Et si j’avais touché et pris un fin flacon de verre aux reflets mouvants de savon et de lumière dans ce jeu patient, savant et infini des petites filles, je n’aurais su sans doute comment entrer d’un seul tenant dans leurs magies si calmes, tant l’aisance m’apparaissait comme la nature déployée des petites filles et des femmes.

Une nacre fugitive séchait brusquement. Bulles de couleurs au soleil, auréoles, fines traînées luisantes, cette sorte d’ambre scintillait, avec parfois la lumière particulière, un peu mate et poudreuse, de reflets des bijoux d’argent, infiniment changeants sur le corps et les mains des petites filles et des femmes. Les flacons émergeaient délavés, pellicules solides de la fine buée de surface de l’eau, et faisaient des parois fines, comme de corps dans l’eau, parfaites et denses, rajoutant aux corps opaques et existants des choses une belle réalité mouvante un instant et précieuse. Et les verres miroitants des flacons disparates, encore çà et là maculés des restes d’étiquettes décollées et frottées, étaient parfois dans l’épaisseur de certains verres bruts, bruns et mêlés sans doute d’un grisé verdâtre ou opaque de plomb, comme des blocs solidifiés de fumées translucides. D’autres semblaient contenir un mélange saisi et figé de chaleur, de charbon de bois et d’eau, et d’autres encore d’échappées d’arc-en-ciel, irrégulières, de bulles miroitantes entre le verre et les reflets du jour.

Je regardais les flacons alignés, vidés, nettoyés, ruisselants d’eau fine et disparue bientôt dans la netteté revenue du verre, emplis à nouveau jusqu’à ce que le fin goulot déborde contre le poignet et la main de la petite fille qui maintenait le flacon. Alignés encore, chaque fois différents, comme pour parachever l’univers et nos vies.

Poudroiements d’or et de joie de bouger, de longer les bassins, de laver les petites fioles de verre, les bouteilles hautes, les flacons de ces innombrables réceptacles, les aligner selon le rite infini de savoir, d’agir et de recommencer, les petites filles façonnaient ainsi souveraines le verre et l’eau dans les mouvements et les jeux de leur propre corps. Le verre était une sécrétion de l’eau solidifiée, captée et formée par les doigts, par les rires, les voix et les gestes des petites filles, multiplié enfin sur le rebord de pierre dans les ocres du jour. Les flacons alignés sur le rebord de pierre, que les petites filles reprenaient sans cesse et replongeaient dans l’eau, à nouveau triomphantes, apparaissaient clairs et fins, détenaient la lumière douce de cette sécrétion sans trêve, comme la connaissance et comme l’immensité des gestes, des rires, des paroles et des êtres.

Alors le miroitement nacré des flacons de verre plongeait dans la forme de mon cerveau, s’étendait sur la surface de mes doigts, emplissant mon corps de la rondeur vivante d’un toucher et d’humidité, contenait ma respiration, la largeur, le mystère fluide, l’étendue et la matière des jours.

Une jeune femme arabe, élancée, dressée, fine dans les plis cependant de ses tissus bleu nuit jetés sur ses épaules, croisa mon regard dans un rire, et ce fut comme si le mica de son regard tintait, flacon, bord de cristal, dans le petit garçon que j’étais, sonnait de l’argent des corps se mouvant et des bracelets entrechoqués.

Et j’étais un instant comme un flacon levé dans l’air, rempli d’eau, levé dans la lumière et ruisselant encore, dans les belles magies irradiantes de la « sainte arabe » du petit mausolée et de la Manouba sur le lavoir et au-dessus de la mare.