mercredi 28 novembre 2018

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Images d’aurore

7- Les battements de la cité

, Alain Coelho

Il n’y avait pas seulement à Tunis, en ces années, en cette fin du protectorat français, tout un monde des personnes, des senteurs, des langues différentes se croisant, le français, l’arabe, l’italien et l’espagnol parfois, des cris, des voix, des rires, des ruelles, des vêtements, des récits et des formes étranges, des arches, des pierres, des remparts au soleil, des voitures, des avenues et des couleurs, mais plus denses et disparus pour moi, il y avait les battements de la cité.

Forcené, heureux, je courais dans le soleil chaud. Je dévalais une pente de poussière et de terre sèche sous le frappement régulier des mains des femmes arabes. Les cris m’encourageaient, m’escortaient. Était-ce à El-Aouina, dans les faubourgs de Carthage aux abords de la base militaire ? Était-ce le brusque monticule de poussière et de terre au sortir des ruelles de la Goulette et des remparts vers la mer, impressionnant pour moi mais qui avait sans doute une immensité fort réduite avant les digues de pierre et la légendaire forteresse des Turcs, ou était-ce encore après la Médina vers le lavoir des femmes arabes et des enfants ?

Sans ma grand-mère, mon grand-père ou ma mère, je me trouvais quelquefois sous la surveillance de Beya qui m’emmenait avec elle, ouvrant pour moi sur mainte et nouvelle étendue. Souveraine silhouette, assurée, lente comme descendue de palais et de légendes d’Arabie, vêtue de bleu ou de noir, grande, large, un peu forte, radieuse entre toutes sur la grande avenue Jules Ferry des Européens tout autant que dans les ruelles aux enseignes en arabe et en hébreu de La Goulette, elle semblait se tenir dans son seul nom, Beya, que les autres femmes arabes lui avaient donné par jeu, du titre de l’épouse régnante du Bey et de la cité de Tunis. Et elle-même alors, et nous aussi, l’appelions tous Beya. Si imposante, révérée mais traitée cependant parfois (je le percevais au détour des regards dans la cité de Tunis) avec cette indulgence accordée aux esprits simples, enjoués et heureux, elle m’apparaissait comme une manière d’émissaire occulte et de gardienne sacrée. Elle veillait sur moi, m’emmenait parfois avec elle, et je la voyais – habillée comme les autres femmes arabes en bleu sombre aux bijoux miroitants d’argent et aux veines d’encre bleue tatouées, commerçante sans commerce et régnante sans trône –, dans son vaste territoire et un royaume de vêtements, de couleurs et de rires radieux, s’étendant de la gare du TGM jusqu’à la Place d’Espagne, introniser et comme « recevoir » autour d’elle les Européens, les militaires, les Français, les Arabes, les Maltais, les Grecs, les Juifs de Livourne, les Espagnols et les Siciliens. (Je comprendrai certes plus tard que ce monde si mêlé alors, et de si limpide apparence tout autour de Beya, était un monde d’agitation et des mille facettes des vies d’une colonie).

Mes parents employaient Beya à la maison, et elle faisait partie de l’univers familier des jeux et du ménage, mais dans un monde qui me demeure incerné et hors des explications (lesquelles abondent cependant, mais comme si lointaines et sans fond). Et si Beya continue pour moi, loin de ces années et si loin de Tunis, à être inséparable des odeurs du linge, des lourds vêtements arabes bleu nuit des femmes, des dangers et des histoires de la Médina redoutée, du velours du tapis et des bandits en turban s’enfuyant à cheval dans la nuit, des odeurs du charbon de bois, des lessiveuses en ébullition dehors dans le jardin avec leurs gros tourbillons de lessive et d’eau grondante sous le couvercle flottant près de l’eucalyptus et des rangées de mimosas, elle demeure plus encore reliée à de très fines parures et aux battements de la cité, aux dessins d’argent des bijoux, à la courbe des doigts, aux rires clairs, à l’incessante courtoisie des saluts enjoués et heureux sur la grande avenue au soleil, à leur impression qu’ils me faisaient enfant d’ambassades d’orient et de diplomaties sans fin.

Cela battait. Cela frappait sourdement. Cela résonnait dans la boîte que l’homme arabe, hilare, un jour brandissait dans sa main. Les autres hommes dressés souples dans leurs longs vêtements clairs délavés, étaient attroupés autour d’un camion large sur le bord de la route, où le goudron et la terre se superposaient en cette croûte lourde que je reconnaissais toujours comme une orée de la maison et des mimosas.

Puis je compris qu’il y avait dans la boîte d’allumettes brandie un scorpion. Un des hommes l’avait attrapé en déplaçant une des hautes poubelles dehors sur le bord de la route. C’était étrange et terrible, à la fois infiniment petit, écarté et caché, et infiniment grand comme un lever de cimeterre, comme toutes les menaces qui demeuraient dans la terre et dans l’ombre. L’homme avait dû saisir de ses doigts le scorpion dont l’image, à présent invisible et vivante dans la boîte, irradiait dans mon esprit ses puissances illimitées et terribles. Je vivais dans le monde des mères et des peurs, des serpents bibliques et des fatalités des démons, et le scorpion n’était pas là un petit arthropode venimeux, carapacé, limité à son volume et son être concret mais une sorte de diable tout-puissant et sans bords. Outre les dangers toujours évoqués et toujours répétés des scorpions et des serpents réels, le scorpion se tenait dans l’entrée de la peur (ainsi que son dessin détouré ou celui d’un serpent paraient jadis de leurs cinglantes formes les scènes de châtiments, des péchés, de vanités et de morts dans les allégories et les tableaux médiévaux). Et j’ignorais plus encore que depuis des millénaires les hommes et les enfants attrapaient des scorpions, ainsi qu’ils le font toujours aujourd’hui, comme dans les campagnes d’une moderne Indonésie pour la curiosité des touristes.

Beya m’avait mené près de l’homme dehors, de l’autre côté de la haie du jardin, qui brandissait la boîte comme un jeu et une curiosité. Je perçus tout à coup le rythme sourd et vivant des petits coups du scorpion dans la masse sombre où il était prisonnier et vivait. Autant de coups terribles contre ma poitrine et mon souffle ! J’examinai un instant la substance fine du bois de la boîte, puis les doigts agités et sales de l’homme qui gardait ainsi le scorpion captif dans la boîte et me faisait face dans un éclatant rire édenté. À l’intérieur de la boîte fermée, le scorpion bataillant ne pouvait traverser la couche si fine de bois tendre et clair, cette matière friable de la boîte que je connaissais bien, que l’homme enserrait de ses doigts et que j’aurais moi-même simplement pu écraser dans la main en voulant la saisir ! Aurais-je touché le scorpion dedans et aurais-je survécu à ce simple toucher ? Toutes les peurs, toutes les craintes, tous les dangers, toutes les histoires, tous les gouffres de savoir et de voir battaient dans ce seul frôlement, cette image sur mes doigts, une pensée terrible entre le frémissement de la chair et la si fine paroi rigide de la boîte ! Mais les hommes savaient, ils étaient les maîtres des serpents, des dangers, des scorpions et les maîtres des parois, ainsi que la déesse aux serpents maîtrisait toutes les peurs sur le grand livre illustré ouvert, les seins blancs et nacrés triomphants ! L’homme face à nous, sur la rue, continuait de rire et de brandir la boîte, et la vie du scorpion continuait de frapper, de durer et de battre si près. L’homme continuait de rire, édenté, couvert de poils noirs de barbe, plus dressé cependant sur la terre que le dard terrible du scorpion enfermé, plus radieux de puissance, de force, de joie, de soleil et du simple pouvoir du sceptre brandi qu’était la boîte fermée et levée devant tous, et il finit par la faire disparaître dans un lourd vêtement ou un sac contre lui. Il n’avait rien senti du scorpion diabolique et dressé, qui aurait dû le traverser et traverser les rires et jusqu’aux épaisseurs de la lumière et de l’air ! rien de la force invincible des dangers traversant d’un éclair toutes matières, un dard magique brandi et hurlant sur la peur et dans nos cerveaux ! Le réel des réels s’enchâssait dans le rire de l’homme, dans le miracle des parois et le battement de la cité, dans la fine épaisseur de la boîte brandie. Il en demeurait cependant dans la tête, dans le corps, ainsi que dans la boîte où le scorpion battait sourdement, d’étranges, de précis et infinis cahots, qui semblaient des idées, des terreurs et des parois encore dans nos vies et dans l’air.

On m’avait habillé, préparé pour la cité. Dehors, dans le calme revenu, au fond du jardin, dans un recoin des mimosas, un petit chien noir s’ébattait, s’allongeait, me fixait, clignait des yeux lentement et enfin s’endormait. Je regardais les gerbes des mimosas, écoutais longuement le bruit des moteurs et de la rue au loin qui s’estompaient, revenaient, s’éteignaient sans plus aucune assemblée à présent et sans l’homme qui avait emporté la boîte. Je retrouvais l’orée silencieuse et calme du goudron débordé de la terre. Je voyais les gros bidons de tôle des poubelles rangées. Je regardai le chien noir, calme, assoupi sur la terre près de moi. Les éclats de voix, le silence à nouveau retombaient sur l’immobilité jaune, fixe, des mimosas qui s’en trouvaient changés, comme s’ils étaient situés dans le creux de mes yeux, dans l’intérieur sombre et lentement vivant de ma poitrine, devenus d’étranges et reconnus amis au-dessus de la petite masse noire et luisante du petit chien endormi. Était-ce la peur, lente, apaisée, qui semblait contenir dans le triomphe des mimosas et la torpeur du chien noir les particules de l’air, de mon regard, de mon corps, de mon esprit, et du monde. Il semblait que mon propre corps était le territoire immobile revenu, jaune, de la gerbe triomphante des mimosas sur les battements tus et disparus du scorpion.

On me regarde. On me sourit. Je courais enfin sans plus reprendre mon souffle. Les battements de mon sang et le sol m’appelaient devant. Je dévalais la pente dans la poussière. L’humidité était étrangement souveraine, la salive et l’eau étaient situées dans mon souffle comme une vie tapie. Une force ivre semblait monter de la terre sur la courbe de l’univers du monticule dévalé dans la poussière, et danser dans mon corps d’homme millénaire, survivant, conquérant face au monde de toutes parts ouvert, terrible, immense dans sa poussée en avant, oh, ingérer ! avaler, mordre, manger ! Un éclair brusque, un battement aux tempes, la sensation d’être vif sur la terre vive. Mon esprit et mes muscles, et l’air musqué et les odeurs, et la poussière chaude faisaient un même bloc épars de force solide et de vie éclatante, avec la très étrange sensation de respirer des profondeurs, des réserves de sève et de vie déposées dans mon propre corps comme celles des arbres et des feuilles exténuées et sortant. Et courir irradiait, bouillonnait dans mon sang, dans l’acuité de mes yeux comme de me tenir dans la force de mes jambes, dans tous les élans d’un appel en avant – assise immuable dressée des statues droites et solides sur le sol – et comme si en même temps je me tenais dans des sèves de l’air et du ciel.

Cela criait, et les mains continuaient de frapper tout autour, je courais, je sentais mes jambes, la largeur dévalée vivante avait pénétré finement dans mon corps comme une poudre de la terre, comme l’air fracassé, applaudi dans les mains des femmes et des enfants qui battaient tout autour et qui m’encourageaient, comme la terreur et la joie, comme la force pointue du scorpion dans la boîte. Et courir, dévaler, faisait un entier tournoiement de la vie, de la soif, et de la cité bruissante. Il semblait que le sang à mes tempes et que l’eau à avaler, tant convoitée, tant désirée dans la chaleur battaient ensemble dans ma gorge lorsque je m’arrêtais hors d’haleine. J’avais aspiré tous les souffles et les vies tout autour ! les moiteurs de mon lit et les saveurs des fruits, l’âcre parfum de l’écorce et du bois du vieil arbre torsadé près de la mare et du lavoir, et jusqu’à la matière dans l’air du rire des femmes arabes et des enfants, des larges voix des hommes comme tombées de rochers caverneux. Était-ce la folie de la soif dans ma bouche ou la chaleur encore ? Insatiable enfin je buvais, mangeais comme de boire, et la saveur éclatante d’un fruit convoité, ardemment dévoré, avait la densité de toutes les sèves, d’une gerbe d’air fort ou d’une étendue d’eau, de l’immensité et des senteurs, ingérées, fraîches, de la force et de la vie de la cité entière qui battait contre moi et dans laquelle, animal triomphant et terrible, je croissais moi aussi.

« Beya ! Allons, Beya ! Il a peur !
– Mé non Madame, c’est lou chien, il vaut jouer lou chien ! »

La touffe noire, rageuse, du petit chien noir à mes pieds continuait sous le lit de s’ébattre, de me terroriser, se muait en un diable puissant, terrible et changé brusquement, que je ne connaissais plus. Et les dents du chien noir scintillaient, continuaient de déchirer l’air, l’intimité de la chambre et le grand intérieur de la peur, le pourtour de mon lit et de l’immunité, et je regardais hébété mes simples chaussons abandonnés, livrés, retournés à présent, fracassés et mordus, avec un dépit plus profond encore que si j’avais regardé des trésors répandus et brisés. C’était comme un corps qui surgissait dans le dedans des corps, se montrait enfin, terreur dans la gueule humide du chien, une folie supérieure et grouillante dans le mouvement fou du chien noir tandis que, sous les cris de ma mère, l’énorme et apaisante masse de Beya tournoyait dans la chambre, venait, revenait, tentait d’attraper le chien et riait. C’était simple et incompréhensible, et vivant et terrible. L’immense et magicienne Beya passait à nouveau près de moi, hurlait pour moi dans ce français à l’accent qui m’était proche et familier, aimé comme l’accent italien de ma grand-mère, :

« Il vaut jouer ! Il est gentil lou chien ! » et elle emportait dans ses bras énormes, fermes – mais d’une agilité surprenante comme habités de l’instinct brusque et tranchant d’un vif et très radieux essaim – la petite boule noire, diabolique, qui me fixait toujours et n’avait cessé de grogner.

Puis je regardais longtemps les chaussons sombres, immobiles, et que ma mère avait à nouveau alignés au pied de mon lit, un peu coupable d’une faiblesse indicible qu’elle avait montrée devant Beya, que je percevais, tant elle était le reflet de la mienne. Et les chaussons immobiles, comme infirmes, inertes à présent, gardaient l’étrange trace pour moi d’une fureur vide dans l’air, de contours disloqués, de mouvements fous, hagards, de la salive, des traces des dents et de la vie du petit chien noir. Si un éclat de force cependant demeurait encore levé et vivant dans l’air, hors de ma portée, ce n’était pas en moi ni en les brefs assauts du chien noir, mais le rire fracassant, inexplicable et radieux de Beya disparue, qui habitait dans les montées de l’air.

J’entendais le chant scintillant des cigales dans le vent chaud et léger. Au loin le cri d’un coq. Je perçus la chaleur et le bruissement arrêté bientôt des branches d’oliviers suspendues dans le cours de ma vue, dans la paix de l’air comme dans l’étrangeté du fil stable du jour.

La chaleur s’étendait sur le sol, pénétrait, s’étirait sur la terre jaune en nervures craquelées, fines, sèches, changeait la terre en fines poudres d’ocres et de chaleur encore. Les sourires flottaient sur la chaleur et les épuisements. La chaleur remontait, passait, s’insérait de toutes parts, se refermait sur l’air et se fermait sur les corps. Les femmes et les enfants marchaient, silencieux, harassés. Et les corps semblaient des gestes incessants, des sécrétions de la terre et de l’humidité battant en dedans d’une vie ralentie, des traits verticaux se mouvant dans la lente carapace de la fatigue et de la cité. Des voix éclataient, des rires fusaient, fixaient brusquement dans mes yeux le détour d’un geste esquissé dans la chaleur écrasante, d’une couleur, d’un vêtement ondulant et bientôt disparu.

Au détour d’un mur effondré, je reconnaissais un poteau de métal qui dépassait de la terre et des pierres. Ma grand-mère, mon grand-père et ma mère le signalaient chaque fois pour que j’y prenne garde, tant il devint une sorte de repère. Aux heures cuisantes, il semblait que la chaleur était entrée dans le fer (dans l’acier, dans l’aluminium je ne sais) du poteau et s’y multipliait, restait, révélait entre l’air et le métal qui luisait des odeurs de feu et de lumière brûlante. C’était une substance étrangement opaque, aveuglante un instant, comme gorgée de la dureté du métal et de la force de la chaleur. Je devais écarter le regard, qui brûlait selon les angles de mon approche. Je sentais la salive dans ma bouche et la chaleur tout autour, j’avalais, déglutissais, goûtais la sorte de sécrétion sèche et immobile du fer, son odeur un peu acide et forte, comme celle d’organes harassés et de l’air, dans un étrange, minéral et animal, et solide et saturé écho de mon corps qui courait sur le monticule au soleil dans la poussière et l’air chaud.

La soif devenait très intense pendant quelques instants avant de boire enfin. Dans un coin d’ombre que je reconnaissais, près de la rue des cuirs, de ses odeurs musquées de chaleur au soleil, j’avisai un seau mat et en zinc rempli d’eau. L’eau y semblait fraîche, irrésistible dans le jour chaud. Les reflets de zinc et d’acier, comme la matière scintillante du poteau dans un rayon de lumière, devenaient fixes et sombres lorsque je m’approchai. Boire ! C’était un percement dans mon corps et dans la surface craquelée de la terre ! J’aurais tant bu, éperdument ! j’aurais absorbé ce mélange de vie, d’eau fraîche et d’ombre dans le zinc et le fer tout offert, j’aurais étanché l’intérieur de mon ventre ! j’aurais lavé de fraîcheur mes entrailles, la chaleur, la fatigue et nos pas sur le sol, la vie silencieuse et opaque de notre avancée au soleil ! j’aurais senti enfin, immobile, lentement, les parois du seau gris, pleines d’eau fraîche, devenir les bords de ma gorge et les bords de mon ventre. Torrents de déluges levés ! La terre sèche alors et le zinc du seau avaient les reflets argentés d’une soif d’univers.

Mais brusquement une femme en noir avait surgi. Elle prenait le seau et d’un seul coup répandait sur le sol, contre le bas d’un mur, l’éclat lourd et jaillissant d’une gerbe d’eau claire. Le sol contre le bas du mur engloutissait, buvait, et avait bruni un bref instant, teinté par la flaque absorbée, puis se craquelait à nouveau. L’eau séchait, à peine un voile humide et chaud un instant dans l’air au-dessus du sol, s’estompait, et je regardais comme sans fin l’irréparable sécrétion disparue, cette cavité ouatée dans mon ventre entre ma bouche séchée, la chaleur et les poussières du sol, ravalant ma salive dans mes lèvres fermées. Seul le bruit assourdissant du métal régnait encore, éclatant, guerrier, terrible et victorieux (dans ma soif d’animal et de cyclope blessé, je n’avais pas douté un instant de l’hostilité de la femme qui avait répandu l’eau du seau sur le sol). Le métal alors, les sons du métal dans l’anse fracassée contre la masse grise du seau faisaient un claquement de toutes les forces hors de ma portée sur la soif et ma bouche fermée. C’était le cœur, les battements et la puissance des cités.

Mais la femme arabe ressemblait à Beya, devint un double de Beya, me poursuivant longtemps. Et peu après, ou le jour suivant, si Beya me regardait, il me semblait retrouver dans l’acuité vive de son regard noir d’un seul coup la menace, la puissance de la femme qui s’emparait du seau. Parfois je croyais voir un sourire terrible sur le visage de Beya, comme si elle savait, comme si elle me voyait y penser et me souvenir. C’était une irrépressible peur, et nul ne pouvait rien pour moi, nul n’imaginerait (et pas même cet étrange moi-même lorsque j’étais calmé et oublieux) que notre bienveillante et familière Beya était partout, vivant dans son nom seul, dans la magie, dans les pouvoirs et les battements de la cité. Elle en avait la puissance et toutes les sciences. Elle était une sorte de démon pacifié, heureux, qui se jouait de moi. Puis Beya riait, levait un volumineux sac de linge, me regardait, apaisée et joyeuse, comme à nouveau oublieuse elle aussi, semblant ne plus connaître elle-même les étendues de ses propres et terribles puissances.

Les odeurs fortes, les auréoles fines et grasses sur la surface arrêtée de l’eau de la mare, la peau sombre de la main d’une femme au lavoir, et toujours le miroitement des bijoux argentés de la main de Fatima renforçaient ces infinies magies. Les femmes arabes m’apparaissaient parfois comme le prolongement vivant et la forme dédoublée des lieux, des ruelles, des vêtements bleutés et de l’odeur de fumée. Elles parlaient, éructaient, souriaient, se levaient.

Parfois plus jeunes que Beya, fines, légères, flottantes, si vives tout à coup en un trouble advenu face à moi pour la femme (sans nom pour le petit garçon que j’étais), rieuses, il me semblait que les femmes arabes refermaient à nouveau tout le scintillement et la soif des corps dans les surplis des longues robes lourdes, bleues, brunes ou blanches.

Elles avaient sur la peau un hâle de poussières, de chaleur et de terre qui se muait en la femme, était une vie émanée du feu de bois et des longs vêtements abruptement solidifiés, comme pour l’union vive de la terre, de la chair, du charbon et de l’air. Certains éclats de rire alors, certaines expressions de visage qu’elles prenaient, brusquement incompréhensibles (scènes remémorées ? récits infinis et repris ?) me devenaient une vérité brutale et terrible de ces dédoublements magiques. À portée, revenues sur les jours, dans la chaleur et les heures, se lovaient ainsi les entrailles de la femme obscure. Et dans les entrailles de la femme obscure la racine des mondes.

Un silence plus profond enveloppait mon corps et toutes les terreurs. Les odeurs du bois brûlé, la peau mate et maculée de poussières ou de cendres, les regards noirs et luisants dansaient dans l’inflexion magique et vive des mots en arabe. Je touchais l’atour des sens et des dangers, je voyais les corps et les battements des hommes et des cités, je percevais le poudroiement souverain de la femme, visible dans l’air un instant, et qui illuminait jusqu’aux poussières levées du feu de bois et des grains rougeoyants de nos vies.

Battements. Applaudissements. Rires, froissements vifs des mains glissant sur leurs longs vêtements noirs et bleus, les mains des femmes arabes étaient toujours étranges, dotées d’une vie rapide, inlassable, capables d’une force insoupçonnée et d’une vivacité terrible, cependant que leurs bras et les gestes demeuraient légers et courbes. Lents dans les surplis et le volume des vêtements bleus et noirs, les gestes courbes en absorbaient la violence, et les mains continuaient de garder la redoutable vie, la fermeté des doigts sûrs, vifs, aux sûretés insondables. Faisant voler brusquement aux poignets les bracelets ruisselants et tombants, les mains étaient folles d’elles-mêmes, folles de se mouvoir et de recommencer ! Parfois les gestes demeuraient figés, comme dans la suprématie d’une forme atteinte, d’une position d’image, d’un dessin de statue comme dans un décor, et les mains suspendues dans l’air semblaient s’adresser à une personne de plus, invisible et regardant, dans les personnes assemblées.

Quelquefois les femmes arabes et Beya en leur centre grondaient, sauvages, hagardes. Elles se levaient brusquement, hallucinées, faisaient battre dans l’air un surprenant chaos. Sur leurs lèvres si vives, si changeantes tout à coup, se levait et tonnait la foudre des paroles et des mots en arabe, sur les visages figés l’éclat fou des regards. Elles se dressaient, bariolées de fureur, et les yeux étaient fixes et terribles comme ceux des bandits à cheval sur le tapis arabe au-dessus de mon lit. Immenses, redoutables, elles possédaient la fureur des orages, les battements, les détours, les formes des cités aux larges portes de bois peint et aux ferronneries cloutées, les trombes d’eau fracassées sur les vitres des lucarnes, les sciences de l’ombre et des ruelles, les serpents, les scorpions et les parois érigées !... puis brusquement elles riaient, éclataient d’une joie revenue, d’un nouveau chaos, imprévu et heureux, qui réélargissait l’air, mais dans lequel pas un seul instant elles n’avaient cessé de trôner.

Puis, avec les heures, les doigts cerclés de bagues scintillaient d’argents calmes, légèrement rosés et de soleils couchants, de soirées dorées, de la douceur du sommeil, du miel changeant de la fatigue. Et ces teintes changeantes des êtres et des gestes se mêlaient pour moi, dans un bref clignement d’attention, de surprise, de réveil, d’aise, de bonheur et d’indice retrouvé dans mon esprit, à l’argent vif sur la peau d’une femme, sur son poignet, sur ses doigts, sur l’ombre et sur l’intimité entrevue de la peau fascinante et brune. C’était les bijoux et les formes magiques de la main de Fatima avec ses deux doigts recourbés aux extrémités en pétales penchés, et au centre les trois autres doigts groupés, arrondis, en matière sertie de moucharabieh, de dessins, et de fenêtres enfin d’une Arabie des légendes.

Le parfum âcre et fort des soirs reposait alors sur les battements de la cité. Les senteurs de jasmin de Tunis se mêlaient bientôt, en rentrant, à celles des citronniers et des orangers que nous avions longés. Puis les mimosas du jardin. Je m’abandonnais à la fatigue, à ses fines écailles dormantes, à un sentiment entre tous de foyer, de centre et de quiétude, jamais si intensément vécu qu’avec toujours dehors à portée, à travers la nuit et les journées, ces battements connus et leurs densités infinies.