mardi 23 février 2016

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Ici prochainement : Sarajevo

, Alban Lécuyer

Pourquoi Sarajevo ?
Je souhaite voir un endroit où une réconciliation semble possible.
Notre Musique, Jean-Luc Godard (2004)

Vingt ans après la fin de la guerre de Bosnie (1992-1995), Sarajevo incarne avec une intensité remarquable les enjeux de la ville contemporaine : comment trouve-t-on sa place dans une société marquée par le morcellement (en quartiers distincts, en entités ethniques, religieuses ou de classe) ? Comment se projette-t-on dans l’avenir d’une ville en pleine mutation, où les images de synthèse des promoteurs immobiliers se superposent à l’épreuve du paysage urbain ? Ici prochainement : Sarajevo explore la distance entre la réalité de la ville et ses représentations fantasmées, donnant à voir la part de l’histoire dans l’idéal placardé sur les chantiers de construction.

Boulevard Meše Selimovića #1.

La question architecturale se trouve au cœur des représentations du plus long siège militaire de l’histoire moderne. Opposée à l’indépendance de la Bosnie, l’armée fédérale yougoslave encercle Sarajevo au printemps 1992. Dès l’année suivante, les Nations Unies estiment que 97 % des bâtiments de la ville ont été détruits ou partiellement endommagés. En ciblant d’abord les espaces familiers, intimes – appartements, bureaux, lieux de culte, écoles, commerces, etc. –, l’artillerie serbe s’attaque délibérément aux fondements de l’identité urbaine de Sarajevo. C’est une guerre contre l’architecture et la hauteur, contre l’habitat collectif et le métissage, contre un vivre ensemble unique entre Bosniaques musulmans, Serbes orthodoxes et Croates catholiques [1].

Rue Braće Mulić.

Qualifié d’urbicide, le siège de la capitale bosnienne repose sur une volonté d’anéantir la ville en tant qu’enjeu culturel. « Les lieux "ordinaires" ne sont pas détruits de manière aléatoire, mais parce qu’ils sont, dans le quotidien des habitants "ordinaires", des repères de la proximité et de la mixité des populations. » [2] L’ancien village olympique de Dobrinja, petite banlieue colorée traversée par la ligne de front ; La Bibliothèque nationale et les tours jumelles UNIS ravagées par les flammes ; les ruines enchevêtrées des mosquées et des grands ensembles communistes, des cathédrales et des centres commerciaux. Jusqu’à la fin du siège en février 1996, l’armée nationaliste serbe tentera d’épuiser la mémoire de Sarajevo, d’en effondrer l’épaisseur historique car, écrit dans son journal de guerre l’architecte Ivan Štraus, « elle exècre les villes, tout ce qui est ville. » [3]

Général Jovan Divjak.
Au début de la guerre, ce militaire serbe de Bosnie a choisi de défendre Sarajevo en prenant la tête du 1er corps d’armée de Bosnie- Herzégovine. Considéré comme un héros par la population de la ville, le général Divjak figure toujours sur la liste des criminels de guerre établie par la Serbie.

Une génération plus tard, Ici prochainement : Sarajevo dresse un portrait politique de la capitale bosnienne à travers le prisme de l’architecture et du rapport que les habitants entretiennent avec leur territoire. Cette série de photographies rend compte de la lente métamorphose de la ville en extrapolant le vocabulaire visuel de l’architecte : la modélisation en 3D, l’usage de silhouettes anonymes, les banques d’images, les vues projectives, etc. Ce langage, traditionnellement conjugué au futur, interroge ici la place singulière qu’occupe Sarajevo dans le temps présent, entre une nostalgie diffuse de l’ex-Yougoslavie et les rêves d’une Europe qui semble s’éloigner, entre les fantômes d’une guerre figée par les photographies de presse et l’iconographie immaculée de la projection architecturale.

UNITIC Business Center (tours jumelles de Sarajevo), tapisserie du peintre naïf croate Ivan Rabuzin.
L’œuvre, collée au mur et inamovible, a été protégée pendant toute la durée du siège et conservée intacte malgré l’intensité des bombardements sur les tours.

La biographie ordinaire des habitants de la ville met en évidence l’imprégnation d’une histoire encore inachevée, dans une double évocation de la vie quotidienne pendant le conflit – qui a pu, par moments, renouer avec une forme de normalité – et d’un lien au réel qui reste perturbé par le souvenir de la ville assiégée. « En tant qu’adolescents, nous voulions vivre normalement, avoir des vies d’adolescents normaux dans des conditions anormales. » [4] Après, il a fallu réapprendre à ne plus courir, à habiter des corps et des espaces encore emplis de la mémoire des urgences passées.

Boulevard Meše Selimovića #3.
D’après AFP (Sarajevo, Bosnie, août 1992).

En contrechamp de ce paysage vécu, les lieux de pouvoir dessinent une architecture symbolique de l’absence, encore peu appropriée par la population. L’effort consacré à la (re)construction des centres politiques, économiques ou religieux délègue désormais à un patrimoine sans valeur apparente – les grands ensembles hérités de la Yougoslavie de Tito, les rues et les trottoirs où se fossilisent les impacts d’obus – le rôle de monument commémoratif. Malgré la paralysie de son économie et l’indigence du système politique mis en place à la fin de la guerre, Sarajevo veille à l’aube de nuits enceintes dont nul, dit le proverbe turc, ne connaît le jour qui naîtra.

Cathédrale orthodoxe de la Nativité-de-la-Sainte-Mère-de-Dieu.
La plus grande église orthodoxe de Bosnie-Herzégovine dépend du Patriarcat de Serbie. L’édifice a été épargné par les tirs de l’artillerie serbe pendant toute la durée du siège.

Notes

[1On appelle communément Bosniens l’ensemble des habitants de Bosnie-Herzégovine, tandis que le terme Bosniaques s’applique aux seuls citoyens de culture musulmane. Les accords de paix de Dayton, signés en décembre 1995, ont entériné la partition de la Bosnie et de sa capitale en deux entités : la Fédération de Bosnie-Herzégovine, peuplée en majorité de Croates et de Bosniaques, et la République serbe de Bosnie.

[2Bénédicte Tratnjek, La destruction du « vivre ensemble » à Sarajevo : penser la guerre par le prisme de l’urbicide, Lettre de l’IRSEM n°5, 2012.

[3Ivan Štraus, Sarajevo, l’architecte et les barbares, Linteau, Paris, 1994.

[4Aida Begić, réalisatrice, entretien sur Djeca, Pyramide Video, 2012.