mardi 28 novembre 2017

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Faut, faudra, faudrait...

Note sur La ressemblance dans l’œuvre de Jochen Gerz, un ouvrage d’Octave Debary

, Jean-Louis Poitevin

Il y a des livres, tous types d’écriture confondus, qui ne doivent pas rester dans l’ombre où les cantonne le système généralisé de la mauvaise conscience, cette égérie à tendance grégaire que vénèrent les médias.

Le livre d’Octave Debary, réalisé avec Jochen Gerz et la complicité de Pierre Gaudin est un livre rare, par sa facture, la rigueur de son propos, la qualité de son écriture et de ses images et surtout parce qu’il nous permet de faire : un voyage dans un demi-siècle d’histoire, d’histoire de l’art, d’histoire des mentalités, d’histoire de nos représentations au sujet de la vie comme de nous-mêmes.

Photo exposition de Jochen Gerz à côté de sa reproduction : Galerie Stampa, Basel

Hors de prix

Alors que les jurys littéraires viennent une fois de plus de décerner leurs prix à des ouvrages qui, pour les deux plus importants, ont pour sujet des moments difficiles de l’histoire du XXe siècle liés à la guerre, au nazisme, et donc à ce qui aujourd’hui vit encore pour nous de ce temps déjà presque lointain, une chance est offerte, ici de mettre en avant un livre qui ne passera pas la barrière opaque que dressent les médias autour d’eux pour n’être pas atteints par ce qui risquerait de faire dérailler leur manège.

S’ils avaient pu avoir accès à ce livre, ces deux jurys auraient, qui sait, choisi de décerner leur prix à ce livre qui n’est ni un roman, ni seulement un essai, mais bien un ouvrage à la lecture duquel nous voyageons à la fois à travers une époque historique, à travers l’époque héroïque de l’art dit contemporain, dans les méandres d’une œuvre évoquée dans sa quasi-totalité, et dans les filets des questions qui sont celles que s’est posée toute conscience européenne depuis 1945 et que comme aucun autre artiste de cette époque, Jochen Gerz a su faire siennes en les portant à l’incandescence.

1986 monument against fascism — Kulturbehörde, Hamburg

Strates

Il y a l’histoire, la grande, celle qui, encastrant dans la masse imposante de grands bâtiments et d’œuvres immenses, « fait monument » et surtout voit dans le monument le summum du possible en terme de sauvegarde de la mémoire et de lutte contre l’oubli.

1986 monument against fascism — Kulturbehörde, Hamburg

Il y a l’histoire de l’art contemporain qui s’est écrite et s’écrit encore sous nos yeux, filet à large trous dont ceux qui le tissent prétendent qu’il captera lui aussi l’essentiel de qui eut lieu et le restituera sous une forme censée échappée au monumental.

1986 monument against fascism — Kulturbehörde, Hamburg

Il y a les gens, vous, nous, les uns, les autres, les morts et les vivants et la relation si inextricable qu’ils mènent ensemble dans la mastication psychique dont chacun est l’auteur, l’otage, le réceptacle et le passeur.
Il y a une œuvre, diffractée, complexe, peu ou mal connue aujourd’hui sauf des spécialistes et ils ne doivent pas être nombreux, celle d’un artiste allemand ayant vécu la plus grande partie de sa vie en France, né en 1940 et ayant fait de la mémoire et de l’oubli non pas son sujet mais le principe vivant de sa pratique. Il est l’un des rares à avoir mener une œuvre basée sur l’action concrète, la relation directe avec « les gens », et surtout sur la mise en pratique des tensions qui traversent et agissent, venant du passé ou sillonnant un avenir invisible, les vies des vivants et la conscience des morts.

Les mots de Paris — photographie de Paolo Codeluppi

Conscience historique

Rares sont en effet les artistes, toutes pratiques confondues qui sont parvenus à une telle diversité de gestes et d’œuvres tout en ne sacrifiant jamais la « radicalité » non pas d’une posture ou d’un rôle, mais bien d’une interrogation. Chacune des œuvres de Jochen Gerz est une question adressée à la conscience historique telle qu’elle existe en acte à un moment donné dans un lieu donné dans l’esprit de quelques dizaines de personnes.

Qu’est-ce que la conscience historique ? Tout sauf une déesse vêtue de strass et paradant sur les plateaux télé. Plutôt un régime de parole et de gestes dessinant sur la surface indélébile de l’air d’une ville les formes inchoatives du souvenir en tant qu’il prend part à ce que chacun, sujet hésitant entre les trois extases temporelles comme on hésite à un carrefour avant de s’engager, peut faire, pourra faire, pourrait faire, a pu faire.

Les mots de Paris — photographie de Paolo Codeluppi

Si quelque chose existe qui peut porter le nom de conscience historique, alors ce livre est le bon « endroit » où l’on peut l’apercevoir. Contrairement à ce que certains livres et nombre de ceux qui prétendent les lire, laissent entendre, elle n’existe ni de toute éternité, ni pour l’éternité. Bien au contraire, elle vient à nous dans des moments difficiles à prévoir mais qui tous dépendent de gestes, d’actes, ou d’actions banales peut-être, mais arrimées à l’attraction du réel comme à un rêve qu’on voudrait ne pas voir finir.

Nous prétendons qu’elle existe et que nous savons précisément ce qu’elle est et comment elle vit en nous, mais chaque œuvre de Jochen Gerz et chaque page du livre d’Octave Debary nous font comprendre le contraire. Si elle existe, ou plutôt lorsqu’elle existe, elle est une sorte de fantôme aux contours incertains, dont la visibilité est temporaire lorsqu’elle se manifeste, ou alors elle est une sorte de « révélation »que les corps pensants que nous sommes n’éprouvent que bien rarement, tant il est difficile de pouvoir dire comprendre, savoir et voir, ce qui advient dans ce qui est censé être.

Monument contre le racisme — photographie de Martin Blanke

Transitoire sans transition

La conscience historique n’existe pas comme on le prétend, telle une donnée a priori engrammée dans notre cerveau et formant le socle de nos indéboulonnables certitudes. Elle est plus proche d’une apparition qui ne laisse de trace de son existence, c’est-à-dire de son passage, qu’un « vide » qu’accompagne la sensation terrifiante et vite repoussée que « l’absence » est son mode de manifestation et son mode d’existence.

Et c’est sans doute cela que ce que l’on appelle l’art a, ici, pour fonction de rendre sensible, de donner à vivre, de faire exploser dans les zones du cerveau qui rechignent à faire face la douleur du départ, de l’oubli, de l’effacement de tout, jusqu’au souvenir en nous des étoiles.

Stones Deutschlandkarte

On est au cœur des pratiques artistiques qui ont émergé après la Seconde Guerre mondiale. Dans le même temps, on comprend que l’œuvre de Jochen Gerz, quoique reconnue, sans doute à cause de sa nature même, soit transformée en « archive ». On ne peut pour autant ignorer qu’elle est et reste sans doute l’une des plus intransigeantes critiques et du monde et de l’art et surtout de ces « croyances » qui peuplent nos jours comme des miettes de pain, si ce mot de critique peut encore avoir un sens aujourd’hui quand tout ce que l’on vit et pense se révèle porté et inventé par la puissance de l’habitude qui nous habite, chacun.

Autoportrait — Gerz studio

Chaque situation, chaque performance, chaque projet, chaque réalisation, sans exception, révèle un pan non vu ou mal perçu de ce qui, sous le nom d’art contemporain, a le plus souvent été occulté : l’évidence de la puissance des habitudes révélée par la rencontre avec le transitoire, cette dimension indépassable de l’existence et le fait que, précisément, cette dimension n’est jamais prise en compte sinon sous la forme du déni que le spectacle impose.

Autoportrait — Gerz studio

Irréconciliables

Il y a les corps, il y a les mémoires, il y a les gestes, il y a les attentes, il y a les intentions, il y a le doute et il y a l’angoisse qui naît lorsque, face à une situation, une question, un geste à accomplir aussi simple que lire un texte au sol et mettre un peu d’argent dans une fente prévue à cet effet, ou graver sur une colonne appelée à disparaître quelques mots engageant l’idée que l’on se fait du souvenir ou de l’action. Tout cela mis bout à bout (l’ensemble des œuvres de Jochen Gerz en quelque sorte) dessine la constellation de notre situation existentielle qui va de la fin de la guerre à aujourd’hui et dans laquelle l’art a à la fois joué un rôle et sans doute échoué souvent de ne pas poser, non tant les bonnes questions que « la » bonne question, pas celle du sens, celle de la faille qui traverse chacun, de la schize qui fait de chacun un territoire où se battent, souvenir et désirs, attentes et peurs, tels des acteurs jouant le rôle de membres d’une famille à jamais irréconciliables.

Photographie de Pierre Gaudin/Créaphis

Images, reflets et traces évanescentes

C’est cela la puissance de Jochen Gerz et celle de ce livre dans lequel on a accès à des déclarations inédites livrées lors d’entretiens récents réalisés dans sa nouvelle demeure en Irlande.

Des images montrent ce lieu, le montrent lui, dans des cahiers photo aux allures fantomatiques insérés dans le corps du livre, signalant que le corps existe bien mais, là-bas, dans l’exil de l’image, dans le lointain de l’effacement qui préside à la recollection par l’archive.

Ainsi, ce livre s’offre-t-il pour ce qu’il est, un traversée des apparences au sens le plus strict, une traversée de la mémoire, une traversée de l’histoire, à condition d’entendre que cette traversée est à chaque fois faite au moyen d’une évocation des œuvres, d’un recours à des pensées de Jochen Gerz mêmes, évocations et pensées qui tentent de ne jamais oublier de montrer qu’elles s’inscrivent toujours sur le voile évanescent de nos vies peuplées d’oubli, hantées par des fantômes, arrimés à des songes.

Photographie de Pierre Gaudin/Créaphis

Car ce livre est aussi, avant tout ou malgré tout, un livre sur les images, sans presque jamais chercher à en parler, car, en effet, tout ou presque de ce que nous visons est ou devient image à mesure que nous le respirons. À ceci près qu’ici l’image est abordée comme ce continent invisible ou non vu qui vibre au cœur même de ce qui est vécu, pensé, rêvé, par chacun d’entre-nous. Et c’est pourquoi il est puissant et rare, mais aussi parce qu’il nous fait sentir ce que « sont » les images, non pas le lieu indéfiniment multiplié de notre reflet mais notre double, celui dont, le sachant et refusant de le savoir, nous sommes, chacun, nous les êtres qui se disent réels, les si ressemblants reflets.

Photographie de Pierre Gaudin/Créaphis

Un ouvrage d’Octave Debary paru en 2017 aux Éditions Créaphis
Livre broché cousu avec rabats, papiers de création
Livre bilingue français/anglais
Format : 16,5 x 22,5
224 pages
29 euros
ISBN : 9782354281137
Disponible en librairie en France et à l’étranger

Photographie de Pierre Gaudin/Créaphis