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Entrées maritimes
Tardive plaquette, pour Jean-Pierre Chambon
,
« J’écris la vérité en me servant de mensonges »
Hugo Pratt
« Juif naturellement et cependant Ulysse »
Benjamin Fondane
« Je sais que tout le monde s’invente des histoires pour tenir »
Jean-Louis Giovannoni
Je suis né poète
Pour faire la joie de mes parents
Mais personne
Ne voulait d’un poète ni de joie
C’était la guerre !
Et moins encore
D’un quart de juif qui n’apporte
Que des ennuis
Je suis né poète pour une petite
Sœur que je n’aurai pas
Et un tas de frères disparus dans
Les bidets
Je suis né poète
Mais aussitôt chaque jour oublie
De le rappeler
Je traversais des fleuves de sang
C’était la guerre
Et la boue du placenta de naître
Le fleuve la
Rejetait dans l’estuaire parmi
Les mouettes
Suivant les tinettes des bateaux
Sous les cieux
D’un blanc sale de pansements
Né poète je criais
C’est la guerre les mots
Doivent retourner dans la gorge
C’est la guerre totale
On ment pour retrouver la paix
La poésie ne triche pas
Je grandissais sous des agonies
Où le grabuge recouvre tout
Je suis né poète
Avec les sirènes au-dessus de la
Ville et des wagons
Plombés jusque dans les camps
Je suis né poète
Un instant avant d’entrer dans
Le monde depuis
Le retour des ténèbres en moi
Je suis né poète
Pour montrer l’arbre beau et
Debout sur l’horizon
Têtue l’eau des sources l’eau
Du ciel l’eau de mer
Et la lune arrachée à la terre
Plus jeune que le
Soleil où nous allons déposer
Des cabanes pour
Regarder notre planète bleue
Mais qu’ont-ils
Ces mots à changer si souvent
De bouche à se
Trahir dès la surprise des âges
Je suis né poète
Personne ne savait : à présent
Il est trop tard
Je n’aurai ni sœurette ni frères
Ils sont péris aux quatre coins de la
Guerre et du pouvoir de l’Or !
Il aurait fallu en savoir plus du
Pouvoir des poèmes !
De ce que peuvent les femmes
Si on ne leur coupait
Pas la langue
En même temps que le cordon
Je suis né poète
Naître n’est rien sans la colère
Maintenant Je le sais avant la
Mort de ne pas dire
Je suis né poète
Mourir n’est rien on a joué de
L’orgue sans connaître l’ange
Musicien la Vie
On a écouté l’écho
Sous les voûtes du chœur vide
Peint de figures
Étoilées et vitraillées d’amour
On a souffert
L’accomplissement des heures
Des minutes
On ne sait plus
Paresser désœuvrés oisifs sans
Penser à rien
Attendre que
La beauté paraisse et s’efface
Devant le chant
Je suis né poète
Le temps ne fait rien à l’affaire
Il ne dure que l’or
Du ginkgo ou du vieux séquoia
La meute des métronomes en
Chasse te poursuit
Avec des aboiements de pubs
La bave aux babines
Pour une vaine gloire Imbécile
(Contre les sonneurs de trompe
Le cerf fait face en plein
Milieu du gué d’un crépuscule)
On n’écrit plus ! On ne lit plus
Comme ça !
La parole est
Tombée orpheline dans le trou
Noir des images
Je suis né poète
C’est trop tard trop faiblement
Trop vite que j’ai reçu
La lumière dans les nocturnes
Combats où les mots n’ont rien
Rien à dire que les frontières
Que l’on ne dépasse pas et qui
S’écarte avec la galaxie en fuite
Je suis né poète
Avec quelque chose de féminin
Qui ignore le cri du coq
Dans le soleil sur les campagnes
Mon sexe
Défroisse les feuilles de l’arbre
Déployé
L’océan ! Je l’ai en moi depuis
Les origines
Je respire sous des montagnes
D’air fossile
Je suis né poète
Et je tiens la main des nuages
Comme l’aimée qui
Veut rester dans l’enlacement
Je suis né poète
Pour dire ces choses secrètes
Que personne pas même moi
N’écoute chanter
Je suis né poète
Pour avoir rappelé ce qui s’est
Passé bien avant que
Le temps ne paraisse éparpillé
Avant que la formidable tempête
Des vierges cosmiques
N’ouvrent les cuisses du séminal
Pourquoi agir
Si ce n’est par amour et non pour
Dire la dure mort
Si ce n’est par amour de l’amour
Pourquoi n’avoir en mémoire que
Les mots qui portent les
Stigmates d’être
Sont poètes ceux qui sont heureux
Dans ce poème
Car nous sommes poème et néant
2019 — Bruz
Illustrations : Ricci, Corrège, Girardon, Derain.