lundi 1er janvier 2024

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Théâtre

Écouter le chant des arbres

entretien avec Simon Gauchet, Tatsushige Udaka et Hiroaki Ogasawara

, Catherine Belkhodja

Quand théâtre Nô et théâtre occidental fusionnent : Le comédien et metteur en scène français Simon Gauchet et les acteurs professionnels japonais Tatsushige Udaka et Hiroaki Ogasawara nous parlent de l’importance des arbres, de fantômes et bien sûr de théâtre, autour de leur création « L’Expérience de l’arbre ». Extraits d’une conversation.

Fasciné par le théâtre asiatique, l’acteur, metteur en scène et scénographe Simon Gauchet part en 2009 faire un stage de théâtre Nô au Japon avec Tatsushige Udaka, un jeune acteur de l’école Kongô. Celui-ci lui transmet pendant un mois des bribes du théâtre millénaire japonais. Alors que le Français doit repartir dans son pays et souhaite payer son professeur, celui-ci refuse et lui demande une chose : revenir un jour pour lui transmettre à son tour les codes de son théâtre occidental.

Dix ans plus tard, Simon Gauchet tient sa promesse. À l’occasion d’une résidence à la Villa Kujoyama à Kyoto, il co-écrit avec Tatsushige Udaka un spectacle, L’Expérience de l’Arbre. La collaboration franco-japonaise fait naître un espace qui questionne les rituels de transmission, qu’ils soient entre deux acteurs ou à l’échelle de plusieurs générations. Deux cultures s’explorent et s’interrogent. Des fantômes surgissent pour interroger le présent. L’arbre qui trône au fond de tous les théâtres Nô est le témoin de cette expérience et de ce corps à corps.

L’arbre semble être le personnage central de la pièce « L’Expérience de l’arbre ». Est-ce particulier au théâtre Nô ?

Simon Gauchet : L’arbre est toujours présent dans les pièces du théâtre Nô, les acteurs jouaient autrefois devant lui. 
Des spectateurs ont eu envie d’assister au spectacle et se sont assis devant l’arbre. Les acteurs ont alors fabriqué une scène et ils y ont placé un miroir, au fond. L’arbre et les acteurs étaient là. Ainsi, les spectateurs pouvaient voir son reflet. Finalement, on a peint au fond de la scène un arbre. Tous les théâtres Nô ont un pin dessiné sur le mur du fond. On l’appelle le mur-miroir.

Tatsushige Udaka : Les arbres ont toujours été un maître pour moi. Quand on regarde un arbre, on voit toute sa mémoire. Ses branches cherchent la lumière et résistent à la gravité. Nombre de personnages dans le théâtre Nô sont l’esprit d’un arbre.




S.G. : Depuis quelque temps naît dans le champ politique un retour animiste comme l’incarnation d’une écologie politique. La nécessité apparaît de redonner une voix au non-humain, aux peuples muets de la terre. Il nous faut réapprendre à écouter le chant des arbres.

Un violent typhon a frappé le Japon pendant votre résidence en 2018, de nombreux arbres ont été fauchés. Cet événement a-t-il influencé votre écriture ?

S.G. : Des centaines d’arbres n’ont pas résisté à la force du vent et se sont brisés ou ont été déracinés. Nous avons tous très affectés par la mort de ces arbres et tout particulièrement pour les vieux pins noueux appelés Matsu, qui sont l’unique décor des pièces de Nô.

T.U. : Cela m’a évoqué l’histoire du "pin miracle". Lors du tsunami de 2011, la totalité des 70 000 arbres qui longeaient la côte de la ville de Rikuzentakata ont été déracinés sous la force des vagues, à l’exception d’un seul arbre, resté debout. D’où son surnom.

S.G. : Son tronc commençait peu à peu à pourrir de l’intérieur et on décida alors de le découper en neuf morceaux, afin d’injecter de la résine dans ses veines et l’ériger à nouveau pour qu’il demeure un symbole de la reconstruction japonaise. J’ai été à la rencontre de cet arbre qui porte en lui des pans entiers de l’histoire du Japon. Il a commencé à me chuchoter à l’oreille et, en fermant les yeux, j’ai imaginé tous ces acteurs qui avaient dansé pour lui.

T.U. : Beaucoup de très beaux pins sont morts, c’est très triste, mais les cerisiers, plus souples, ont résisté. Le saule aussi a des branches très souples.



Il y a de constants hommages à l’arbre dans « L’Expérience de l’arbre ». L’accrochage des branches prises dans le décor et montées par des poulies pour tenir en équilibre au-dessus des acteurs, donne lieu à une séquence éblouissante, quasi-magique…

S.G. : J’ai eu la chance d’avoir à mes côtés au Japon Edouard Raffrey, charpentier, venu étudier les techniques de la charpente japonaise. Les assemblages bois sont très semblables dans nos deux cultures. Nous avons été cueillir des troncs et des branches mortes, des arbres en morceaux déracinés par le typhon, pour leur redonner vie et les avons ré-assemblés pour former un arbre construit de toute pièce, qui sert de scénographie au spectacle.

Il est aussi question de fantômes dans la pièce. Y croyez-vous ?

T.U. : Au Japon, il y a dans les théâtres des histoires de fantômes effrayantes !




S.G. : Nous aussi, nous avons nos superstitions. Une lampe que nous posons sur scène s’appelle « la servante ». Mais en anglais, on l’appelle « la lampe des fantômes ». Elle permet aux fantômes de jouer la nuit, quand les acteurs et les spectateurs ont quitté la salle.

L’Expérience de l’arbre est un spectacle interculturel. Comment avez-vous travaillé ?

S.G. : J’ai fait appel à deux metteurs en scène. Le premier, Benjamin Lazar, est spécialiste du théâtre baroque , souvent considéré comme notre théâtre traditionnel occidental. Il nous a transmis les codes qui dialoguent avec ceux du théâtre Nô, notamment autour du « théâtre des ombres », ce lien avec les fantômes qui est au centre-même du théâtre Nô.
Le deuxième, Eric Dridy, a été un témoin attentif du matériau théâtral émergé. Il explore depuis très longtemps la notion de récit et la façon dont on peut convoquer les expériences vécues sur un plateau de théâtre par la parole et le corps. J’avais un peu hésité à rester extérieur, mais j’ai pu m’immiscer totalement dans le projet car je comptais sur Eric pour garder cet œil extérieur.

Je m’adresse à Hiroaki Ogasawara, qui interprète le personnage japonais de la pièce, en alternance avec Tatsushige Udaka. Quelle a été la plus grande difficulté à surmonter pour toi qui vient du théâtre tradionnel Kyôgen ?

Hiroaki Ogasawara : Le plus difficile a été de m’exprimer en japonais contemporain, tout en faisant ressentir au public que j’étais un être surnaturel. En effet, au Japon, notre jeu est si codifié qu’il nous permet de nous transformer plus facilement, en fantôme d’arbre par exemple. La forme nous aide beaucoup. Parler en japonais moderne m’a fait presque oublier que j’étais un acteur de Kyogen. Après trois années de représentation, je prends un peu de liberté et ajoute quelques touches de couleur au personnage, tout en gardant du respect de la création d’origine.

Quelles ont été tes premières impressions en découvrant les représentations théâtrales occidentales ?

H.O. : Les metteurs en scène en France choisissent avec soin les décors, les sons, la musique et les lumières non pas pour visualiser les choses, mais pour renforcer l’imaginaire des spectateurs. Alors qu’au Japon, nous jouons dans des scènes presque vides, sans jeu de lumières et sans effet de son pour stimuler l’imagination du public.

On est aussi très intrigué par la singularité des voix dans la pièce...

S.G. : Dans le théâtre Nô, les voix sont particulièrement graves. Dans le texte, il est d’ailleurs posé cette question : « Comment fais-tu pour avoir une voix aussi grave et aussi puissante ? »



 

T.U. : Je n’ai pas vraiment de réponse concernant les voix. Autrefois, j’ai lu un livre "Entraînement vocal pour débutant" mais je n’ai rien trouvé sur le théâtre Nô. Parfois je regarde les tutoriels de « Death Metal » sur Youtube. Ça ressemble un peu à la Voix du Nô ! (il donne l’exemple) Cette réponse a été aussi intégrée au texte de la pièce.

S.G. : Il a vraiment une voix effrayante !

T.U. : Il y a quatre cents ans, un missionnaire du Portugal est venu au Japon. Après avoir vu du théâtre Nô, il a écrit dans son journal : « Les acteurs japonais ont une voix horrible et tournent en rond sur scène comme s’ils avaient perdu quelque chose » Le lendemain, Luis Frois a chanté un chant grégorien avec une voix très aiguë et les samouraïs ont éclaté de rire.

S.G. : Aucun personnage de théâtre Nô ne parle avec une voix aigüe.


 


T.U. : La Gravité dépend du personnage et des émotions. Dans la danse du pin, l’Oi Matsu, le personnage est l’Esprit d’un pin. Son écorce est aussi dure que la pierre. Il doit être fort pour résister à la tempête.

L’Expérience de l’Arbre
Conception, mise en scène et scénographie Simon Gauchet
Interprétation Simon Gauchet, Tatsushige Udaka ou Hiroaki Ogasawara, Joaquim Pavy, compositeur et interprète
À venir en 2024
 :
Théâtre du Bois de l’Aune, Aix-en-Provence, mardi 19 et mercredi 20 mars 2024.
Théâtre de la Ville de Saint-Lô, 14 mai 2024.