vendredi 1er juillet 2022

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Dotremont et la relève du signe

Christian Dotremont, Abrupte fable, L’Atelier Contemporain, Strasbourg, 2022

, Jean-Paul Gavard-Perret

Le surréalisme « parisien » a été surévalué outrageusement par rapport au surréalisme belge.

Le premier sous la mainmise de Breton – et même si de nombreuses tentatives veulent prouver le contraire – s’est essoufflé dans des contradictions insolubles concernant particulièrement l’esthétique et la morale. Très vite il s’est sclérosé dans une forme de doxa et dans des conceptions discutables quant à l’une des essences mêmes de son fondement : l’écriture automatique.

Dans ses Notes sur la poésie, Paul Nougé a mis le doigt dessus. Il a montré la passivité, l’arbitraire et le caractère discutable du message automatique : « Allons-nous comme certains nous le proposent renoncer à toute activité délibérée pour demeurer immobiles, penchés sur nous-mêmes comme sur un immense gouffre d’ombre, à guetter l’éclosion des miracles, l’ascension des merveilles ? ». Pour les surréalistes belges la réponse est non : car pour eux, et à l’inverse de leurs condisciples franco-français l’action poétique qui permet de plonger dans les gouffres de l’être doit effectivement porter sur ceux du langage mais de façon lucide, dynamique.

Et si l’écriture n’est produite que – pour reprendre la formule de Valère Novarina – « par une cure d’idiotie », cela doit devenir un exercice patient et délibéré. L’entreprise menée (à bien) par Christian Dotremont est emblématique de cette pratique. Elle reste évidemment plus proche des exigences de Nougé que de Breton et prouve un effort aussi savant que pulsionnel pour inventer une forme originale en composant un territoire où l’absolu est à la fois montré et relativisé. Les logogrammes représentent un moment de conscience extrêmement aigu dans le dérèglement rationnel qu’ils proposent.

Dans sa dynamique incessante le logogramme reste la résultante d’un travail constant sur la langue afin de faire naître une vraie poésie – non aléatoire – dans laquelle l’écriture pour reprendre la terme de Dotremont dans « Signification et Signification » (Cobra, n° 7, 1950) « à son mot à dire » mais de manière différente : dans le logogramme peint-écrit les mots comme bougent. C’est pourquoi celui-là fait découvrir la représentation d’un mouvement et exprime « de » la pensée de façon physique. 

Les graphies deviennent soudain une substance concrète d’un contenu abstrait, désincarné. En conséquence son geste met en évidence autant le corps de l’écriture que celui du poète. La pensée apparaît en continuité avec le corps. Pensée et geste contribuent à rendre visibles les mots dans ce qu’ils ont de vivants à travers les traces qu’ils laissent. Ainsi Dotremont – un peu comme Artaud avec d’autres moyens – contribue à un dépassement de l’opposition entre un dualisme statique, entre pensée et écriture. A travers la graphie du logogramme le texte est à la fois pensée, geste, langage. Le visuel n’exclut pas le verbal, l’écriture n’exclut pas le dessin.

 Abrupte fable est à ce titre l’ouvrage qui manquait pour comprendre l’œuvre de Dotremont. L’auteur fait preuve d’une infinie clarté. Il trace quelques lignes zigzagantes qui relient la forêt des Cobra aux paysages de Laponie, où il traque la progression de quelques racines en vue de conquérir la préhistoire de l’écriture. Le poète réapprend lentement à vivre en approfondissant avec le logogramme de nouvelles formes d’écriture. Car chez et pour lui le logogramme n’est pas une calligraphie mais bien une écriture. Le créateur voulut même un temps les nommer « anti-calligraphies ». Car il existe dans le terme calligraphie la notion d’une beauté que l’artiste ne cherchait pas en première instance.

Ce livre prouve que Dotremont s’est toujours refusé à suivre le sens de la tradition. Le logogramme diverge donc totalement du caractère religieux, mystique comme au caractère normatif et de fonctionnalité inhérente à la calligraphie. Ni maître d’école ni métaphysicien le Belge cherche simplement (ce qui n’est jamais facile) la défaillance d’une lisibilité orthographique au profit d’une lisibilité plastique. Le changement est capital : il fait de l’auteur un irrégulier parmi les irréguliers de la langue dont la Belgique regorge. Par le logogramme l’artiste passe le langage au pilon de la voix en le mettant dans de beaux draps où il se tord en offrant parfois de bien étranges dentelles. Les mots de la tribu flottent soudain en d’étranges bannières.

Christian Dotremont, Abrupte fable, L’Atelier Contemporain, Strasbourg, 2022, 256 p., 20 €.
https://www.editionslateliercontemporain.net/collections/litterature/article/abrupte-fable