vendredi 29 septembre 2017

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Départs de feux — I/IV

, Werner Lambersy †

Derrière les sages, les saints, les poètes, et la matière de l’âme se tient l’inconcevable néant : qu’il lui soit donné en pure perte un chant qui s’égare au-delà de lui-même.

In memoriam Lokenath Bhattacharya
Et pour Adonis

Ceux que la poésie tenaille comme l’ortie et les taupes dans le gazon et les pelouses aimeront peut-être ces Départs de feu ! C’est tout ce qui m’a été donné… Et j’en suis heureux comme le moineau à qui on jette des miettes ! Un départ de feu n’est rien, mais qui sait qui l’allume, où il mène, jusqu’à quel incendie, jusqu’à quelles cendres et quelles friches ; encore faut-il qu’il trouve de quoi se nourrir !

« Et moi avec dans les mains seulement un pipeau [1] »

*
 
Émotion vague douloureuse
Devant l’oiseau qui fuit
Avant d’avoir pu reconnaître
 
Son chant dans un poème qu’
On n’écrira jamais
 
Et qui n’était
Qu’un souffle qui se disperse

C’est un blues
Bleu orange comme un très lent
Coucher de soleil
Quand il frôle la joue de la lune
 
C’est un blues mélancoliquement
Beau et fragile
De roses trémières qui tremblent
 
Quand il pleut obstinément
Sur les jardins secrets d’une âme
 
*
 
Depuis le voyage vers le monde
Où ils étaient à la mode
 
On coupait leurs pattes aux oiseaux
Paradis
 
Et je marche dans la ville
 
Croyant qu’à moi aussi
Il manque une chose qu’on a prise

Poèmes et mouettes ne servent à
Rien
 
Sauf à poursuivre des sillages de
Poissons
 
A emplir l’espace vide et plonger
Comme on tire une flèche
 
Vers des cibles obscures :
Jamais
Un poème n’a empêché la guerre
 
*
 
Écrire est un acte de foi 
 
Mantras d’images
Dans l’espace insonore
 
Il faut demander au vent
Et à la pluie
Comment c’était là-bas

 

Quand nous advint l’âme
La lionne dit à la gazelle 
 
C’en est fini de la paix !
Quittons
Ces lieux paradisiaques 
 
L’homme et la mort sont
Liés par un partage cruel
 
*
 
On tire à balles réelles
Sur des bulles
D’humains
 
Archives de
L’enfer on tire sur tout
Ce qui bouge
 
Sur la beauté
Protozoaire des débuts
 
Sur quelques filles
Au regard prophétique
D’œil zodiacal
 
Photos pour magazines
De l’âme

Sur l’arrière-cour du sommeil
Rugit contre la meule
Ronde du monde
Le cri
Du rémouleur insomniaque de
La mémoire
 
Il neige à pattes de velours sur
Les nuits blanches
Et l’âme alors a mal comme on
A mal au cœur
On se sent toujours
Un peu bête seul devant la mer
 
Même si autour
Les coquillages font un remue-
Ménage de vaisselle
 
*
 
Demi-sommeil de chats devant
L’âtre des planètes
 
L’ange de la parole
Déferlant sur l’océan bègue des
Vagues
 
Les mondes et moi on apprend à
Se connaître
 
Quelques fois les yeux
Suffisent qui lancent des bouées

La crinière rousse des orages
Flotte sur l’encolure
Du crépuscule
 
Un rocher se serait entrouvert
Pour recevoir son corps
 
Les bistrots ne seront
Pas de trop avant de fermer à
L’heure de rentrer
 
Dormir seul dans les tamtams
 
*
 
Paix mon cœur ! Ton chenil
Est vide la meute a suivi les
Curées et court dans la forêt
Obscure des corps odorants
 
Paix mon poème c’est calme
Qu’elle reviendra se coucher
Au bercail et lécher son poil
 
Tu pourras alors gratter à la
Porte où ta promise imagine
Le désordre inouï de t’aimer


Paix mon cœur ! Cette obscurité
N’est plus qu’un clapotis d’astre
Contre le quai désert de l’univers

Le jour entre dans la passe étroite
Avec la lenteur solennelle virant
Vers le port où s’apaise la surface

Paix ô mes faiblesses amoureuses
Dans la ferveur fragile de l’aurore
Car les haubans sifflent dans l’air

*

Tu arraches des poils de barbe
Au menton des étoiles
Filantes

Après il te faut
Tendre la joue gauche au chant

Tu écris
Toujours à la craie sur l’ardoise
D’école

Où l’éponge n’efface jamais tout


Parmi les feux rouges des rues
Où le désir clignote
 
La voisine
A mis sa robe légère pour l’été
 
Ses cheveux flottent librement
Jusqu’aux hanches
 
Je ne sais plus quoi dire : la lune
A l’air d’une tonsure
 
*
 
Le dernier homme tuera
L’avant dernier
 
Puis l’oubli
En fera une affaire nulle
 
Et sur la table de cuisine
J’en serai encore
 
À recompter les fourmis
Qui passent
 
Et les moutons de laine
Sous le matelas
Crevé de la Voie lactée

Pendant qu’il se battait
Avec l’ange
 
Jacob
Ne s’aperçut pas qu’on
Avait tiré l’échelle
 
Elle n’était que pour lui
L’ange a des ailes
 
*
 
Qui dira
L’âge d’un oiseau quand
Il chante
 
Et quoi
Pour l’âme qui se refuse à
Faire silence
 
Et qui s’obstine
Avec ce qui souffre et peut
Si peu

La lune a fait le ménage
L’homme retrouve les nuages
Et la beauté du jour
 
L’herbe écrasée
Par le troupeau redresse la tête
 
Et l’arbre reprise
Les chaussettes trouées de l’air
 
On discute du menu à la carte
De la mort alors
Qu’on le sait c’est une cantine
 
*
 
Au petit matin
Quand on secoue à la fenêtre
Le tapis d’ombre
 
Seuls volent des poils de chat
 
Le vent n’aime pas
Rester entre les murs de l’âme

Marchant sur l’unique planète
Où poussent des fleurs
 
Où chante la pierre
Dans le cloître cistercien de la
Montagne
 
Plus démuni
Qu’une carte postale
Où l’on ne sait pas quoi écrire
 
Je fouille la poche du smoking
De la nuit
 
Le cosmos est un brouet
Une soupe brûlante puis froide
Puis l’assiette reste vide
 
*
 
Les grains de riz célestes
Sont vastes
 
Et c’est trop tard
Pour le bol où l’on habite
 
L’oxygène du scaphandre
Devient rare
 
Le poème est aussi
Difficile que de retourner
À la station spatiale
 
Je dormirai donc
Dans le paisible vieillissement
Des galaxies

Mon âme et la mer même
Chose ! On avance
On recule
 
On ne sait plus où aller ni
Rester tout à fait
Tranquille
 
Le flot convoie ses algues
Ses méduses
 
Vieille ménopause
Et marc océanique lunaire
 
Sauts d’athlète
Du soleil sur le plongeoir
 
*
 
Si tu trouves un signe
De la présence
D’un dieu
Ce serait le creux tiède
Dans la neige
 
D’un chien de traineau
Ayant passé la nuit
La truffe entre les pattes
 
Près de la tente
Où tu dormais jusqu’à
L’aube où l’atteler

Piquenique dans les dunes
 
La bouteille d’eau gazeuse
Sous la pluie
 
Des sardines à l’huile près
De la mer
 
Des couverts
Plastiques comme en avion
 
Une mouette
Grise qui me fixe des yeux
 
Et mon chagrin
Loin de toi comme du sable
Entre les dents
 
*
 
Huit heures du matin
Dans la rue
L’incroyable cadeau
D’un visage
De fille dans la foule
 
Tout le soleil sur elle
L’éternité te foudroie
Et le métro avale tout

Sur des chaises près
Du tronc centenaire
Ils jouent aux cartes
Dans le jardin public
 
Jusqu’à tard l’ombre
Observe penchée sur
Le dos des tricheurs
 
Déjà dans les fouilles
De l’enceinte grecque
On avait mis au jour
 
Des corps pour qui la
Partie en cours jamais
Ne semblait terminée

Notes

[1Apocalypse

Illustrations : Ciels — Eugène Boudin