mercredi 28 octobre 2015

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De Géricault à Jeff Wall

Transfert du thème du naufrage du Radeau de la Méduse de Théodore Géricault à Dead Troops Talk de Jeff Wall

, Marie Cordié Levy

Ce texte, quoique portant sur une image ancienne, est à lire comme un écho à l’exposition Smaller Pictures de Jeff Wall qui se tient à la Fondation Cartier-Bresson du 9 septembre au 20 décembre 2015.

Jamais l’éternelle loi fatale, le grotesque cramponné au sublime, le rêve percutant le rugissement, la parodie en croupe du désespoir, le contresens entre ce qu’on semble et ce qu’on est, n’avait éclaté avec plus d’horreur. Jamais leur lueur plus sinistre n’avait éclairé la profonde nuit humaine.
L’homme qui rit, Victor Hugo.

De Coleridge, Conrad à Melville, de Turner à Titanic, les variations autour du thème du naufrage — dérive ou survie — n’ont cessé de hanter la culture anglaise et américaine. Là où le romantisme de Coleridge dans The Rime of the Ancient Mariner (1797) permet à Gustave Doré de déployer son imaginaire gothique, Le radeau de la Méduse (1817) de Géricault est sans doute une des sources d’inspiration de Jeff Wall pour son œuvre produite en 1992 : Dead Troops Talk, “a Vision after an Ambush of a Red Army Patrol Near Moqor, Afghanistan, Winter 1986”.

Comment s’opère le transfert de l’œuvre picturale à l’œuvre photographique, cette inter-iconicité définie par Gérard Genette comme « la présence d’une image dans une autre » ? Quelle stratégie Jeff Wall adopte-t-il pour resémantiser l’image matrice ? Afin de voir les tensions de réappropriation de l’espace, des formes et des normes, j’aborderai d’abord la genèse des œuvres avant de passer à leur analyse iconographique et iconologique et de conclure sur le questionnement ontologique proposé par Jeff Wall.

Revenons aux événements sources du Radeau de la Méduse. En juin 1816, La Méduse amirale, frégate de quarante quatre canons, quitte l’île d’Aix sous les ordres du comte de Chaumareix, qui n’a pas navigué depuis longtemps. À son bord, le gouverneur Schmatz envoyé par Louis XVIII pour reprendre le Sénégal à l’Angleterre. Mal dirigée, la frégate s’échoue le 2 juillet sur le ban d’Arguin dans l’océan Atlantique. Le commandant abandonne à leur sort 150 des 400 hommes de l’équipage. Sans rames, avec du biscuit trempé et du vin pour seuls vivres, ils prennent place sur un radeau de fortune de vingt mètres de long halé par les canots de sauvetage où ont pris place les gradés. Mais les amarres se rompent : les naufragés meurent noyés et ivres de faim se massacrent entre eux. Quand le brick l’Argus vient les secourir, seuls dix hommes peuvent être réanimés. Géricault lit le récit de Savigny et Corréard, rencontre les rescapés accusés de crime d’anthropophagie et décide de les défendre en peignant ce tableau monumental (4,91 x 7,13 m) pour le Salon de 1819.

Passons à Dead Troops Talk. Alors que la guerre que la Russie mène en Afghanistan fait rage, Jeff Wall, qui se veut selon l’expression baudelairienne « Le peintre de la vie moderne » du XXe siècle, décide de produire Dead Troops Talk. L’œuvre sera terminée trois ans après la fin de la guerre, ce qui aura donné à Jeff Wall cette liberté qui apparaît quand l’oubli devient la condition du souvenir, comme il l’explique à Gordon Mc Donald dans un interview [1]. Après avoir cité de nombreuses œuvres de la peinture française du XIXe siècle comme La mort de Sardanapale (1827) d’Eugène Delacroix pour Destroyed Room, (1978), Le déjeuner sur l’herbe, (1863) d’Édouard Manet pour The Story Teller (1986) ou L’odalisque à l’esclave (1843) de Jean Auguste Ingres pour The Guitarist (1987), il semble qu’il se soit surtout tourné vers Le radeau de la Méduse, œuvre romantique par excellence pour Dead Troops Talk.

Or si les évènements sources sont d’ordre différent (catastrophe nationale et conflit colonial pour Le Radeau de la Méduse, guerre néo-coloniale internationale pour Dead Troops Talk), ces deux images ont un point commun : loin d’une attestation du réel, elles remplacent sur un mode d’hypervisibilité deux images en creux, deux images manquantes [2] traumatiques, ob-scènes, au sens premier comme le remarque Paul Sztulzman : celles d’un équipage affamé et anthropophage, et celle de soldats morts-vivants pris en embuscade [3]. L’ hypervisibilité de ces images manquantes va leur donner une audience internationale : Au Salon de 1819, Michelet dit : « C’est notre société toute entière qui embarqua sur ce radeau de la Méduse ». Avec Dead Troops Talk, Jeff Wall, nous emporte en Afghanistan.

Que dire des documents préparatoires retenus par les artistes ? Dans son atelier de Neuilly, Géricault demande au charpentier rescapé de fabriquer une petite réplique du radeau et va à l’hôpital Beaujon étudier les visages des agonisants. Il va jusqu’à se faire prêter par la morgue des cadavres et des corps amputés qu’il emporte dans son atelier pour les esquisses et demande à Delacroix et au modèle noir, Joseph, de poser pour lui pour peindre l’épisode final où la voile de l’Argus apparaît à l’horizon.

Pour Dead Troops Talk, Jeff Wall fait appel à des figurants à qui il a demandé de poser en soldats russes. Il prend en photo chaque groupe séparément puis insère les tirages dans l’arrière-plan via une postproduction digitale. Mais la performance photographique n’est complète qu’une fois le film couleur posé sur un immense caisson lumineux de 2,29 x 4,17 m dont la théâtralité est relevée par Michael Fried (2008, p. 246). Notons ici la labilité de la fabrication de Dead Troops Talk : les soldats russes sont des figurants canadiens qui, dans un studio de Vancouver, jouent une scène qui se déroule sur le front Afghan, censée s’être passée sans avoir été photographiée, remarque Michael Fried (Wall in Fried, 2008, p. 66).

Le gigantisme (5 x 7 m pour le Radeau de la Méduse, 2 x 4 m pour Dead Troops Talk), l’intentionnalité de la monstration et le dispositif narratif sont les mêmes dans les deux œuvres : les corps esquissés à la morgue ou d’après modèles sont replacés et requalifiés pour le Radeau de la Méduse alors que les scènes photographiées séparément pour Dead Troops Talk sont réinsérées dans le fond par ordinateur selon un dispositif narratif. Cette narration séquentielle, qui se présente sous « l’esthétique de la pose » comme le montre la posture pathétique du penseur à gauche des œuvres, s’articule sur le principe diderotien d’absorption, paradigme de la peinture moderne pour Ludwig Wittgenstein, dans la mesure où les soldats, tout comme les naufragés, dans une théâtralité discrète, semblent accaparés par leur tâche sans se préoccuper du public (Fried, 2008, p. 34).

Passons maintenant à la lecture iconographique et iconologique des œuvres. La vision de Géricault prend la forme d’une large pyramide de corps agonisants : au sommet l’unique homme noir du radeau agite sa chemise. L’esclavage ayant été rétabli par Napoléon cinq ans plus tôt (1802), ce geste d’appel à l’aide ainsi que le parallèle entre couleur et voile (l’homme et la voile sont à la même hauteur) donne au tableau sa portée allégorique. Par l’audacieux traitement de cette agonie avec ses nus au teint verdâtre, par son univers tragique avec ses ciels mouvementés aux violents contrastes d’ombre et de lumière (Géricault est parti au Havre étudier les ciels marins), le Radeau de la Méduse sonne l’arrivée de l’avant-garde romantique dans les salons parisiens. L’agonie est aussi présente dans Dead Troops Talk comme le remarque Susan Sontag dans son dernier livre, Regarding the Pain of Others qui en souligne l’esthétique de choc qui naît du contraste entre des soldats blessés éparpillés sur le flanc d’une colline ensanglantée et une atmosphère paradoxalement chaleureuse et conviviale. Pour rendre compte de l’état liminal entre monde visible et invisible, la poétique des lieux et la nature spectrale des corps visent dans les deux cas l’effroi et le sublime. Subsistent néanmoins trois écarts liés au genre, à la composition et au rapport avec le spectateur. Le Radeau de la Méduse est de facture réaliste : Géricault s’inspire de la représentation académique des nus fidèle à la plastique genrée michelangelesque. Dead Troops Talk est d’un genre fluide, les définitions variant selon les critiques : grotesque, fantastique, théâtrale, spectaculaire ou cinématographique. Pour Jean François Chevrier cette scène liminale appartient au genre « fantastique et grotesque » dans la mesure où l’humour noir, ce rire « du gibet » comme Jeff Wall l’appelle, domine. Michael Fried la définit comme une production artistique « spectaculaire et théâtrale » et Jeff Wall de cinématographique. Quant à la composition, Le radeau de la Méduse se compose de trois pyramides enchevêtrées : la première à gauche correspond à la voile, la seconde au premier plan et la troisième qui s’allonge vers l’horizon, à deux pyramides de corps qui s’élèvent avec le dernier souffle des naufragés. La vision en légère contre-plongée fait adhérer le spectateur à l’œuvre. Ces trois pyramides s’inversent chez Jeff Wall en un cratère qui hésite entre convexe et convexe. Thierry de Duve compare le manque d’horizon, le cratère, et l’entablature artificielle de Dead Troops Talk au Tournant de la route de Cézanne, concluant par ces termes : « le tableau n’est ni concave, ni convexe, il est les deux. Le rapport au spectateur en sera donc différent. Là où la légère contre plongée favorisait chez Géricault la relation fusionnelle du spectateur à l’œuvre, la plongée chez Jeff Wall établit une distanciation renforcée par l’hésitation convexe/concave et crée avec le spectateur un lien mouvant d’incertitude et de questionnement qui empêche tout retour de l’état fusionnel. Ainsi s’il existe bien une constante de l’esthétique de choc et de l’état liminal, il y a écart sur le genre (tableau d’un côté, film cinématographique de l’autre), la composition (pyramide d’un côté, pyramide/cratère de l’autre) et le rapport au spectateur (fusion d’un côté, distanciation de l’autre) ».

Le terme vision utilisé dans le sous titre — a Vision after an Ambush [...] Winter 1986 — ancre l’archétype du naufrage dans la mémoire collective et fait du Radeau de la Méduse l’image subliminale de référence. Comment se perpétue-t-il dans notre imaginaire ? Le radeau produit au lendemain de la révolution française pose la question de l’absence de dieu sous la forme tragique de l’abandon : le ciel est tourmenté et vide. En proposant un cratère comme forme inversée de la pyramide du Radeau de la Méduse, Jeff Wall pastiche les valeurs formelles du XIXe siècle et le propose comme nouvelle forme de distopie. Utilisé à maintes reprises dans ses œuvres précédentes comme The Well (1989), An Encounter in the Calle Valentin Gomez Farias, Tijuana (1991), ce cratère distopique sera encore présent dans The Flooded Grave (1998-2000). Dans After Invisible Man, the Preface, (2001), il sera ce trou dans lequel s’enferme Ralph Ellison pour échapper à la ségrégation et refuser sa citoyenneté dans la tradition anarchiste d’On Civil Disobedience de Thoreau. Avec Dead Troops Talk, l’absence de dieu devient un abandon acté (absence de ciel, cratère) dont les soldats semblent particulièrement se désintéresser en parlant entre eux. Toutefois, la superposition palimpsestique du radeau l’installe comme représentation symbolique dans notre mémoire collective. Devenu archétype, le radeau est pourtant détourné de sa première mise en scène puisqu’il est enjoué. Il permet alors au processus cathartique d’opérer, comme le souligne Jeff Wall dans un interview avec Robert Enright [4] :

So the everyday is a space in which meanings accumulate, but it’s the pictorial realization that carries the meanings into the realm of the pleasurable. (114, quoted in Fried, Ibid, p. 64)

Ce qui s’est perdu, c’est l’abandon divin, la rébellion tragique, l’espoir. Ce qui s’est transformé, c’est l’évènement national devenu état liminal, c’est la peinture devenue film, l’absorption devenue grotesque et la pyramide devenue cratère mouvant et indécis. Ce qui s’est créé, c’est l’hypervisibilité générique, la fluidité génétique, le simulacre d’instantanéité, la précarité du regard, le jeu distopique. La vision de Jeff Wall qui se reflète dans l’oxymore du titre : Dead Troops Talk semble répondre à ce constat de Walter Benjamin qui au sortir de la première guerre mondiale disait : « Les gens revenaient muets du champ de bataille [...] Non pas plus riches, mais plus pauvres en expérience communicable. Ce qui s’est répandu dix ans plus tard dans le flot des livres de guerre n’avait rien à voir avec une expérience quelconque, car l’expérience se transmet de bouche à oreille. » [5]. Or du Story Teller (1986) au Ventriloquist at a Birthday Party in October 1947 (1990) et à Dead Troops Talk, la parole est l’obsession wallienne. Nous ne pouvons entendre ce que disent les soldats comme nous ne comprendrons jamais ce qu’ils endurent comme le remarque Sontag [6].

L’inaudibilité est une permanence de toute œuvre d’art tout comme la visualité est la grande absente des romans mais ici la parole prend dans Dead Troops Talk un aspect psychotique si hanté que le message, devenu inaudible, tend vers l’absurdité. « Nous photographions les choses pour les expulser de notre esprit », disait Kafka, « Mes histoires sont une façon de fermer les yeux » [7]. Eyes Wide Shut avait titré Kubrick pour son dernier film. Cela pourrait être le cas de Géricault et de Wall qui, yeux grand fermés, restituent, par cette hypervisibilité mélancolique, la puissance inquiétante de l’image manquante.

BIBLIOGRAPHIE

Baqué, Dominique, Photographie plasticienne, l’extrême contemporain, Éditions du regard, Paris, 2004.
De Duve, Thierry, « Pose et instantané, ou le paradoxe photographique », in Essais datés 1974-1986, Éditions de la différence, Paris, 1987.
Enright, Robert, The consolation of Plausibility, interview with Jeff Wall, Border Crossings, n°19. Janvier 2000.
Fried, Michael, Why Photography Matters as Never Before,Yale University Press, Yale, 2008.
Sontag, Susan, Regarding the Pain of Others, Farrar Straus and Giroux, New York, 2003. Les carnets du Bal #3 : « Les images manquantes ». Centre national des arts plastiques, Paris, 2012.

CATALOGUES

Jeff Wall, Catalogue raisonné, 1978-2004, Schaulager, Steidl, Göttingen, 2005.
Jeff Wall, Catalogue raisonné, 1978-2004, Hazan, Paris, 2006.
Jeff Wall, Phaïdon, New York[1996], 2002.

Notes

[1Voir Photoworks n°5.

[2Frederic Worms, « L’image manquante », Les images manquantes, p. 14 : Une image manquante est telle par « la perception de ce qui nous affecte ».

[3Paul Sztulman, « Une mosaïque éparpillée », Les images manquantes, p. 210 : « Parce que le trauma est l’effraction qui laisse le sujet en rapport avec une trace sans image, il a toujours trait à l’obscène. Mais l’obscène est précisément ce qui est toujours hors de la scène, ce qui n’a pas été élaboré suffisamment pour figurer sur la scène. »

[4Voir Paul Sztulman, Ibid, p. 209 : « Mais précisément, la catharsis, qui veut faire éprouver la crainte et la pitié, ne s’appuie pas sur la simulation visuelle de l’horreur, mais sur l’élaboration d’une représentation qui en dégage la dimension symbolique à même de permettre de l’incorporer dans la constitution d’un rapport aux autres et au monde. »

[5Walter Benjamin, Expérience et pauvreté, 1933 traduit par Pierre Rusch, in W.B. Œuvres II, Gallimard Folio, 2000.

[6Susan Sontag, 2003, p. 106 : “These dead are supremely uninterested in the living : in those who took their lives ; in witnesses — and in us ; Why should they seek our gaze ? What would they have to say to us ? “We”— this “we” is everyone who has never experienced anything like what they went through — don’t understand. We don’t get it. We truly can’t imagine what it was like. We can’t imagine how dreadful, how terrifying war is ; and how normal it becomes. Can’t undertand, can’t imagine. That is what every soldier, and every journalist and aid worker and independent observer who has put in time under fire, and had the luck to elude the death that struck down others nearby, stubbornly feels. And they are right.”

[7“We photograph things in order to drive them out of our mind. My stories are a way of shutting my eyes”.

Cet article est la reprise d’une communication faite à Montpellier le 16 mai 2014 dans le cadre d’une journée d’étude intitulée « Que fait l’image ? Intericonicité #2, formes, stratégies, effets, méthodes » sous la direction de Mathilde Arrivé.

BIO-BIBLIOGRAPHIE

Marie Cordié Levy est docteur en histoire de la photographie et attachée au LARCA UMR 8225 de l’Université de Paris-Diderot. Spécialisée dans la pratique photographique autoportraitiste aux États-Unis, elle a publié une série d’articles pour des revues en ligne (Transatlantica, E-Rea, Sillages critiques) et contribué à des ouvrages collectifs.
Elle aborde les autoportraits en suivant la théorie de la micro analyse définie par l’historien Carlo Ginzburg (voir Autoportraits de photographes, photopoche, Actes Sud, 2009, et L’autoportrait photographique américain, 1839-1939, Mare et Martin, 2015).