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Dans le désert d’Iran
(Darvish Khan Esfandiarpoor, D. Poncet)
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Fuyant le monde dévasté. (Fujito, Nezâmi)
Quand chancellent les ombres (Nezâmi, M. Scève)
Dans le désert d’Iran
(Darvish Khan Esfandiarpoor, D. Poncet)
En guise d’aventures, je lis le Livre des Rois de Ferdowsi ; en guise d’amour Majnûn et Layla par Nezâmi ; j’ai construit un jardin de pierres dans le désert d’Iran et je danse… Comme la mère qui a perdu son enfant, j’éteins la douleur de l’existence en me couchant sur le sable et regardant le ciel… Oui, j’ai aimé comme Tristan ou bien Iseult, j’ai couru furieux comme Roland ou bien dans les méandres d’un bois, j’ai croisé le dragon, l’invisible Alberich, le cerf de Viviane à qui je donnais l’anneau. J’ai souffert, étranglé comme Etienne Dolet, joui, mangé comme Luculus et dormi comme Martin l’ours au pelage soyeux. Qui sait ce qui m’arriva encore dans les terres désertées maintenant et qui sait ce qui m’arrive au désert où sur des branches mortes je pose les pierres les plus jolies et même celles moins belles mais polies, anguleuses ou friables qui par quelque côté réveille le regard ?... Je danse, je danse seul dans le silence de mon jardin, levant les bras au ciel et remuant le sable des pieds. Mais où est celle qui réjouit, Délie ou Béatrice. Qu’arrive-t-il qui n’arrive pas ? J’ai laissé le monde des collines et des sources pour celui du vent et du sable ; là je me suis retiré sans espoir et fermement chaque jour je regrette les lèvres de rosée qu’ouvrent au matin les fleurs dans les contrées verdoyantes. C’était un beau jardin, Juliette, Laure, Héloïse, mais où tenez-vous donc vos bras frais quand je brûle des chaleurs qu’engrangent mes pauvres pierres ?... Assis sur mon lit, je me raconte ainsi, en guise de divertissement, un monde enseveli, un autre dans l’oubli et je somnole à leurs évocations comme qui se console d’une maladie sans remède.
Fuyant le monde dévasté.
(Fujito, Nezâmi)
Se réchauffer au cou de l’animal, au chaud cou de la bête, coller son visage et sentir sur la joue la chaleur du taureau, celle du cheval, de la chèvre, du lapin, sentir battre un cœur et l’haleine d’un souffle, se réfugier enfin dans un monde muet, voilà ce qui nous est advenu dans la paille et le foin à l’abri des haies avec le troupeau… C’est l’hiver dehors maintenant la neige tombe en bourrasques, mais au milieu des corps nous tenons fermement, cachés dans l’herbe sèche sous les chênes centenaires, blottis aussi contre les buissons épineux, serrés et silencieux tandis que se déchaînent les vents et les tempêtes… Quitter donc le monde familier qui maintenant est dévasté et se blottir, se blottir sans plus finir aux creux des corps vivants et attendre… Attendre le printemps et respirer ensemble dans le silence des remuements et le passage des événements, passer ainsi sa vie, c’est ce qui nous est advenu car nous nous sommes perdus. De nous toute trace s’efface dans le monde qui nous a connus et nous ruminons maintenant en chœur sans chercher davantage… Bientôt le printemps viendra nous délivrer, nous pauvres orphelins, nous pourrons partir, mais où aller dans le monde dévasté ? Le paysan déjà nous bouscule, bientôt si nous ne partons pas la dent froide de sa fourche, nous piquant comme des rats, tentera de nous blesser. « Il vaut mieux que vous filiez dès maintenant, faites-vous discrets et passez le bras du fleuve au gué du Cheval » … Alors qu’il faisait froid, très froid, nous partîmes esseulés, laissant le souffle chaud des bêtes et le confort de la paille. Nous franchîmes le fleuve mais sur la rive d’en face des fusils nous attendaient. Alors quittant le sol pour la barque du pêcheur, nous piquons la perche en observant la rive… Les poissons n’apportent aucun réconfort et s’accrocher à leur cou refroidit. Rien ne presse cependant, rien ne presse, nous voguons sur le fleuve à distance des rives et sans apprendre davantage, nous coulons avec l’eau… Qui dira que nous sommes sans âme ?
Quand chancellent les ombres
(Nezâmi, M. Scève)
Au loin chancellent les ombres tandis que les prairies s’éclairent lentement sous le ciel gris et sans mouvement. Comme roulent les formes liquides dans le ruisseau que la fraîcheur épaissit, le monde tôt éveillé déploie, quoiqu’on en dise, des sortes de splendeurs… Dans mes yeux ton regard et sous tes cheveux se glissant : le mien. Tu regardes de biais, méfiante et curieuse sous le ciel gris, les mouvements infimes qui m’animent tandis que t’animent aussi, outre de légères brises une tension perceptible sur tes paupières et quelques traits de ton visage. Et, comme une lame brillante chancelle sous le flux du ruisseau, sous les cheveux flottants s’éclaire ton regard. Alors approchant pour écarter ces mèches…
Qui vient au jardin le visage charmant invite à sa rencontre et ce me fut délectable de croiser ton regard mais quand touchant ton épaule un de mes doigts se risqua, le frisson qui te parcourut m’effraya… La rose est partie, elle a fui alors je m’élançai et comme un ruisseau m’emportèrent mes jambes. Et quand je te courais après, dis-je en monstre, c’est ce qui m’excitait au-delà de toute mesure…
Quand de moi je me plains, je me réjouis encore de ce que j’entrevois sous les mèches brumeuses qui coulent sur la prairie… Vois pourtant, elle m’a laissé au sol haletant, le ventre à l’air, blessé, à terre sous le ciel gris et maintenant je chante : la rose a fui, loin de mes yeux et solitaire sur la route lointaine, je m’éloigne voulant disparaître et quitter mon jardin…
Illustrations : Pierre bonnard