mardi 6 juin 2017

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Celui qui vient

Jean-Christophe Ballot : Vanités - Rites funéraires en pays Toraja

, Jean-Christophe Ballot et Jean-Louis Poitevin

Les chants se sont intensifiés et les voix résonnent dans la grande maison.

Maison

Les chants se sont intensifiés et les voix résonnent dans la grande maison. Je sais que je vais devoir la quitter. J’allais dire enfin, mais je sais que je vais la regretter. Nous sommes comme ça, nous les humains, toujours à désirer le lointain, toujours à le craindre et toujours à préférer le monde connu, matriciel, protecteur. Même lorsqu’on a perdu l’attribut essentiel des vivants, le souffle.

Ce qu’ils ignorent, c’est que nous les voyons, les entendons et participons avec eux de tout ce qu’ils font, nous les ombres de leurs pensées, les fantômes de leurs espoirs, les reflets de leurs craintes. Je ne suis plus certain qu’ils l’ignorent sinon ils ne prendraient pas tant soin de nous. C’est vrai, je ne me souviens plus de tout ce que je savais quand j’étais de l’autre côté.

Aujourd’hui je pars. Aujourd’hui je m’en vais. Aujourd’hui j’arrive. Aujourd’hui le temps s’arrêtera puis basculera. J’ignore dans quelle direction. Ils m’attendent. Je les ai connus autrefois. Puis, allongé dans mon coin, forme incertaine, je les ai oubliés tant je goûtais les chants et les cris des enfants, les bruits du vent et les tambours de la pluie martelant la coque de navire inversé qui nous sert de toit.

C’est pour nous qu’elles sont faites ces maisons, plus encore que pour les vivants. Notre esprit est livré aux forces qui traversent nos corps immobiles et enfin libres du temps nous voguons sur ces courants aux sinuosités enivrantes à l’abri de la coque qui trace sa route sur le ciel.

Ils me soulèvent et me redressent puis m’allongent à nouveau. J’ai beau savoir que je dois partir, dire adieu encore, dire adieu enfin, quelque chose résiste. Leurs voix me portent, m’emportent. Elles disent mon départ et me propulsent déjà vers les collines, les falaises, les grottes, là où je vais et où, pour ceux qui m’y attendent, je suis aujourd’hui celui qui vient.

C’est bon de sentir encore l’air passer à travers les tissus et effleurer ma peau desséchée. C’est bon de sentir leurs mains se saisir de moi et me soulever. C’est bon de partir, enfin !

Nous

Nous, tribunal absolu du temps qui ne passe pas, spectateurs assidus des passions et des lois, avons décidé d’accueillir aujourd’hui un nouveau venu. Nous qui trônons dans la nuée mais installons nos doubles dans les loges creusées dans la roche aux millions d’années, nous proclamons bienvenu le corps desséché qui arrive par cercueil-bateau décoré de motifs géométriques dont les formes qui s’entrelacent et se répètent nous conviennent. Nous doubles de bois sculpté des âmes errantes dont les crânes s’éparpillent à nos pieds déclarons que le nouveau venu sera installé à une hauteur telle qu’il devra attendre encore des décennies avant de se voir libérer de toute entrave et recouvrer l’autonomie de son être par l’exhibition anonyme de son crâne dans les ronces du temps. Nous les jumeaux d’après mort, doubles du jumeau d’avant naître qu’on enterre au pied d’un arbre, assurons ainsi à chacun non seulement le repos mais le bien-être absolu. Nous, les fantômes des fantômes, nous libérons quand bon nous semble les crânes de toute attache et les transformons en hordes silencieuses trace de l’au-delà de notre mémoire encastrée dans la terre des vivants. Nous tribunal absolu inventons pour vous l’autre scène, celle sur laquelle rien n’a lieu que la présentation indéterminée d’un corps disséminé déjà en poussière de soleil. Nous figurines intouchables nous avançons vers le ciel avec des yeux vides de désir parce qu’ils sont ouverts sur le lointain qui hante les lointains.

Sentinelles

Nous vous attendons sans frémir parce que nous habitons les contrées qui sont hors d’atteinte de l’attente. C’est vous qui traduisez nos pensées dans le langage de vos ancêtres. Nous, nous sommes les ancêtres des ancêtres et vous ne savez pas notre langue et vous avez peur que nous nous adressions à vous avec des mots que vous ne comprendrez pas mais qui vous feront peur. Nous sommes les maîtres du chaos et vous les navigateurs qui lancent leurs frêles esquifs contre les falaises de l’oubli.

Le silence est trompeur. Ici, nous, on entend le bruit de l’océan cosmique, on voit le mouvement des vagues, et immobiles on s’engouffre pourtant dans leurs plis.

La terre s’ouvre à ce qu’elle fut et grâce à nous, les héritiers du cosmos, elle est encore pour vous, vivants de pacotille qui souhaitez aujourd’hui nous apporter enfin un de nos amis tant attendus, un abri salvateur. Notre attente est de celle qui ne fait pas vaciller l’espoir mais qui permet à la gueule de la terre de rester ouverte encore à l’espoir. Ainsi vous ne perdrez pas le lien qui vous relie à nous.

Nous ne sommes pas votre mémoire mais votre avenir. Venir ici, nous rendre visite, c’est appréhender combien le temps est un mensonge. Il ne va ni ne vient, il décide de l’engloutissement des aveux pour que vienne enfin la libération de tout pour le nouveau venu. Venez et pleurez, venez et chantez, venez et criez et vous repartirez en paix ! Enfin presque ! Pour cela, il faudrait aussi que vous cessiez de mourir et cela nous ne pourrions le tolérer.

Parking

Je les encourage autant que je le peux afin qu’ils trouvent la force et le courage de me conduite là où je veux aller. J’ai choisi mon refuge il y a longtemps, quand comme eux j’accompagnais les cérémonies. Je n’ai pu leur en faire part avant de m’effacer. J’espère qu’il vont m’entendre malgré tout. Je veux être installé très haut comme un trait d’union entre le ciel de la terre. Je veux que mon navire s’échoue comme rêve et comme un désir, comme aveu et comme plainte. Je veux me perdre dans le chant de la terre en devenant l’un des signes qui composent la partition du mouvement de l’oubli dans la mémoire des hommes. Je veux être encastré entre une colonne de pierre et un plafond de pierre et ainsi étirer la durée de mon contrat avec eux, les vivants.

Plus tard, plus tard, oui je deviendrai l’un de ces crânes au rire sans dent, à la bouche insatiable de n’avoir qu’une mâchoire, aux cavités noircies par la poussière et qui servent de nid aux songes qui ne savent où se poser.
Plus tard, je jouerai dans ce théâtre d’ombres le rôle de la voix qui dit enfin les secrets dans les oreilles des chauves-souris. Plus tard je me souviendrai d’avoir été.

Maintenant, il est pour moi l’heure de prendre ma place dans le parking surélevé où se rangent les navires de l’au-delà.

Théâtre

Cela fait maintenant une demi éternité que j’habite la grotte aux crânes. Je sais ce qu’il en est de notre rôle. Ici le mensonge n’est plus de mise. Ici la vérité n’a rien à faire. Ici les rôles ont été redistribués. Ici c’est le dernier endroit où se décline le jeu du monde. Ici quand les vivants sont repartis, quand ils ont bu et mangé, quand ils ont pleuré et ri de nouveau, quand ils ont oublié le poids des secrets et la légèreté des confidences, ici quand nous sommes enfin seuls, entre nous, résonnent les trois coup qui dans les pays lointains marquent le début de la représentation. Ici se joue à huis-clos pour personne et pour tous la grande pièce sans fin des aveux inutiles. Inutile parce qu’il n’y a que nous pour les entendre et que c’est nous qui les faisons. Ici se joue une scène qui est de toutes les scènes la face obscure et vraie. Ici le théâtre touche à son envers et s’exhibe pour ce qu’il est, le cœur vivant du monde.

Je suis heureux qu’ils m’aient permis de parvenir à cette extrémité et de comprendre ce qui parfois me faisait douter et de moi et des miens. Sans cette grandiloquente mise en scène, pas de ma mort, pas de mon installation, mais des phrases qui font la vie aller au rythme des jours, il n’y aurait que le chaos des pierres, que les grottes nues et vides, que la terre solitaire et vaine. Sans nos jeux, sans nos aveux, sans cette mise en scène de chaque instant, je le sais maintenant, nous aurions disparu avant d’avoir pu commencer à être.
Et quand je ferme les yeux le soir venu, je vois s’agiter dans les orbites vides de ceux qui partagent mon existence, les images du monde, ce grand théâtre dont nous sommes les dépositaires et les véritables inventeurs.

Voir en ligne : http://www.le-thoronet.fr/Actualite...

Le Centre des monuments nationaux présente l’exposition
« Vanités - Rites funéraires en pays Toraja – Photographies de Jean-Christophe Ballot »
Du 20 mai au 17 septembre, à l’abbaye du Thoronet (Var)
http://www.le-thoronet.fr/Actualites/Vanites-Rites-funeraires-en-pays-Toraja-Photographies-de-Jean-Christophe-Ballot
Catalogue en vente sur place ou auprès de l’artiste ( 20 € port compris)
ballot.jc@gmail.com