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Apparitions : Eugène Leroy
Eugène Leroy, Toucher la peinture comme la peinture vous touche. Écrits et entretiens 1970-1998
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« J’emploie le mot toucher par rapport aux notions de dedans et de dehors. [...] Je voudrais toucher la peinture comme la peinture vous touche. La toucher, je le dis comme on aime une femme. » (E.Leroy)
Par sa peinture, Eugène Leroy resta sur les traces de l’être. Plus loin même. A savoir en son mystère, par la matière sensation, la matière émotion.
Faut-il parler d’abstraction ? Les étiquettes ne conviennent plus. Evoquer plus simplement, comme Leroy le fit, matière, magma, couleur, de vibration.
Revenir au chef-d’œuvre de 1981 « La rouge ». Contre la nuit de l’être. Là où l’étendue progresse, une intimité naît à la faveur des recoupements, les plis des intimités. La matière ne recouvre plus mais découvre et rappelle le « Grand paysage de feu » de 1974. Entrouvertes les lèvres. Sur le rouge. Contre le noir. Comme si on pouvait voir dedans. Et trouver le passage.
De ce que la matière possède de plus pressant ne demeure plus le vide. Quand les traces s’impriment n’existe plus d’abîme. Il y a, là, et tractions, et poussées. En avant, toute ! Vers l’autre nudité. De l’être. La seule. Un centre se creuse et appelle les spasmes. Voici la fissure, l’infigurable de. A la fois source et sablier. Juste ces traces. Plus loin que la peinture dans sa poussée et aussi le retranchement.
L’au-delà du nom. Rien que la couleur alors. « La rouge ». Et l’énigme du « la ». Vagues de vagues, en leur complexité, en leurs ramifications proliférantes. Les traces regardent le voyeur, le fascinent, le prennent. Reptation lente à l’intérieur, là où l’image se brise.
Existent la matière de jouissance, l’ émotion intense. Emmêlement de convergences. Le partage ne se fait plus entre l’ombre et la lumière. Ainsi, chaque mouvement est un piège. Au-delà de l’image, le mouvement. Le mouvement qui sait tout, assurant son dévers. Il ne s’agit plus de se souvenir mais d’autre chose encore. Dans l’ombre. A proximité du liant et du lien. Dans le creux de la ligne. Ou sur sa pointe. L’être en lui-même, se serrant, s’éloignant dans le pendant de la matière.
S’abandonner à la couleur. « La rouge » où le terme de matrice reprend tout son sens. Il ne s’agit que de çà. Que de sang. Sortir des simulacres. Pour un dedans. Dans tout ce qui s’amasse, qui s’ouvre. Traces autour. Entrouvertes les lèvres. Le temple et l’abîme du temps. La nouvelle étape.
Il y avait d’abord la ligne verticale, la ligne qui s’ouvre et soudain s’étend (se lâche). La chair contre elle-même, rêvant son dedans.
Ainsi le temps rapproché. Plus près, plus pressant, la figure infigurable, droit devant. Cette trace. Cette offrande. Le secret sans nom où l’image se brise.
Et tout ce frottement de pigmentations. Cette accommodation à la couleur. Du fond. Au fond. Le piège tendu ? Mais non. L’appel, rien que l’appel. Une nouvelle fois tenter de prendre corps. Le tableau comme « réalité intérieure » écrit Leroy. D’abord « la petite note jaune » (ajoute-t-il) comme un prélude. Puis arriver à cela. Non l’absence mais son contraire. Un appel. Dans le ventre, dans la tête - et l’émotion à l’intersection des deux.
Et au-delà de l’image, le mouvement. Dès les premiers tableaux, dès cet « Autoportrait » de 1969. Toujours revenir à lui pour comprendre le travail de l’artiste. D’une certaine manière c’est là que tout se joue, que tout est en joue. Cette absence - présence. Le visible glissant, tournant au rouge (du jaune au rouge), jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la dilution de lumière. Pour celle du dedans. L’évidence évidemment, avidement.
Et la faculté que possède Eugène Leroy de répondre à l’absence. Ainsi le déplacement. Travailler sur les points de douleurs. Mais aussi de douceur. Aiguiser le regard dans une maîtrise cassée en vue d’un absolu.
Le créateur ne croit pas à la spontanéité du geste. Il travaille beaucoup. Il détruit sa facilité. Cela son filtre. D’exigence. D’amour. Et un côté Matisse dans son émerveillement. Un côté Gauguin dans sa brutalité et le soleil. Le rouge dedans. Il est intense.
L’imagination élude l’image, du moins l’idée qu’on en a, qu’on s’en fait. Ici une origine mais pas de l’origine. La trace non retournée sur mais tendue vers. Comme si l’image présumait le lange pour résoudre l’énigme du langage.
Chaque toile une « fenêtre » dit Leroy. Sur les fragments du labyrinthe. Et autant d’aubes que de crépuscules. Par ces fenêtres ce qu’on ne peut atteindre. Des masses lourdes qui flottent, pareilles à ce qu’il y a de plus léger.
La matière à ce point et la résine qui la recouvre tiennent à l’abri du ciel. L’œuvre demeure intacte, dans l’angoisse, dans l’attente. Elle se fiche des débats théoriques, sur la représentation comme le peintre le rappelle dans ce livre.
Ce qui compte : la main poursuit la trace, l’appelle, la devance. Incision et caresse. Frôlement et ancrage. L’art loin des mots pour dire encore lorsque les mots vous lâchent (Beckett). Là la seule voie. Leroy peint contre la fixité. Pour déconditionner, pour décongestionner.
Bref la peinture « oublie » son projet, l’efface selon des perspectives profondes pour que la réalité soit plus douce. Entre fixité et errance, la trace dans l’espace réduit. Le tableau comme désireux de rentrer en lui-même. Pour que dans la matrice quelque chose de neuf se passe, passe.
Ainsi ce qu’il y a de plus complexe. L’art mouvement, signe de l’être. Virgules, boucles, accents, croches. Ne pas rappeler du connu. Tutoyer l’inconnu. Faire ainsi rendre l’âme, rendre corps. Vers l’accomplissement. Vers l’insaisissable par attention aux traces. S’y perdre ou s’y retrouver. Pour que tout recommence ou reparte à zéro.
Préface d’Éric Darragon, Photographies de Benjamin Katz, L’Atelier Contemporain, Strasbourg, 2022, 208 p., 20 €.
Frontispice : Eugène Leroy — Autoportait — 1969