mardi 25 février 2014

Accueil > Les rubriques > Appareil > Société > Vite

Vite

Cours Lola, cours

, Jean-Louis Poitevin et Karine Maussière

Bien sûr il y a les pieds. Et pour une bonne raison, c’est que sans les pieds, il n’y a rien de possible, ni la station debout, ni le pas, ni la marche, ni la danse.

Penser avec les pieds, une vieille revendication.

Les pieds sont les marteaux du crâne cravachant le bitume du ciel renversé !
C’est ce que croit le crâne.

Comme cette autre chose, qu’ils marquent le temps. Et nous y croyons ? Nous, c’est tout le reste au-dessus des pieds et des jambes, c’est le ventre et le tronc et la tête. Ah la tête !

Il faut tout reprendre à l’envers. Partir de la tête pour aussitôt l’oublier.
Ainsi ces images de Karine Maussière. Ici pas de tête, juste des pieds et des jambes. L’essentiel pour une pensée radicale.

Les femmes sans doute le savent, que ce n’est pas le temps qu’ils marquent, les pieds. Leçon discrète, invisible et quotidienne, cette leçon du pied qui marque le tempo alors que nous affectons de croire qu’il dit le temps.

Et puis il y a ce qui vient sous le regard qui se porte sur ces pieds de femmes qui marchent. Les prises de vue se font jusqu’aux mollets. Les mollets sont visibles, parfois, mais aussi souvent cachés, recouverts par des pans de robes longues, éléments culturels incontournables assurant une reconnaissance formelle du pays où a eu lieu la prise de vue. Cette reconnaissance n’est pas ici l’essentiel.

Ce qui compte, c’est l’écart entre les pieds, le pas, la marche et dans le trouble récurrent de l’image, ce flou des mouvements rapides capturés par un appareil pressé.
Tout se dit là dans cet interstice malicieux et avare entre deux pieds, le mouvement, la tension du corps, l’étirement des muscles, la pensée qui s’avance. On ignore tout du reste, le visage, le point de départ, le but. Il ne nous est donné ici que cette réduction de tout à un mouvement en cours. Et nous concluons, avec raison, à la rapidité du tempo, à l’agitation de la tête, loin, là-haut invisible, à la nécessité du transport.
Et puis le reste enfin peut commencer à être remarqué, à être vu. Dans ces images de Karine Maussière, quelque chose compte qui est du pas la condition extérieure, l’endroit sur lequel il se pose.

Alors, c’est d’autre chose encore que du tempo comme mode même de la pensée en marche que nous parlent ces images, c’est du sol comme lieu impossible, pas impensable simplement impossible.

L’œil muni d’un appareil voit autrement. Ou plutôt l’appareil nous donne à voir autre chose que ce que l’œil seul voit. Et il ne s’agit pas de l’instant de la prise de vue, mais bien des données centrales de l’existence en ce qu’elles ne répondent pas aux données de la perception. Ou plus exactement, c’est cette modification perceptuelle engagée par l’appareil qui conduit à une modification de l’inclinaison de l’axe de la pensée.

Ici elle est à la fois plastique et philosophique. Plastique en ceci que ce que nous voyons sous chacun de ces pas pressés, c’est une masse colorée et parfois un conflit de couleur entre vêtement et sol. Mais ce que nous voyons aussi, malgré nous en quelque sorte, c’est l’impossibilité du lieu, du là. L’être humain vite n’a pas de là ou plutôt, il n’a jamais eu de là. Il a fallu attendre sans doute le pas vite des femmes et l’appareil greffé sur l’œil pour que cette évidence puisse devenir visible. C’est fait.

Alors maintenant regardons. Tapis rouge, asphalte gris, sol jauni ou gris, au sol, c’est le flou qui domine. Preuve s’il en est de cette non-consistance du sol. Les femmes marchent, courent, filent vers un destin inconnu. Le vert d’une robe longue est un drapeau sans mât, l’ombre sur un sol jauni est un double de double, un fantôme de fantôme. La ligne blanche d’un passage clouté fait comme une rampe de lancement pour la fusée des jambes. Les bas résilles et la chaussure à la fleur s’apprêtent à passer la limite. Un voile noir léger s’envole d’un sol jaune comme une plage artificielle. Les chaussures en bois des japonaises nous rappellent que le tic-tac des pas est le cœur de la vie, le sol un tambour et le temps un paramètre sans importance face au rythme pur qui se fait entendre ici, ce tempo du pas des femmes sur la terre variable et colorée d’un désir en cours d’inventaire.

« Les jambes des femmes sont des compas qui arpentent le globe terrestre en tout sens, lui donnant son équilibre et son harmonie » dans L’homme qui aimait les femmes de François Truffaut, 1977.