mardi 24 juin 2014

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Vers la fin d’une spécificité - III/V

C – STRATÉGIE ET TACTIQUES DE L’« IMAGE »

, Alain Fleig †

Cette mise à mort du sens constitue l’acte de naissance de nos sociétés où se fomente la dissuasion de tout sujet.
Léo Scheer

Dès à présent, l’étude des images se pose en termes de mise en service de réseaux à obsolescence instantanée. Dans cette perspective, l’informatique, qui emploie simultanément la plus petite unité de temps contrôlable, la nanoseconde, et à terme la totalité de l’espace social, dont le terrain a été préparé par la photographie, ouvre l’ère de la représentation simulée.
Christian d’Aiwee & Klaus Vigan
Image industrielle et implosion

La dissuasion

Depuis Virilio, chacun sait bien maintenant que nous avons renoncé à dissuader qui que ce soit, sauf nous-mêmes, ce qu’est la dissuasion en terme militaire : il s’agissait de posséder un stock d’armes atomiques, donc particulièrement effrayantes, dirigées « tous azimuts » et dont l’ennemi potentiel ignore à quel moment et sur quel objectif il peut être utilisé. Un seuil est fixé dont il ignore absolument laquelle de ses actions déclenchera le cataclysme. Cette ignorance est donc sensée le dissuader de commettre un forfait quelconque contre notre territoire ou un territoire voisin. À l’intérieur de la société urbaine l’image, manipulée elle-même ou dans ses significations ajoutées, joue à peu près le même rôle. Elle est devenue l’arme centrale d’une stratégie, même si ça ne marche encore qu’imparfaitement.
« La caméra, disait le Président Kennedy, vous voyez que ce n’est pas nouveau, est devenue notre meilleur inspecteur » [1]. Ainsi la possibilité de l’image, la simple présence d’une caméra est-elle sensée dissuader le voleur dans les grands magasins, dans les couloirs du métro, la rue commerçante ou est-elle sensée empêcher le fraudeur de tricher.

Tout le monde connaît le caractère dissuasif des radars sur les routes et autoroutes, des caméras aux carrefours, ou des caméras branchées en permanence dans les quartiers « à risque » pour contrôler la population et dépister toute attitude suspecte. En quelques années, toutes nos villes se sont truffées de caméras auxquelles on ne fait même plus attention, nos immeubles eux-mêmes : portes, halls, escaliers sont équipés, au nom d’une idéologie sécuritaire qui cache le contrôle omniprésent d’un Big Brother technologique. Il convient de noter que le contrôle urbain s’exerce, en fait, non dans les zones à risques, les banlieues par exemple, mais dans les autres quartiers essentiellement petit-bourgeois. Ce ne sont pas les délinquants possibles qui sont sous surveillance, mais leurs victimes potentielles, celles-ci étant pourtant infiniment plus nombreuses et dispersées que ceux-ci. Visiblement, la protection n’est que prétexte à un contrôle infiniment plus sophistiqué des populations banales. En fait le village global qu’on nous promet est à l’image de celui de nos campagnes d’autrefois où une paire d’yeux se dissimulait derrière chaque rideau. C’est la transparence : chacun est objet du regard-image, objet de toujours plus de transparence, de toujours plus d’élucidation (fiches signalétiques variées, cartes à puces, carnet de santé, etc.) [2].
Nous sommes aussi familiers des caméras aux caisses des supermarchés, dans les banques, etc. sans parler de nos simples papiers d’identité toujours munis de photo. L’identité d’un individu, aujourd’hui, nous en avons longuement parlé, c’est son image, évidemment identique à toutes les autres images.
Nous sommes tous identiques devant la caméra, tous objets de l’image, objets de la dissuasion et de la transparence. De la manipulation. Comme au Moyen Âge, le vilain était invisible en soi et identique à tout autre vilain, ou le nègre pour le colon, etc.
Depuis le portrait-robot publié par les journaux jusqu’aux émissions télévisées de prétendue protection du consommateur, de recherche dans l’intérêt des familles ou de délation à l’échelle d’une nation entière, nous connaissons partout ce type de dispositif qui ne semble plus troubler grand monde. La morale a quitté les chaires des églises ou les petites classes de l’école primaire pour envahir sans nuance les écrans de télévision et les magazines illustrés. L’information télévisée avec ses images quotidiennes d’attentats, de guerre, mais aussi de rencontres sportives de plus en plus violentes et d’exploits divers, est parfaitement dissuasive. Ne parlons pas de l’information politique ou économique qui ne consiste qu’en un matraquage d’images choc et de slogans quand elle ne fait pas, tout simplement, effet de show de variété avec suspens, air du ténor, confrontation, etc. Et quand un homme politique, de droite ou de gauche, essaie encore de s’expliquer tranquillement et clairement dans une conférence de presse ou une interview télévisé par exemple, ça ne fait évidemment pas événement et la classe politico-médiatique est unanime : « Il n’a rien dit », quand la moindre « petite phrase » creuse, judicieusement placée, fait, elle, effet d’événement essentiel.

Comme le disait Benjamin, la photo est le « théâtre du crime » et il demandait : « le photographe ne doit-il pas sur ses tirages dénoncer la faute et désigner le coupable ? » [3]. Les images font de chacun qui en est l’objet un coupable virtuel mais à jamais innocent.
Aujourd’hui, gérer l’État c’est, d’une manière ou d’une autre d’abord manipuler les « images » et aussi gérer la crainte du réel. Chaque ministère se doit dorénavant d’avoir une sorte de directeur du marketing et de la communication afin de tout médiatiser de rendre chaque décision ou non décision échangeable. Le pouvoir est fonds de commerce de la manipulation généralisée. Il en va de même pour l’entreprise et d’une façon générale de toute activité, se voudrait-elle subversive, au sein de la société marchande et technologique.
Sur le champ de bataille du signe, par-delà les images, toute réalité devient redoutable : on ne regarde pas l’abîme. En expulsant de plus en plus la conscience du réel, les « images » le rendent angoissant et le présentent comme un piège dangereux. Les hommes-images vivent, en un sens, de plus en plus dans l’insécurité et seuls. L’imagerie nous dissuade de tout réel qui ne soit pas parfaitement géré, médiatisé et simulé. Des cigarettes aux banlieues, des effets du soleil à la circulation sous la pluie, le chômage ou les barrages routiers [4]. De l’autre côté de l’ordinateur, le monde réel n’est plus qu’un immense danger potentiel.

Pour cela il convient de stimuler les « images » avec outrance car l’outrance seule peut, dans la fascination qu’elle entraîne, encore faire illusion (sexe, violence, crise, meurtre, etc.) au sein de la pléthore iconique. Elle s’efforce à faire croire qu’il existe en dehors de l’écran un réel non gérable et effrayant, à faire en sorte que le simulacre permanent dans lequel nous baignons ne parvienne pas à la conscience comme ce qu’il est ou voudrait être : une nouvelle forme du destin : l’idéologie de la nécessité. Il y a, en fait, déjà un certain temps que nous vivons dans le virtuel.
L’énoncé/dénoncé est le corollaire des « images » qui sont toujours les images du moment. Il est sous-entendu dans toute la circulation iconique. Il est sa légende même.

Le réseau

Nous avons abordé la fonction sidérante et la fonction dissuasive de l’image qui se complètent parfaitement dans leur travail de déréalisation et de mise en plan de l’imaginaire. L’instrument nouveau et dorénavant essentiel des « images » est ce réseau un peu flou qu’on nommait l’audiovisuel, on y ajoute aujourd’hui, et à une puissance inouïe, le cyberespace à la connotation très science-fiction des années cinquante. Tout cela passera sous peu intégralement sous le contrôle (gestion) des satellites via la télécommunication qui réunira enfin en un seul système (« libéralisé ») la totalité du monde des « images autorisées ». Réseau d’échanges interconnectés en « temps réel » que Deleuze et Guattari nommaient justement un « rhizome » [5], il y a déjà trente ans (comme le temps passe !).
À l’intérieur de ce rhizome tout a même valeur et est échangeable à l’infini dans la plus absolue des transparences, tout est interconnectable, signe errant déterritorialisé et reterritorialisable en n’importe quel point du rhizome, il suffit de se brancher. Mais vous connaissez tout cela certainement bien mieux que moi. Le monde maillé dans lequel une humanité idiote, débarrassée du sens, définitivement campée sur son cul, tricote du clavier.
Tout est haché menu, unités distinctes, réduit à un fonctionnement unique et totalitaire quel que soit le message, prend sa place sur le réseau et retrouve son destinataire dans une véritable « extase de la communication », selon la formule de Baudrillard.
Nous sommes envahis, aujourd’hui, par les petits téléphones de poche qui sonnent n’importe où, n’importe quand et qui permettent de faire et de transmettre des images, demain, tout à l’heure, ce seront des micro-processeurs-téléviseurs qui se mettent déjà en place et dont le prix ne cesse de baisser, en attendant qu’il ne soit plus nécessaire de se déplacer du tout, branchés en permanence à notre goutte-à-goutte communicationnel. Chacun dans sa bulle (fût-elle libre), sera branché pendant qu’à l’extérieur un tiers, quart ou cinquième monde de plus en plus pléthorique, hors technologie, crèvera dans la misère et les soubresauts de la violence sous le regard dissuasif des caméras du Panopticon mondial. Ce n’est déjà plus de la fiction, vous le savez bien, juste une question de point de vue, de rapport au réel, à l’abîme désormais irregardable.

Sur le réseau, le message sonore ou lisible agit de la même façon que le message visuel : cette bouillie qui se répand en tous sens est toujours équivalente. Le son est partout présent : radio, walkman, fonds sonores divers, musiques d’ambiance, messages publicitaires, etc. Là aussi une sorte d’esthétisation forcée des bruits devenus sons, messages indifférenciés.
Messages sonores et visuels sont également équivalents et interchangeables. Le son fait « image » auditive. L’information écrite elle-même sur les écrans est totalement esthétisée et issue du même calcul binaire et peut être « lue » d’un simple coup d’œil : icônes, mises en page savamment brouillonnes, couleurs, etc. La suppression du référent, son annulation dans le dépassement, la fusion à l’intérieur du réseau sont la clé de tout message audiovisuel. Seul compte l’échange, mais en sachant que ce qui s’échange, pour équivalent que ce soit, n’est évidemment pas de même nature. Des informations forcées rendues plus ou moins nécessaires d’un côté, du temps de cerveau, de la vie, des valeurs, de l’autre.
Le vocabulaire énonce d’ailleurs parfaitement ce fonctionnement : on parle d’informations indifféremment pour le visuel et le sonore, quelles que soient les caractéristiques de cette information. Nous avions vu qu’une information était une forme improbable imposée à un matériau existant et qui était alors en mesure de dialoguer avec une mémoire. Qu’en est-il de ces matériaux ? Qu’en est-il de l’improbabilité ? Où et à qui est la mémoire ?
La définition des nouveaux médias prétendus de communication, le mot COMMUTATION serait plus juste, c’est précisément que toutes les informations y sont de même nature et communiquent entre elles sur le réseau : simulation d’activités unistes et toujours semblables : il n’y a et il ne peut y avoir d’interactivité que du même. La publicité s’effectue a priori sur ce qui n’a pas de référent objectif, pas de fondement dans le public puisqu’il convient, précisément de rendre public le message, de le faire circuler dans l’échange infini des signes, affecté d’un niveau de valeur X et de faire en sorte qu’il s’y maintienne jusqu’à son remplacement par un autre équivalent ou par le même re-suscité. En s’emparant (en théorie) de toutes les strates de notre monde et en les faisant communiquer entre elles sous forme d’in-formations (simulacres), la publicité démontre que l’univers entier est désormais sans fondement, sans but (autre que sa reconduction) et sans forme. « Nébuleuse a-syntaxique » selon la formule de Stourdzé. Les auteurs de Mille Plateaux le disaient déjà : « les signes ne sont pas signes de quelque chose, ils sont signes de déterritorialisation et de reterritorialisation » [6].
Face au mystérieux pouvoir des « images en réseau » ressurgit une peur mal éteinte et régressive pareille à celle de l’enfant sans défense qui n’est pas tout à fait mort en nous. Après une phase de curiosité éventuelle, c’est une sorte d’impuissance qui s’instaure face à l’immensité. Chacun, isolé, se trouve confronté à toute la mémoire du monde quand bien même il penserait savoir y naviguer. Il ne peut, précisément qu’y naviguer (y « surfer » même, dit-on, pour bien signifier à quel point cela est superficiel), sorte de tourisme immobile et béat devant les signes qui défilent. Mystères et secrets sont désignés et à portée de main, mais on n’en a évidemment pas les clés ni, moins encore, les moyens de les comprendre. C’est le retour programmé de l’occulte dans le quotidien, pour ne pas dire du religieux.
Chaque plongée dans le réseau nous affronte à notre propre ignorance et à notre manque de destin (de sens à notre vie). Plus les possibilités sont illimitées plus nous-mêmes ressentons physiquement nos propres limites. Apparaît alors l’obsession de la dissolution dans le réseau comme solution à cette angoisse et la prolifération des sectes dont la Scientologie est le modèle indépassé.

Le réseau est à la fois porteur des énoncés et du processus d’énonciation même, il suscite lui-même la demande et relance le désir en un faux jeu d’échange où celui qui demande ne fait que répondre au donné à voir, où chaque action (décision) est dépourvue de direction (réponse à un stimulus) et par là de tout sens et de toute valeur morale quand ce sont ce sens ou cette valeur qui caractérisent l’humanité de nos actes.
Le réseau audiovisuel, câblé, hertzien ou satellitaire, n’est en aucune façon un outil comme on essaye de nous le faire croire pour nous rassurer. Il est le pouvoir lui-même. Un jeu d’empreintes fugaces et de stimuli. Un pouvoir en creux. Une hypnotique du double indifférencié. Mais la mise en jeu de ce pouvoir sous-entend une autorité suprême, une caution, fût-elle virtuelle : la déification de la valeur d’échange à vide : le marché financier global, gestion de la circulation des équivalents.
La violence que renvoie tout pouvoir s’exerce ici contre la puissance du spectateur, contre son propre pouvoir, puisqu’il est aussi, de toute façon, complice de la production/reproduction des images, libre-échangiste. Chacun est le complice de ce qui l’assiège et l’annule. Il est à la fois assiégé et assiégeant. La dissection et la séduction (découpage en unités minimum, binaires et leur réaccommodement) s’imposent comme le seul fonctionnement possible du pouvoir de chacun contre chacun. Mot d’ordre absolu dans les faits de l’actuelle société américaine.
L’« image » ne constitue pas, quoi qu’on en pense, un corpus d’archives démultiplié mais un reliquaire avec toute sa fonction sacrée, dégradée, de lien social. L’« image » dans sa pratique et dans sa réception est, aujourd’hui, le simulacre de notre cohésion sociale en disparition. L’audiovisuel, dans sa prolifération infinie sur le réseau, c’est-à-dire sur lui-même, est une arche des codes où le seul pouvoir énoncé des Noé que nous sommes tous est de rompre l’échange, c’est-à-dire de nous saborder avec le navire, de nous « exclure » nous mêmes. C’est bien sûr une « stratégie fatale » s’il en est pour reprendre le titre de Baudrillard [7]. Aurons-nous la force de nous jeter à l’eau ? Cesser de communiquer (de nous commuter) pour enfin nous informer à nouveau les uns les autres, sauvagement ? Le modèle américain, le monde à venir, ce n’est pas tant du côté des privilégiés de la Silicone Valley ou dans les familles idiotes des « sitcoms » qu’il faut le voir, mais chez les jeunes des banlieues infinies, les exclus des ghettos, des esclaves chicanos, infiniment plus nombreux et vivants.

Bien sûr, le fonctionnement avoué de l’image technologique est toujours analogique même si elle est de synthèse. Nous sommes toujours dans une apparence de la représentation puisque l’audiovisuel se présente comme spectacle et, malgré les décalages que j’ai signalés et la difficulté à la faire entrer dans les vieux moules (en cela le langage complice joue sa propre désagrégation), la photographie elle-même fait encore figure d’image traditionnelle pour l’immense majorité des gens. Les « images » calculées font même figure de retour à un système traditionnel (modernisé) puisqu’elles apparaissent comme créées de toutes pièces par l’homme et ne sont donc plus achiropoïètes. Mais on conviendra aisément que la simple analogie esthétique n’est pas le but de ces technologies hyper sophistiquées. Le capitalisme, même dépassé, ne nous a pas habitué à la pure perte et à la dépense somme toute inutile : dépenser des milliards (répartis il est vrai à tous les niveaux d’un dispositif) pour réaliser à l’ordinateur ce qu’on a toujours fait à moindre prix avec des techniques traditionnelles est, évidemment, loin d’être innocent.
Il faut noter que ce système implique à nouveau (c’est la grande caution), du moins pour un temps, des « créateurs » : scénaristes, concepteurs, même si noyés au sein d’équipes nombreuses. Cela se veut rassurant pour la tradition. Pourtant cette révolution que nous vivons, me semble comparable, et d’autres l’ont déjà dit, à la fixation des premiers pasteurs, à la découverte du métal ou mieux à celle de l’écriture linéaire. C’est toute l’humanité, ainsi, qui bascule dans un univers différent. Malgré les apparences, notre réel et nos imaginaires, ceux sur lesquels nous croyons encore fonctionner et que nous aimerions sauver, n’ont déjà plus cours, ils ne sont plus que survivances anachroniques. L’accumulation et la dispersion des « images » et l’innocente photographie auront été les instruments de ce qu’il faut bien appeler la mise à mort d’une civilisation. Mais l’utilisation du bronze, rappelons-le, dut, en son temps, passer aussi pour un crime contre la civilisation de l’âge de pierre. Des peuples entiers d’ailleurs furent massacrés allègrement à cette occasion, comme toujours. Rien ne dit que l’humanité, cette fois, survivra à ce qui commence déjà à ressembler à l’instauration d’une fourmilière géante où chacun, idiot individuel, branché sur l’ensemble, rend celui-ci susceptible de réactions si ce n’est intelligentes, du moins organisées.

En fait, ça n’est pas des images, dont il faut avoir peur, ni des machines. Celles-là on arrivera bien à les apprivoiser, les détourner et leur faire chanter notre petite chanson. Ce dont on peut avoir peur, en revanche, c’est de ceux qui entendent contrôler (gérer) les réseaux, qui disposent des machines et ordonnent leur emploi dans tel ou tel sens, tellement sûrs d’eux qu’ils ne se cachent même plus, traitant les intellectuels en demeurés, les politiques en valets et n’hésitant pas à menacer ouvertement tous ceux qui ne joueraient pas leur jeu comme nous avons pu le constater aux journées « d’information » de l’EESATI [8] et combien de fois depuis, à longueur d’écrans.
Derrière une couche affirmée de « politique de la nécessité » qui cache (mal) une couche considérable d’intérêts financiers immédiats, se dissimule à son tour une couche idéologique. « Le ventre est encore fécond », comme disait Brecht, et « la bête immonde » a appris à se masquer avec une certaine subtilité.
Ce qui est dangereux dans les nouvelles images, c’est qu’on entende ouvertement et violemment leur faire prendre la place des anciennes. Il ne s’agit pas, d’un choix de possibilités en plus, mais de la mise sous tutelle et/ou de la disparition programmée et forcée de toutes les autres.
L’imago mundi, c’est vrai, s’est transformée considérablement depuis quelques années (plus vite que l’esprit humain ne peut l’assimiler) mais, en nous objectivant, l’image n’a fait que rendre sensible, suivre ce que l’évolution sociale avait déjà commencé d’accomplir depuis longtemps. Elle n’est que l’image de la réification déjà dénoncée par Marx. En fait, elle en annonce et énonce forcément le dépassement puisque sa valeur d’usage, l’analogie, n’est plus au centre de son dispositif.
Mais il n’y a déjà plus lieu « d’interroger cette énigme du monde » puisque toute réponse est possible et réversible, que le manipulateur est aussi la victime et vice-versa. Le stade esthétique de la civilisation dans lequel, avec l’image nous avons l’impression de nous situer, est tout à fait dépassable. C’est d’ailleurs pourquoi, aujourd’hui, toutes les archives, les mauvaises photos, films ringards, clichés d’amateurs, de mauvais goût, ratés [9], vidéos d’amateurs et clips nullissimes, simples « habillages », réclament avec force d’être pris en compte, d’entrer à leur tour dans l’échange (et se font même passer pour œuvres d’art) et qu’on n’hésite plus à découper en rondelle les films sur petit écran en leur injectant des séquences publicitaires. Cela a au moins le mérite de nous montrer que, passées par la moulinette audiovisuelle, toutes ces catégories sont exactement de même nature et encore artificiellement et abusivement différenciées. Départicularisée et débarrassée de sa fonction de représentation, à terme, l’image, la vraie, rendue impuissante (épuisée), paraît condamnée.

Les institutions

Cette dernière réflexion nous amène précisément, à propos de particularisation, au rôle de la critique et des institutions. Je ne m’étendrai pas longuement sur cet aspect opératoire du système, la complicité de ces instances, leur collusion, fût-elle de bonne foi, leur rôle moteur même dans la promotion des gadgets et de leur idéologie ayant été plusieurs fois évoqués ici.
Le rôle de l’institution, de toute institution, est de faire la publicité du fonctionnement de l’État (en fait du système, l’État n’en étant que le serviteur), fût-il virtuel, et de son propre fonctionnement.
Le rôle de la critique est d’être le publicitaire de cette mise en image, d’en être les vendeurs, les bateleurs sur la scène de la foire du signe ou le positif et le négatif sont, de toute façon, comme dans la photo, de même nature.
Il n’est plus, aujourd’hui, un seul journal quotidien ou une seule revue qui n’ait sa rubrique plus ou moins régulière consacrée à la photographie ou à la vidéo (comme cinéma en conserve), sans parler de la télévision, de la cyber-rubrique et évidemment, du cinéma (à 85 % américain chez nous mais quasiment 100 % ailleurs). Le fait médiatique et technologique devenu, par inversion et substitution, fait « culturel » est soigneusement choyé. Même la télévision s’y est mise et propose de nombreuses émissions sur l’image et la photo, la vidéo et, bien entendu, même sur elle-même. Elle s’auto-promeut et s’auto-analyse et va même jusqu’à se flageller parfois dans une parodie d’autocritique pseudo-intellectualiste particulièrement dégoûtante en ce qu’elle fait illusion auprès des âmes simples (« Arrêt sur image »).

Tous les médias parlent de tous les médias. C’est normal puisque tout est média. Les institutions culturelles encouragent à tout va la diffusion massive de l’« image » sous toutes ses formes. L’institution dépense des sommes colossales à fabriquer, diffuser et montrer des « images ». Les cimaises des maisons de la culture, des musées, se couvrent d’images artificielles dont on nous parle en termes d’art populaire ou même « savant ». Les mêmes lieux sont boulimiques de diaporamas, de vidéo et, évidemment, de cédéroms qui permettent merveilleusement d’oublier le contenu au profit de la manipulation « ludique ». Ils mélangent tous les types d’images dans une même confusion, mais en se gardant bien de toute approche réellement critique. Pseudo-pédagogie forcenée. Tout cela en charge de nous expliquer non pas ce que nous sommes censés y voir, ce qui serait déjà grave puisque niant notre perception propre, mais, en toute « innocence » le fonctionnement futur du monde et le rôle passif qui nous y est réservé.
C’est toujours l’image prétendue miroir du réel qui est ainsi l’objet de la publicité. Aucune interrogation pratique, politique ou théorique des médias : Comment ? Pour qui ? À quelles fins ? Toute pratique réellement créative, c’est-à-dire, en fait, créative d’imaginaire et de réel est évidemment bannie de cette foire ou soigneusement célébrée à part, et la « critique » s’emploie à l’annuler par les moyens les plus efficaces : le silence ou la noyade sous l’éloge médiatique [10].
On nous fait à longueur de temps prendre des vessies pour des lanternes, appliquant un langage (novlangue) de communication et de néo-culture à la création et de néo-art à ce qui n’est qu’industrie de la reproduction infinie : la principale production industrielle de la société technologiques avancée. Le capitalisme réalisé.

Tant que l’image reste l’image, mimésis, au sens traditionnel : imitation, approximation, et joue de cette différence même où s’insèrent la poésie et l’art, elle joue sur une équivalence des signes au réel et non sur leur identité.
Avec la photographie et l’audiovisuel en général, il n’y a plus seulement identité, mais substitution. Une des tendances de la critique actuelle est de tenter de restituer l’image photographique dans un rôle d’interprétation du monde, de considérer cette image technologique archaïque comme art ou substitut d’art. Elle insiste sur la différence entre le réel et sa « représentation », promouvant des « photographes plasticiens » (en lieu et place des artistes utilisant la photo), se coupant ainsi, en apparence, du public et de l’immense pratique des photographes amateurs ou de reportage au sens large du terme. En désignant et isolant des « grands photographes », des « photographes artistes », en décrivant des pratiques différentes, des pratiques de valeurs artificielles, en instituant des « créateurs » patentés, séparés du lot des facteurs d’images, elle contrarie en apparence le processus d’échange total, mais aussi, peut-être, l’absout-elle d’une certaine façon, en brouillant le paradigme par ce qui est déjà insidieusement présenté comme un combat d’arrière-garde.

Toute la difficulté du travail de la critique tient en ce qu’elle se heurte à cette mythologie qui voudrait que sous la surface de l’image sommeille une réalité autre. Chaque nouvelle « image » qui s’ajoute aux myriades déjà existantes rénove le dispositif, le réactive et la théorie désespère de prendre en compte toutes ces « images » : ce rhizome sans périphérie ni centre, pure simulation. C’est que, précisément l’humain n’est plus le centre du monde, son art ayant, de gré ou de force, quitté, pour son médiateur, la sphère du sacré, le point de fuite de sa perspective nouvelle se situant sur les divers satellites artificiels qui l’encerclent et le scrutent.
Toutes les « images » passent et circulent, simples surfaces, mais il y a encore quelques restes de codes mal nettoyés dans les pupilles qui les voient ou croient les voir. Et, au sein de l’équivalent général, il est de plus en plus difficile d’expliquer et de justifier les différences autres que techniques qu’il y a entre les images et leur particularité. On juge le tableau comme la photo et comme l’image de synthèse. On veut esthétiser de force toutes les images et, ramenant l’art à la seule technique de l’esthétique, voire au simple jeu de projet, de concepts. Indifféremment, on tend à nommer art toute « image », voire toute tentative de jouer de « l’image ».
Mais le public, lui, continue de souhaiter une différence, il sait bien, confusément, que cette différence existe et qu’elle est nécessaire puisqu’elle est le sens même. Mais il n’est plus en mesure de la noter et de l’apprécier et la critique elle-même, dont ce devrait être le rôle ne parvient plus à la dégager ou ne le veut plus.
Car faire voir, dans le système idiot des machines, c’est toujours faire voir ce qui fait voir (« le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt », dit un proverbe chinois). Les machines ne peuvent montrer que d’autres machines, les systèmes ou les appareils d’autres systèmes ou appareils. Tant pis pour les images.
Définitivement et encore une fois de plus : « le message c’est le médium ».

Notes

[1Cité par Virilio, Ibid.

[2Grâce à Internet et à de petites caméras vidéo nommées Webcam un certain nombre de citoyens et pas seulement étasuniens vivent désormais volontairement sous la surveillance continue des caméras, offrant ainsi chaque acte de leur vie, jusqu’aux plus intimes, aux millions de voyeurs potentiels se branchant sur leur « site ». Évidemment ça n’est pas encore obligatoire, mais c’est déjà considéré par certains comme « politiquement correct » et l’on peut aisément imaginer que d’ici à quelques années, celui qui refusera de se soumettre à cette mode se désignera lui-même comme ayant des choses suspectes à cacher au reste de ses concitoyens. D’autre part on sait bien que par l’intermédiaire d’Internet, n’importe quel informaticien un peu bricoleur peut vider ou prendre connaissance du contenu intégral de votre ordinateur. Chaque jour, mon ordinateur me met en garde contre des virus espions. De là au « flicage » intégral, il n’y a qu’un pas.

[3Walter Benjamin, opus cité.

[4Paradoxalement vivement encouragés par le système : la crainte qu’ils inspirent est plus payante que le désagrément de l’atteinte à la circulation dont ils mettent, au contraire, la nécessité en valeur.

[5Gilles Deleuze & Félix Guattari : Rhizome. Paris, Éditions de Minuit, 1976.

[6Deleuze & Guattari, opus cité.

[7Jean Baudrillard : Les stratégies fatales. Paris, Éditions Grasset, 1983.

[8Poitiers-Angoulême, 14 et 15 juin 1996.

[9Pour y avoir touché je sais à quel point cela fonctionne !

[10J’ai même vu, à mon grand ahurissement, lors de récents diplômes d’art, des jurys reprocher à des candidats leur manque de réflexion et d’engagement politique quand tout le travail de ceux-ci portait explicitement sur cette réflexion-là, mais qui, sans doute, n’était pas la réflexion autorisée. (Note de juin 2000)