mardi 1er mars 2011

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VI - Genèse de la vision à partir de Spirale,

Une nouvelle d’Italo Calvino

, Jean-Louis Poitevin

Cette nouvelle d’Italo Calvino nous présente l’histoire du vivant sur cinquante millions d’années, c’est-à-dire notre histoire.

I - Note sur La Spirale


1 - Une conscience transhistorique

Cette nouvelle d’Italo Calvino nous présente l’histoire du vivant sur cinquante millions d’années, c’est-à-dire notre histoire. Le narrateur est un être vivant. Il est vrai qu’il apparaît à certains moments du texte comme un démiurge qui aurait tout inventé, tout créé et qui serait doté à la fois d’une mémoire absolue et d’une perception totale tel un dieu un et multiple à la fois. En fait, il est plutôt l’incarnation singulière d’une conscience en train de se former et qui se remémorerait à partir de son présent actuel l’histoire globale de sa formation. Cette conscience est à la fois individuelle et commune à tous. Elle existe à partir d’un « lieu » englobant tous les lieux possibles, c’est-à-dire d’un corps.

Ce personnage du nom énigmatique de Qfwfq est comme souvent chez Calvino un personnage dont on pourrait dire qu’il est né du texte, des mots, des lettres même et qu’il vit comme texte dans le texte. Mais il est surtout une sorte de métaphore de l’histoire du vivant et de la pensée. C’est à ce titre que nous nous intéresserons à lui et que nous tenterons de comprendre en quoi cette perspective transhistorique peut nous apporter quelque chose dans nos réflexions sur l’image.
En effet, ce texte me paraît fournir l’occasion idéale pour tenter une synthèse de ce qui nous préoccupe ici pour la sixième année, c’est-à-dire tenter de comprendre, à travers le concept d’image, et surtout à travers ses diverses incarnations, à la fois comment les images matérielles existent dans notre réalité et comment elles rétroagissent et influent sur ce qui se passe dans notre psychisme. On pourrait dire qu’il y a deux manières d’approcher la question de l’image.

La première part des déterminations philosophiques classiques de l’image héritées de la triple tradition grecque juive et chrétienne, et de leurs avatars modernes que sont les images techniques développées à partir de l’invention de la photographie et en tant que cette invention est à la fois prise et porteuse de métaphores tendant à confirmer ces déterminations.
La seconde court aussi à travers l’histoire de la philosophie, mais elle ne s’est pas réellement imposée. Elle s’inscrit dans des textes philosophiques matérialistes pour l’essentiel, mais aussi dans des textes qui interrogent les limites de la pensée, comme c’est le cas chez Maître Eckhart ou Nicolas de Cues par exemple.
De nouvelles définitions de l’image sont cependant rendues possibles et nécessaires par l’évolution même des images matérielles, invention du cinéma, de la télévision, de la vidéo, envahissement du paysage, urbain en particulier, par des écrans de toutes sortes et par les effets encore difficiles à mesurer que leur prolifération a sur le psychisme et sur les comportements humains.

Il est inévitable et essentiel de croiser l’analyse de ces images matérielles avec ce que les neurosciences et les sciences du vivant nous apportent de nouveau au sujet de la perception, et de la formation des objets mentaux en nous. Cette approche philosophique ne peut être que critique et donc entée sur une analyse qui participe du champ de la déconstruction.

C’est à cette seconde lignée d’analyse de l’image que nous entendons ici participer. Cela implique de revisiter les concepts philosophiques traditionnels au moins en ce qu’ils seraient premiers, fondateurs et indépassables. Il est impossible de le faire sans prendre pour vecteur de réflexion le vivant et nos connaissances actuelles sur le vivant.
C’est là, pourrait-on penser, une démarche bien peu orthodoxe philosophiquement parlant, mais on a vu, en travaillant sur Simondon, par exemple, qu’une telle approche était, non seulement philosophiquement possible, mais aussi extrêmement riche d’enseignements. C’est à une telle démarche que nous allons nous consacrer.

2 - Calvino en quelques mots

Cette nouvelle de Calvino est extraite de Cosmicomics. Ce recueil de nouvelles paru en 1965 est inspiré par les recherches et les connaissances que Calvino a des avancées dans certains domaines scientifiques. Il avait commencé des études d’ingénieur agronome, comme son père, sa mère étant, elle, biologiste. Après avoir adopté un point de vue néo-réaliste dans ses premiers romans, qui racontent ses expériences dans les milieux de la résistance, il s’en détache pour laisser croître sa veine fantastique. Il prendra ses distances avec le PCI après l’invasion de la Hongrie et s’installera en France à partir de 1967, entrera en contact avec Barthes, Perec et Lévi-Strauss, mais c’est à L’Oulipo qu’il finira par être accueilli à partir de 1972.
Cosmicomics, publié en 1965, est un recueil de nouvelles qui se situe à la croisée de son intérêt pour les sciences, la sociologie et le fantastique.
Le Château des destins croisés (1969), Les Villes invisibles (1972), Si par une nuit d’hiver un voyageur (1979), appartiennent au « système combinatoire des récits et des destins humains », système à l’aide duquel Calvino – en s’appuyant sur un certain nombre d’éléments (les figures du tarot dans Le Château des destins croisés) – prétendait construire ses récits. Ce « systématisme » traduit l’influence de L’Oulipo et le goût de ses membres pour toutes les formes d’écriture à contraintes.
Il meurt en 1985 d’une hémorragie cérébrale, alors qu’il préparait pour l’université de Harvard les Leçons américaines, qui paraissent après sa mort. »

3 - Onto et phylogenèse

Il nous faut ici consacrer un moment au texte de la nouvelle La spirale, tenter d’en révéler la logique et l’organisation et d’en dessiner les limites afin de pouvoir conduire notre réflexion sur des chemins qu’elle semble d’ailleurs nous indiquer.

Le narrateur est un mollusque antédiluvien, mais il se révélera à un moment du texte être aussi un homme d’aujourd’hui qui va revenir sur son passé, passé qui n’est pas le sien comme individu, ni même celui de l’espèce humaine, mais celui du vivant, de tout être vivant. Calvino part de l’hypothèse que le vivant serait né ou se serait manifesté dans l’océan et que des cellules se seraient agglutinées et au gré de variations infimes auraient donné forme à l’infinité des espèces que nous connaissons.
Deux points de vue se relaient constamment dans le texte, source de sa dimension fantastique, un point de vue ontogénétique, c’est-à-dire relatif au développement biologique de l’individu depuis la conception jusqu’à l’âge adulte et un point de vue phylogénétique, si l’on s’accorde à dire que la phylogenèse est la science étudiant la formation et le développement des espèces animales et végétales. La phylogenèse est donc l’histoire évolutive d’une espèce ou d’un groupe d’espèces apparentées. L’étude de cette phylogénie cherche à déterminer les liens de parenté entre les groupes d’espèces de différents niveaux taxonomiques, afin de mieux comprendre leur évolution et à établir une classification des espèces en fonction de leur parenté.
En fait, Calvino brouille ces deux entrées. Le narrateur est une voix qui parle à chacun des niveaux de l’histoire qu’il raconte. Il est donc successivement un mollusque vieux de 50 millions d’années qui se rapproche de nous jusqu’à parler en homme d’aujourd’hui. La dimension ontogénétique est entée sur la dimension phylogénétique prise dans son sens le plus large dans la mesure où Calvino donne à tous les vivants, animaux et humains en tout cas, la même racine, une sorte d’amas de cellules qui pourrait être un mollusque et qui vivait donc posé ou accroché à un rocher dans un temps très lointain.

La dimension fictive de ce texte permet de conférer une voix unique à un être vivant qui aura connu une infinité de transformations, voire de mutations. Cette voix se révèlera être la voix d’un exemplaire unique, d’une singularité et en même temps la voix de tous les vivants dans la mesure même où, par l’activation du système d’inférence qui est supposé être commun à tous les vivants, il sera postulé que leur expérience originaire aura été la même.
On le comprend, pour les besoins de la fiction, il est nécessaire de doter d’entrée de jeu le personnage-narrateur d’une forme de conscience et de mémoire minimale.
Dans une analyse généalogique inversée que nous pratiquons ici, il nous faut tenter de prendre en compte le fait qu’il existe des structures dans le vivant, des mémoires de types divers et des systèmes de régulation des comportements basés sur la tension entre expériences acquises, réponses à faire et décisions à prendre dans des situations parfois connues, parfois inédites.

De cela le texte ne nous parle pas directement, mais nous considérerons que ces facteurs sont en quelque sorte pris en compte. En gros nous suivons le cheminement durant lequel quelque chose comme l’individu s’est formé.
Plus qu’à une description de sa genèse proprement dite, c’est à la manière dont il évolue, que nous assistons. Ainsi au départ, donc, il n’est pas rien mais pas encore quelque chose. Il est un être quasi indifférencié et c’est à cette différenciation, relative mais réelle, à laquelle s’intéresse le texte. Mais en même temps, il met en perspective les mutations et les créations de nouvelles fonctions qui sont inventées par le vivant pour accéder à une plus grande complexité et en même temps pour réguler avec une certaine simplicité sa position dans le monde vis-à-vis des autres et maintenir une relation relativement cohérente avec son environnement. Alain Berthoz parle lui, dans son livre éponyme de Simplexité (Éditions Odile Jacob, 2009).
Évoquons donc ce texte avant d’en venir au sujet qui nous importe, la question de la vue, de sa genèse, et de celles des images. C’est en effet ce qui motive en sous-main le texte dès les premières lignes où il est question de ces « stries aux colorations vives et de formes qui sont très belles à nos yeux, comme, par exemple, nombre de coquilles des gastéropodes, indépendamment de tout rapport avec la visibilité ».

4 - Le théorème de l’amorphisme humain

Il semble que Calvino se situe du côté d’une certaine conception de l’homme comme être indifférencié.
Robert Musil nomme cela le « théorème de l’amorphisme humain » (Theorem des menschlichen Gestaltlosigkeit). « Le substrat, l’homme, n’est en fait qu’une seule et même chose à travers toutes les cultures et les formes historiques ; ce par quoi elle, et du même coup lui aussi, se distinguent, proviennent de l’extérieur, et non de l’intérieur. » Ou encore, en d’autres termes : « Je veux soutenir qu’un anthropophage, transplanté à l’état de nourrisson dans un environnement européen, deviendrait probablement un bon Européen, et que le tendre Rainer Maria Rilke serait devenu un bon anthropophage, si un sort malheureux l’avait jeté, petit enfant, parmi les gens des mers du Sud. Je crois la même chose d’un nourrisson grec du IVe siècle avant J.C., qu’un miracle aurait attribué par substitution à une mère du Kurfürstendamm, ou d’un jeune Anglais qui aurait été donné à une mère égyptienne de l’an 5000. »
La signification du théorème est que, contrairement aux hypothèses et aux affirmations de la phrénologie et de la physiognomonie historiques, l’homme est une matière première susceptible de revêtir les formes les plus diverses et les plus antithétiques, un être moralement amorphe, une substance colloïdale sans consistance interne ou « une masse liquide qui doit être formée ».

Marc Crépon du CNRS, dans un texte intitulé La compréhension mutuelle des peuples, Musil, Heidegger et l’idée de philosophie nationale, évoque avec précision le théorème de l’amorphisme humain ou plutôt les conséquences qui découlent de son adoption.

« De cette théorie de l’amorphisme humain, trois conséquences doivent être tirées.

1 - La première est qu’elle induit une théorie de l’histoire qui dissocie l’historicité de l’existence de toute appartenance à une communauté. Il s’agit en réalité de substituer la question du lieu à celle de l’identité…/...

2 - La deuxième conséquence de cette théorie est que l’approche de la diversité qu’elle propose court-circuite tout rappel de l’origine…/…

3 - Enfin la reconnaissance de l’amorphisme humain conduit à faire son deuil de l’idée même de promesse. Il n’y a pas de salut à attendre de l’accomplissement prophétique d’une révélation. L’histoire ne nous a pas donné de mission à remplir, dès lors que notre situation au carrefour de multiples appartenances, à l’intersection de nombreux faits, est imprévisible. La seule chose que nous puissions faire est d’essayer de modifier cette situation, de repérer par exemple tout ce qui relève en elle du fourvoiement, à commencer par les illusions de la foi dans l’avenir de la “race”, du “peuple”, de “l’état”. » (op. cit., p. 319)

Ces remarques peuvent paraître un peu loin de notre propos, pourtant, le théorème de l’amorphisme est présent en filigrane dans le texte de Calvino et les conséquences de ce théorème sont essentielles en particulier le point concernant l’idée même de promesse. Nous le savons, l’image est liée dans notre culture à la promesse. C’est même essentiellement autour de la question de la transmission de la promesse, celle dont est porteur le message chrétien en particulier mais aussi tout message en tant qu’il s’adresse à un autre, que se posent l’essentiel des questions relatives à l’image dans les débats théologiques et théoriques des premiers siècles de notre ère, débats qui ne cessent de se poursuivre dans les débats d’aujourd’hui.
Nous sommes, nous l’avons évoqué ici plusieurs fois, en particulier lors du séminaire consacré au texte de Günther Anders, dans cette situation que nous qualifions de post-historique et qui se caractérise par l’incapacité à décider ou du moins à échapper au piège auquel toute décision dans un monde probabiliste doit faire face, à savoir qu’elle oscille sans fin entre deux positions, les « en avant toute » et les « en arrière toute », comme le dit à peu près Musil dans L’homme sans qualité.

5 - Du pré-individuel à l’individuel

Mais la théorie de l’amorphisme ne fonctionne pas par l’existence de fonctions diverses, pré-individuelles, à partir de l’existence desquelles nous nous constituons dans la relation que nous impose et que nous entretenons avec notre environnement.
C’est de ce point de vue qu’est écrit le texte de Calvino. Il montre comment à partir d’un être vivant littéralement sans forme, amorphe au sens littéral, va se constituer, sur l’axe phylogénétique, l’infinité des espèces. L’absence de forme n’est donc pas une caractéristique négative mais bien à entendre comme signalant l’existence d’une sorte de réservoir de formes en puissance.
Ce qui importe, ce sont donc les mécanismes qui permettront à ces formes de voir le jour. Ce que nous suivons tout au long de cette fiction, c’est le processus accéléré de ce qui a pu se produire au long des cinquante derniers millions d’années, période qui a vu le passage du vivant de l’état d’amas de cellules apparemment sans avenir parce que sans projet, à l’état de populations diversifiées d’êtres variés capables de sentir, de penser et de se projeter dans l’avenir.

Retenons ce qui caractérise donc ces premiers amas de cellules. Mis à part le fait que, pour les nécessités de la narration, Calvino lui confère une dimension consciente d’entrée de jeu à travers une capacité minimale de réflexion, qui n’est d’ailleurs pas encore conscience de soi, puisque de moi il n’y a pas sans forme minimale à laquelle le mollusque de départ n’a pas encore accédé, Qfwfq, puisque tel est le nom du personnage, ne dispose pour être en relation avec le monde que de deux trous, une bouche et un anus. Il vit dans un monde où la différence entre un dehors et un dedans n’est pas encore définie.
Au fond, l’histoire que nous raconte Calvino est celle de la différenciation, qui ne peut se produire, comme nous le savons, que par le biais de la répétition d’actes et de situations quasi identiques. Cette répétition rend seule possible l’existence de micro variations qui sont, elles, la véritable source des modifications qui donnent naissance à la variété des espèces et à l’évolution des fonctions existantes vers l’acquisition-invention de nouvelles fonctions permettant de répondre aux situations nouvelles qui ont vu le jour.

La seconde page de ce texte est en effet très riche puisque sont évoqués la symétrie comme principe de base permettant aux variations de naître, l’illimitation de la pensée dans un état qui est antérieur à la pensée, le fait que cet état quasi originaire était caractérisé par une absence d’image puisqu’il n’existait aucun organe permettant de voir ni d’ailleurs de penser et l’absence de principe d’individuation, chaque cellule étant présentée comme susceptible de « penser » c’est-à-dire d’exister pour son propre compte.
C’est une sorte de pur être-là que nous présente Calvino, un Dasein qui ne correspond en rien à celui de Heidegger, mais qui est sans doute plus proche de ce que nous avons été en effet au cours de notre évolution.
Le statut que nous, « sujets », pouvons conférer à cette période du vivant, c’est de dire que les êtres vivants étaient des non-sujets, et cela parce qu’ils n’ont pas encore établi de relation avec d’autres.
Cet isolement est présenté avec un certain humour comme narcissique par Calvino, mais en fait c’est le passage vers une vie nouvelle peuplée d’autres et impliquant donc des relations avec ces autres qui fait l’objet de la suite du texte.
À partir de là, les enchaînements nous sont mieux connus, c’est l’affinement des sensations, c’est-à-dire un mécanisme plus raffiné de sélection permettant qu’émergent des prises de décision, à partir du repérage de différences minimales que seule la répétition permet de mesurer. Ces différences d’intensités, à l’intérieur de situations quasi identiques, permettent que se mette en place le fondement même de la différenciation.
Il s’agit de conférer à des états quasi identiques dans une situation vécue de manière répétée, une sorte de coefficient, coefficient qui trouve sa justification dans la reconnaissance d’une différence entre plaisir et déplaisir, entre satisfaction et désagrément.
Ce moment est concomitant de la reconnaissance de l’existence des autres, moment qui ne sera pour Calvino, jamais tout à fait effacé et qui persistera dans la manière dont la conscience ne cessera jamais de se figurer le monde, à la fois comme une source de sensations variables et variées et comme une sorte de phantasme inventé par elle ou de structure plus ou moins indifférenciée sur laquelle elle projette ses attentes.
Bien sûr, le désir va être le grand moteur des modifications ultérieures. Le désir est lui-même engendré par une saisie simplement plus raffinée des différences d’intensités à l’intérieur des états qui commencent à être perçus comme porteurs d’informations nouvelles. Pour Calvino comme pour nous, tout ce qui existe et se manifeste dans le monde est information ou plutôt le monde est constitué par l’information.

6 - L’information selon Simondon

De la même manière qu’il était manifeste que l’on pouvait relier certains aspects des théories de Bellmer avec celles de Simondon, on peut et on doit le faire ici. En effet, cette nouvelle de Calvino ne fait rien d’autre que de nous raconter une histoire de l’individuation.
Évoquons donc un instant la théorie de Simondon. Elle nous permettra de mieux comprendre ce qui sera en jeu lorsque nous parlerons de l’image.
Vous le savez, nous en avons parlé longuement l’an passé, ce qui caractérise la pensée de Simondon, c’est le couplage qu’il opère entre la notion d’information et celle d’individuation. Sans rentrer dans les détails, il importe de rappeler la spécificité de sa théorie. Elle est pour l’essentiel développée dans sa thèse publiée in extenso aujourd’hui aux éditions Jérôme Millon à Grenoble sous le titre L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information. On peut y lire ceci : « L’information n’est pas une chose, mais l’opération d’une chose arrivant dans un système et y produisant une transformation. » (op. cit., p. 159)
L’information est donc un « acte » ou « en » acte et elle s’oppose à une conception réifiée de la forme, conception qui sous-tend au fond les théories les plus classiques concernant aussi l’image, comme nous le verrons par la suite.
Pour Simondon, l’information est l’élément majeur de ce qui permet l’individuation à partir de ce qu’il appelle la résonance interne « qui est le mode le plus primitif de communication entre des réalités d’ordre différent. » (op. cit., p. 33, n1)
Le passage qui sonne comme un manifeste pour une nouvelle théorie de l’information se trouve page 31 de ce livre. Simondon est conscient de proposer une transformation radiale de la notion. Le voici.

« Un tel ensemble de réforme des notions est soutenu par l’hypothèse d’après laquelle une information n’est jamais relative à une réalité unique et homogène, mais à deux ordres en état de disparition : l’information, que ce soit au niveau de l’unité tropistique ou au niveau du transindividuel, n’est jamais déposée dans une forme pouvant être donnée ; elle est la tension entre deux réels disparates, elle est la signification qui surgira lorsqu’une opération d’individuation découvrira la dimension selon laquelle deux réels disparates peuvent devenir système ; l’information est donc une amorce d’individuation, une exigence d’individuation, elle n’est jamais chose donnée ; il n’y a pas d’unité et d’identité de l’information, car l’information n’est pas un terme ; elle suppose tension d’un système d’être ; elle ne peut être qu’inhérente à une problématique ; l’information est ce par quoi l’incompatibilité du système non résolu devient dimension organisatrice dans la résolution ; l’information suppose un changement de phase d’un système car elle suppose un premier état préindividuel qui s’individue selon l’organisation découverte ; l’information est la formule de l’individuation, formule qui ne peut préexister à cette individuation ; on pourrait dire que l’information est toujours au présent, actuelle, car elle est le sens selon lequel un système s’individue. » (op. cit., p. 31)

Nous sommes loin de ce que spontanément nous entendons par information, que ce soit dans sa définition cybernétique ou dans celle que nous utilisons tous les jours croyant percevoir à travers ce mot, le flux des données, des faits et des événements transmis à travers les mots ou les images.
Ce qui importe ici, c’est de noter que l’information n’est jamais un terme unique et qu’elle agit dans un système de couplage que Simondon nomme l’amplification.
Mais l’élément essentiel, c’est que cette définition de l’information suppose et implique « pour qu’on puisse parler d’elle, une conscience qui la reçoive et qui soit à son origine. » (Simondon, Communication et information, préface de Jean-Yves Château, p. 30)
Information communication et réception sont donc les trois pôles qui caractérisent cette théorie de la réception.
Suivons un instant Jean-Yves Château dans la synthèse qu’il propose de cette théorie. Vous allez vous apercevoir en entendant ces phrases que c’est d’une certaine manière une sorte de résumé un peu théorique du texte de Calvino.

« Comme l’individuation, la notion d’information suppose que la réalité soit conçue comme les conditions générales de la communication le supposent : d’abord un état initial précédant l’individuation, où la réalité soit au commencement inindividuée et sans forme ; ensuite, la possibilité que l’individuation et l’information puissent provenir de cet état initial inindividué et informe ; et puis comme conséquence, qu’à l’intérieur de cet état initial préindividuel puissent se produire de la communication, de la résonance internes ; que de cet état initial à l’état individué et informé, le passage puisse se faire par une amplification transductive et irréversible. Enfin, ce modèle ontologique et ontogénétique de la réalité initiale préindividuelle, correspond avec le fait que ce qui établit cette communication (c’est-à-dire ce qui déclenche cette amplification) doit pouvoir être une incidence énergétique relativement indéterminée et faible (susceptible d’advenir dans l’état préindividuel, ou ce qui en demeure au cours de l’individuation du système), et, dans cette mesure, c’est avant tout le système récepteur (en devenant système récepteur de ce fait même, à cette occasion), qui est susceptible de faire que cette incidence est ou non reçue, et reçue ou non comme une singularité, une eccéité, un événement et ainsi comme une information. » (op. cit., p. 31)

Notre personnage, portant le doux nom de Qfwfq, répond à l’ensemble de ces critères. Ce que nous raconte Calvino, c’est une version plausible quoique tout à fait imaginaire de l’évolution en tout cas de l’évolution comme processus d’individuation.

II - Ces formes si belles à nos yeux

1 - Amplification

Revenons à la fois au tout début du texte et aux derniers paragraphes, c’est-à-dire à la question qui nous préoccupe, celle du statut des images ou plus exactement du visible et de la vision, de la genèse de la vision dans le schéma évolutif et généalogique que nous présente ce texte qui dessine aussi un cadre philosophique à travers lequel nous allons tenter d’avancer.
Rappelons-nous le premier paragraphe en italique : « Pour la plupart des mollusques, la forme organique visible n’a pas grande importance dans la vie des membres de l’espèce, étant donné qu’ils ne peuvent pas se voir entre eux ou n’ont, des autres individus et de l’environnement, qu’une perception vague. Ce qui n’empêche pas l’existence de stries aux colorations vives et des formes qui sont très belles à nos yeux (comme par exemple nombre de coquilles de gastéropodes), indépendamment de tout rapport avec la visibilité. »

La nouvelle de Calvino, même si elle se développe autour de l’histoire de ce mollusque antédiluvien, a pour objectif essentiel de tenter de comprendre le mystère même de la vue, de l’existence de la vue et surtout de cette disjonction essentielle qui se produit entre production de formes visibles et impossibilité de les voir, entre production de beauté et absence de fonction de cette beauté. En effet lors même que chez certains êtres parmi les plus anciens, le développement de la vue n’a pas eu lieu, dans le même temps, d’autres ont acquis au cours de l’évolution cette capacité de voir, et ce sont eux qui produisent des formes et des couleurs qui sont pour les yeux un enchantement.

C’est donc à la dernière partie de ce texte, la partie III, que nous allons nous intéresser maintenant.
Il est important de noter que Calvino à ce moment du texte - après nous avoir fait passer à travers quelques millions d’années et nous avoir conduit dans la partie II jusqu’à un homme du vingtième siècle -, fait retour sur cet écart essentiel qui s’est produit au cours de l’évolution et qui a vu l’apparition d’êtres vivants dotés de la vue lors même que d’autres ne le sont pas.
En conférant à Qfwfq une sorte de connaissance globale de ce qui a eu lieu durant ces cinquante millions d’années, Calvino nous permet de penser cet écart, cette différence comme la manifestation même d’une question. Pourquoi existe-t-il des êtres vivants qui sont la source de productions visibles et visuelles lors même qu’il n’y a pas ou en tout cas pas encore de regard pour les appréhender ?
Cette situation paradoxale permet à Calvino de déployer une théorie de la naissance de l’image tout à fait particulière.
Tout d’abord il remarque que la création d’une forme aussi infime et apparemment sans importance que celle d’une coquille autour d’un mollusque a cependant un effet sur la forme même du monde. Nous retrouvons ici une position qui se rapproche étroitement de la théorie de l’amplification telle que Simondon la formule. L’amplification, rappelons-le, est « le déclenchement au moyen d’un système apportant une incidence énergétique minime, d’un autre système possédant une énergie beaucoup plus importante », comme le remarque Jean-Yves Château (op. cit., p. 27)

2 - Avant l’image

L’apparition d’une coquille, - et avec elle d’un grand nombre de coquilles puisqu’à l’évidence il y a un grand nombre de mollusques identiques à notre narrateur, même si ceux-ci ne sont pas évoqués pour les besoins de la cohérence de la fiction -, l’apparition de cette coquille dotée outre d’une forme singulière, d’une réceptivité à la lumière qui engendre des effets spéciaux, comme celui des couleurs en particulier, fait donc exister dans le monde quelque chose qui a un statut particulier et que Calvino nomme l’image.
L’enjeu de ce texte, c’est dans un premier temps de montrer que l’image précède la chose même telle qu’elle apparaîtra par la suite dans le système émetteur récepteur, puisque pour le moment, il y a bien un émetteur, mais qui ne sait pas qu’il émet et il n’y a pas de récepteur.

« La coquille ainsi était en mesure de produire des images visuelles de coquilles, qui sont des choses très semblables…/… Une image présupposait par conséquent une rétine, laquelle à son tour présuppose un système compliqué qui aboutit à un encéphale. »

Pourtant les choses ne sont à la fois pas si simples et beaucoup moins compliquées qu’on ne le pense généralement lorsque l’on aborde cette fausse question de la poule et de l’œuf. Car c’est bien de cela dont il est question dans ce texte, de l’engendrement de la vue, de la vision et du visible. Engendrement signifie tout autre chose qu’origine. Nous avons tendance à penser que c’est quelque chose comme un sujet constitué qui, d’une certain manière, déciderait de projeter quelque chose de lui vers un dehors inconnu afin de le connaître. Nous avons tendance à croire que le sujet préexiste à tout. Ce n’est pas le cas. Et même en ce qui concerne l’engendrement des instruments susceptibles de permettre de saisir quelque chose au-dehors, de l’engendrement de quelque chose comme l’œil donc, les choses se passent plutôt autrement.
Rien de cela, l’œil, la vue, n’existerait sans l’antériorité de cette production de quelque chose susceptible d’être vu, regardé même, admiré aussi bien, mais par des entités qui elles-mêmes ne voient pas. Ce ne sont pas encore des images, parce qu’il n’y a pas de récepteur pour les recevoir, mais ce sont, pouvons-nous dire avec Calvino, des images en puissance. Il ne manque rien pour qu’elles le deviennent, et elles ne deviendront des images que dans le développement parallèle des vibrations lumineuses que ces coquilles émettent, et d’une structure réceptrice. Oui, il faut quelque chose comme un œil et comme un encéphale pour que quelque chose comme la vue puisse exister.

Et le mystère est bien là dans ce fait que des êtres vivants comme des mollusques à coquilles engendrent des structures visibles alors qu’aucun œil n’existe pour les voir, en tout cas en eux. Ils produisent quelque chose qu’ils ne peuvent pas percevoir et pour laquelle ils n’ont pas et ne développeront pas d’instrument de perception.
C’est de et dans ce décalage, dans cet écart que l’image naît.

3 - Invention de l’image

« Pour moi, je ne possédais rien de ce matériel, et donc j’étais le dernier à pouvoir en parler ; pourtant je m’étais fait mon idée à savoir que l’important était de constituer des images visuelles et ensuite les yeux viendraient par voie de conséquence. »

Transmettre précède recevoir, même si ce qui est transmis ne commence à exister qu’à partir du moment où cela est reçu. Ce que nous donne à penser Calvino, c’est une inversion de notre croyance spontanée de sujets conscients, à savoir que nous serions l’origine de nos perceptions. L’autre version, on la connaît, c’est de croire que tout a été produit par une entité extérieure omnipotente, un dieu donc. Le sujet est et reste le doublet faussement transcendantal du dieu.
L’image dans son interprétation classique est prisonnière de ce double piège, qui voit en elle une entité dégradée par rapport à une forme considérée comme absolue, intangible et incorruptible et une entité instable et de moindre valeur par rapport à une forme incarnée dans une matière solide. Le caractère post posé de cette conception de l’image est l’un des points majeurs qui oblitèrent une approche de l’image comme entité dynamique, c’est-à-dire générant et participant à une dynamique qu’il va falloir tenter de préciser. Ce texte de Calvino participe de cette révision conceptuelle nécessaire au sujet de l’image.
L’image n’est donc pas ce qui existe à la rencontre des projections d’un sujet ou d’une conscience et de la reconnaissance par eux, de la consistance de la réalité.
Au contraire, l’image est l’un des éléments majeurs de l’engendrement même de la réalité et de la perception. Elle est quelque chose qui est transmis avant de pouvoir être reçu, qui existe sans exister, qui est émise sans être reçue donc, avant de pouvoir exister en tant que telle. Elle est une information au sens de Simondon, qui ne doit pas prétendre à une consistance telle qu’elle deviendrait une chose matérielle.
Ce n’est que dans un mouvement qui tend à établir une relation entre les deux pôles entre lesquels une tension s’instaure, que l’engendrement de quelque chose qui n’existe pas, puisque cette chose n’est pas perçue ou reçue, pourra exister.
L’image est la relation entre ces deux pôles que sont les vibrations lumineuses engendrées par les coquilles et la possibilité chez d’autres êtres vivants de percevoir ces vibrations émises par les coquilles.

C’est du dehors que vient la possibilité de la vision mais celle-ci n’existera que par une adaptation du corps récepteur à cette émission d’information en vue de la recevoir, c’est-à-dire par la construction d’une structure en permettant la réception.

« En somme le complexe œil-encéphale, je le pensais quant à moi comme un tunnel creusé depuis l’extérieur, sous l’action de ce qui était prêt à devenir image, plutôt que depuis l’intérieur, c’est-à-dire à partir de l’intention de capter une image quelconque. »

L’image ici n’est donc pas une chose mais ce qui est produit au cœur d’une différence de potentiel en train de se constituer. L’image est le devenir des vibrations et des intensités qui trouvent un récepteur. Le reste n’existe pas, se perd tout simplement dans le non-lieu de l’univers. L’image est ce qui se constitue, en tout cas dans cette nouvelle de Calvino, entre un être vivant qui produit quelque chose dont il ne sait pas qu’il peut être visible et d’autres êtres vivants qui ont des yeux mais ne savent pas qu’il y a quelque chose à voir.
L’image est le produit de deux extériorités émettrices de vibrations sans signification, d’éléments qui ne sont pas des signes donc et qui se vivent comme deux intériorités potentielles. Ces deux univers constituent par leur existence même deux polarités qui engendrent des écarts entre ce qu’ils sont et ce qu’ils peuvent percevoir d’eux-mêmes et c’est dans cet écart que se forme la possibilité de l’altérité, de l’appréhension de l’existence de quelque chose d’autre qu’eux-mêmes.

« Tandis que nous, nous étions acharné à faire le plus gros du travail, c’est-à-dire à faire en sorte qu’il y eût quelque chose à voir, eux, sans en avoir l’air s’occupaient du plus facile : adapter leurs organes récepteurs paresseux et embryonnaires à ce qu’il y avait à capter, c’est-à-dire nos images. »

4 - L’image sans modèle

Comment ignorer que dans la culture occidentale l’image est à la fois prise en étau et déchirée entre deux forces contradictoires qui sont d’une part l’attraction mimétique et d’autre part la répulsion « physique » entre un modèle supposé parfait et sa représentation éternellement dégradée parce qu’éternellement tendue vers un miracle inaccessible, celui d’une coïncidence retrouvée entre elle et son origine ?
Dans une approche dynamique de l’image conçue à partir du vivant, on se trouve confronté à quelque chose qui peut nous surprendre mais qui est inévitable. La production du visible ne répond à aucun appel d’un invisible quel qu’il soit, monde des idées ou dieu, et où qu’il soit situé, forme idéale hantant un ciel inaccessible ou schème mental irreprésentable dérivant dans le labyrinthe de notre cerveau.
Dans le monde que nous décrit Calvino, l’image est sans origine, elle est à la fois ce qui permet un processus, ce qui le met en branle et son résultat.
Elle est « un opérateur perceptif et cognitif » pour reprendre l’expression de Tania Vladova, lorsqu’elle évoque la conception de l’image qui naît à la croisée de l’esthétique analytique et de la bildwissenchaft dans son texte, L’image dans l’esthétique contemporaine (L’image, Éditions Vrin, Paris 2007, p.195).

« Tous ces yeux étaient les miens. C’est moi qui les avais rendu possibles ; j’avais eu le rôle actif ; je leur fournissais la matière première, l’image. Avec les yeux, tout le reste était venu. »

D’une certaine manière dans l’univers que nous décrit cette nouvelle, tout est image, ou plus exactement l’image est le nom même de la consistance des choses et des êtres, car c’est par l’image qu’ils communiquent entre eux et comme image qu’ils existent les uns pour les autres.
Disant cela, il nous faut tenter de mettre entre parenthèses nos réflexes, il faut tenter de les inhiber, afin de libérer un espace-temps mental pour une conception de l’image qui prenne en compte la complexité de notre situation et la rende pensable.
Acceptons donc de NE PAS penser à l’énoncé du MOT image, qu’une image est quelque chose de matériel, un tableau ou une photographie, un flux sur un écran ou le déroulement d’un rêve dans notre cerveau.
S’il est possible de s’exprimer ainsi essayons d’imaginer l’image autrement.
Qu’implique le fait de dire que l’image est un opérateur perceptif et cognitif ? Cela implique d’accepter l’idée qu’une image, que les images n’ont pas de modèle et donc, cela implique de les extraire de la question de la mimésis.
Elles ne ressemblent ni ne dissemblent, elles expriment des relations, des tensions, ou des rapports de forces entre des éléments qui eux-mêmes sont aussi bien virtuels, réels, matériels qu’imaginaires. Elles sont le vecteur de la relation et la relation elle-même qui peut exister entre ces domaines incommensurables.
En un sens Calvino a raison de laisser entendre que tout est image, si l’image est la manière la plus perceptible de l’effectuation de la rencontre entre des univers hétérogènes, comme la lumière et la matière par exemple, ou la forme et l’espace, les variations temporelles de forces et leurs incarnations actuelles ou encore la pensée et la sensation.

L’image est à la fois :

1 - ce que produit et émet comme intensité variable le vivant mais tout autant la terre comme élément du cosmos et détermine la possibilité d’une extériorité,

2 - ce qui s’invente pour le vivant en parallèle aux intensités qu’il émet et donc ce qui détermine la possibilité d’une intériorité,

3 - ce qui relie ces émissions d’intensités parallèles et constitue le dehors en le révélant peuplé de « semblables différents » à un dedans dans lequel se sont formés des éléments visibles en puissance,

4 - ce qui constitue donc à la fois la manière dont chaque être se présente à lui-même et à l’autre, aux autres et la forme que prend cette donation.

L’image se constitue à la croisée de ces faisceaux qui n’ont, en tant que tels, aucune signification mais constituent des embryons de fonctions qui, en se répondant, confèrent à l’image, à la formation de laquelle ils président, un sens qui n’est autre que l’ensemble de ses fonctions ou si l’on veut de ses rôles.
L’image est si l’on peut le dire ainsi sans « être » dans la mesure même où elle est pure activité. On pourrait appeler « imaginal » ce plan sur lequel se croisent et auxquels donnent naissance en se croisant, les différentes « manières » de l’image.

Conclusion

Sans modèle, l’image n’est pas orpheline, bien au contraire, elle est simplement extraite de sa gangue d’immobilité pour s’intégrer dans le mouvement même de la vie et de la création continuée.
Cette nouvelle de Calvino nous a permis d’esquisser une théorie possible de l’image qui puisse permettre d’articuler ensemble les données qui sont les nôtres aujourd’hui.
Pourvoyeuse de métaphores, et de métaphores liées au psychisme en particulier comme l’a bien montré François Brunet, dans son livre La naissance de l’idée de photographie, le concept d’image doit être repensé aujourd’hui afin que nous puissions prendre en charge à la fois les nouveaux types d’image matérielle que les appareils permettent de réaliser et les mutations qu’entraînent leur multiplication et leur production.
Si un texte comme celui de Calvino a pu nous y aider, c’est qu’il nous a permis d’envisager la manière dont quelque chose dont nous sommes issus et qui nous reste impensable, a pu se produire. Cette genèse des images à partir de l’évolution du vivant nous offre un panorama singulier. En effet nous remarquons que la dimension dans laquelle quelque chose comme l’image peut exister est une dimension littéralement abstraite, une sorte d’interface entre une matière qui ne peut encore se penser et une pensée qui ne peut encore se percevoir comme pensée.
Le parallèle que nous pouvons et je crois que nous devons établir avec notre situation actuelle est évident.
On pourrait considérer que les appareils, qui produisent des images inventées ou conçues par les hommes mais qui ont acquis une sorte d’autonomie, (« l’imagination s’est changée en hallucination », disait Flusser), constituent avec les hommes un nouveau couplage qui fait d’eux une sorte d’équivalent de la coquille des mollusques de la nouvelle de Calvino et des hommes l’équivalent de la chair de ces mollusques.
Chaque entité émet et reçoit des images et l’image s’impose donc de manière de plus en plus manifeste comme le plan de consistance qui non seulement relie entre eux appareils et hommes, mais constitue leur être même, si l’on peut encore parler d’être.
La donation de sens ne s’effectue qu’en fin de course, au moment où en quelque sorte les images s’effacent pour laisser place à ce que nous nommons réalité. Mais l’effet de cette prolifération des images dans notre vie est sans doute aujourd’hui de démonétiser la signification et les enjeux qui se sont concentrés autour d’elles au profit des modes de formation du sens.
Si nous faisons face à une sorte de complexification proliférante dûe en fait à l’accumulation des images, il est nécessaire de penser comment simplexifier cette prolifération. Il n’est pas certain que ce soit les appareils qui permettent de réaliser cette simplexité, mais que ce soit à l’homme, à la pensée, de le faire. À l’évidence, une redéfinition du concept d’image comme opérateur perceptif et cognitif constituera le moment majeur de cette évolution à la fois inévitable et nécessaire.
Ce que les appareils permettent de penser en tout cas, c’est quelque chose comme la dimension résolument « abstraite » de l’image, ou plus exactement son absence de dépendance par rapport à la réalité comme modèle ou substrat, et le fait qu’elle est par contre production « pour rien » de variations lumineuses et énergétiques.
Ce pour rien est à mettre au cœur de la question du statut de l’image. On pourrait alors dire d’elle, l’image, qu’elle est comme la rose d’Angelus Silesius, médecin, poète et mystique allemand du XVIIe qui écrivit ce distique au premier livre de ses poésies spirituelles publiées sous le titre, Le Pélerin Chérubinique. Description sensible des quatre choses dernières :

Ohne Warum
Die Ros’ ist ohn’ Warum, sie blühet weil sie blühet,
Sie ach’t nicht ihrer selbst, fragt nicht, ob man sie siehet. (I, 289)

Sans pourquoi
La rose est sans pourquoi ; elle fleurit parce qu’elle fleurit,
N’a souci d’elle-même, ne cherche pas si on la voit."

Voilà, restons-en là sur ce mystère au cœur des images, qui est peut-être qu’elles sont aujourd’hui encore toujours là pour rien comme les stries dans la coquille du mollusque de la nouvelle de Calvino. Personne pour les voir et pourtant elles construisent par leur existence même la structure d’une attente dans laquelle viendra se loger une nouvelle forme de perception encore à inventer pour un être percevant et pensant lui aussi à inventer.

1 mars 2011