jeudi 30 juin 2011

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Un trouble de mémoire sur le Capitole

Notes sur le serment « manqué » de Barack Hussein Obama

, Silke Schauder

Nous sommes le 20 janvier 2009, 12 h 05. Lors de l’investiture du 44e Président des Etats-Unis, Barack Hussein Obama prête serment sous l’autorité du Chief Justice John G.Roberts Jr. Alors que toute la planète retient son souffle, le déroulement de la cérémonie sera entaché de plusieurs erreurs qui non seulement en gâchent la solennité, mais ont généré, à travers l’amplification par les médias, un doute sur la légitimité même de l’accès au pouvoir d’Obama.

Pourtant, la communauté internationale s’est accordée, à l’avance, pour reconnaître la portée historique de ce moment dont l’attente semble comme déjouée par la réalisation quelque peu maladroite du serment. Certes, le trouble au cœur de ce swearing in peut paraître émouvant, signe d’une faiblesse passagère, marque par trop compréhensible de la pression extrême à laquelle les deux hommes étaient exposés : leur situation immédiate, à la fois personnelle et historique, s‘insérant dans le cadre plus vaste de l’Histoire des Etats-Unis, et passant, celle du Monde, en ce qu’elle interroge la capacité de changement et de dépassement des conflits, clivages et déchirements de la planète.

Dans le droit fil de la Psychopathologie de la vie quotidienne de Freud, qu’est-ce que, dans ce ratage, a réussi ? Qu’est-ce qui a fait sens dans un protocole si heurté, si mal accompli, alors que l’article 2 de la Constitution, en apparence simple, ne contient que 35 mots que voici : « I do solemnly swear that I will faithfully execute the Office of President of the United States, and will to the best of my Ability, preserve, protect and defend the Constitution of the United States », mots que le futur Président doit répéter à la lettre, après le Chief Justice, qui représente l’autorité suprême du pays en termes légaux.

Faithfully or not faithfully, that is the question…

Que s’est-il passé au juste ? Afin de démêler le vrai du faux et de pouvoir déterminer qui a fait trébucher qui sur les mots comment, où et pourquoi, regardons de plus près la vidéo disponible sur youtube et la transcription exacte par la MSNBC de l’échange entre Obama et Roberts. Il se déroule après que le Chief Justice ait demandé à Obama : « Are you ready to take the oath, Senator ? », Obama répondant par un solennel et très digne : « I am ». Citons la suite :

1 ROBERTS : I, Barack Hussein Obama...
2 OBAMA : I, Barack...
3 ROBERTS : ... do solemnly swear...
4 OBAMA : I, Barack Hussein Obama, do solemnly swear...
5 ROBERTS : ... that I will execute the office of president to the United States faithfully...
6 OBAMA : ... that I will execute...
7 ROBERTS : ... faithfully the (president’s) office of president of the United States...
8 OBAMA : ... the office of president of the United States faithfully...
9 ROBERTS : ... and will to the best of my ability...
10 OBAMA : ... and will to the best of my ability...
11 ROBERTS : ... preserve, protect and defend the Constitution of the United States.
12 OBAMA : ... preserve, protect and defend the Constitution of the United States.
13 ROBERTS : So help you God ?
14 OBAMA : So help me God.
15 ROBERTS : Congratulations, Mr. President.

Le dispositif du serment repose sur plusieurs opérations de langage devant assurer, par leur exécution exacte, le passage d’un être à sa fonction. Ces opérations sont modelées sur les pratiques ancestrales du rite, le langage retrouvant sa fonction première d’incantation et de pratique magique. Mais comment fonctionne le serment, comment, et par quelles opérations de langage, est fabriqué un Président ? Sur le plan linguistique, un serment est un performatif qui fait coïncider, par son accomplissement, l’acte et la parole qui le désigne. Quand c’est dit, c’est fait, et on comprend l’affolement de la Maison Blanche le 20 janvier 2009, le serment mal dit insinuant un mal fait qui risquait d’entacher, à l’instar d’un méfait, le faire futur du Président. D’où la nécessité d’une deuxième prise le lendemain, qui a été introduite par un Obama très détendu : « C’était si amusant qu’on a décidé de le refaire. »

Comment, lors de l’investiture d’Obama, ce processus délicat dont le monde entier attendait l’accomplissement a-t-il été perturbé, illustrant à la fois la théorie du chaos, de l’effet papillon et la Loi de Murphy ? À quel moment le grain de sable est-il entré dans la machine pour la détraquer ?

…faithfully execute

Des commentateurs soutiennent que l’intervention prématurée d’Obama (cf. 1-2) aurait déstabilisé le Chief Justice jusqu’à lui faire oublier le texte exact de la constitution. Nous verrons que les erreurs du dernier sont loin d’être anodines, suivant de près la logique, si ce n’est la loi, toujours implacable, de l’inconscient. Leurs interventions respectives s’articulent bien en 3 et 4 pour se désarticuler, se déphaser, se désynchroniser de nouveau, lors de la séquence 5 dans laquelle Roberts introduit deux erreurs dans la formule consacrée par la Constitution : « that I will execute the office of president to the United States faithfully ».

Comment comprendre, d’abord sur le plan individuel, puis sur le plan du collectif, ces deux lapsus ? Le terme inducteur de trouble a été de toute évidence « execute » qui possède, comme en français, deux sens, « exécuter » dans le sens d’accomplir et « exécuter » dans le sens de tuer. Roberts réalise-t-il à ce moment crucial de l’investiture d’Obama que par ce verbe qui sacre l’action future du Président, il réalise un meurtre symbolique ? Que dit-il et que dit son inconscient à ce moment-là ? Dans la substitution « of the United States » par « to the United States », il exprime sa loyauté envers l’ancien Président des Etats-Unis. Dans un téléscopage et une confusion des places vertigineux, le fait que Bush quitte des fonctions, fait sortir Roberts de ses fonctions. Le Chief Justice qui, en déplaçant le terme « faithfully », rejeté à la fin de la phrase, cherche-t-il à signifier au nouveau Président qu’il le trouve déplacé et qu’il lui retire sa confiance ? Comme il ne peut attaquer Obama ouvertement, il attaque le texte de la Constitution, ce qui, pour un Chief Justice devant un respect inconditionnel aux textes, est le comble de l’infamie : c’est la Loi elle-même qui devient folle.

Alors qu’il aurait dû être inséré entre « will » et « execute », le terme « faithfully est censé colorer le deux verbes, la modalité et l’action, par son halo d’authenticité. Si son déplacement indique que Roberts est pris dans un conflit de loyauté par rapport au Président sortant envers lequel il règle sa dette, il n’est pas moins pris dans un nouveau filet qui se resserre sur lui. Ayant retiré à Obama le fameux « faithfully », il disqualifie la future action du président qui va tout juste travailler, et encore… Un simple gratte-papier exécutant des ordres, rien de plus. Mais certainement pas un président.

Malgré la pression énorme de la situation, Obama se rend immédiatement compte de l’erreur de Roberts. Mais que faire ? Il est pris à son tour dans un dilemme : il ne peut pas sortir de la situation – le serment exclut par définition toute méta-communcation. Impossible d’interrompre la cérémonie et faire remarquer à Roberts, devant les milliers de caméras du monde, son erreur. Il ne peut pas non plus sortir de la dictée et corriger lui-même la formule puisque, pour être valide, elle doit être énoncée à l’origine par le Chief Justice dépositaire et garant du texte consitutionnel. En même temps, l’intégrité et l’honnêteté d’Obama lui interdisent de fonder son investiture sur une erreur. Sa présence d’esprit extraordinaire lui dicte la conduite suivante, qui est la seule pour sortir du dilemme : il répète la formule erronée « that I will execute », et marque un temps d’arrêt après cette séquence, à tort interprété comme un trou de mémoire. Puis, par un hochement de la tête presque imperceptible, il signifie à Roberts de reprendre à son tour la parole. Et il lui fait son plus beau sourire quand le Chief Justice restitue le fameux « faithfully ». Obama dicte au Chief Justice non le texte en lui-même – il est trop respectueux du contrat de communication qui le lie au processus même de prêter serment – il lui dicte, de manière analogique, sa conduite. Son respect de la lettre, de la Constitution et à travers elle, de l’Amérique, est supérieur au respect des erreurs de son interlocuteur. La dimension exceptionnelle, proprement présidentielle, d’Obama se montre dans cette intervention : il ne ridiculise pas Roberts, et avec lui, l’Amérique aux yeux du monde entier. Mais par ce hochement de tête, il le contraint de corriger lui-même son erreur. Affable, Roberts s’exécute . Mais c’est pour commettre une nouvelle erreur, encore pire. Une véritable catastrophe a lieu dans l’articulation entre la séquence 6 et 7 :

6 OBAMA : that I will execute...
7 ROBERTS : ... faithfully the (president(s)) office of president of the United States.

Au vu des erreurs de ponctuation de l’échange, du déphasage et des scansions qui ont déjà miné les tours de paroles précédents, nous ne pouvons pas ne pas lire cette séquence comme un seul texte, en continu, pour qu’il délivre tout son sens : « that I will execute... faithfully the president . » Pour des raisons évidentes, cette répétition n’a pas été transcrite par la MBNSC, qui a opéré à son tour un véritable travail de censure. Mais elle est audible sur la bande sonore du serment, ce nouveau lapsus exprimant tout d’abord les vœux de mort que nourrit Roberts à l’égard d’Obama non seulement en tant que personne, sur le plan d’une simple rivalité entre hommes, mais en ce qu’il est en passe de devenir, à savoir un symbole, non seulement pour les Etats-Unis, mais pour le monde entier. Puis, dans un retour du refoulé favorisé par l’énorme pression et la charge émotionnelle de la situation, apparaît dans son lapsus l’innommable qui se tient au cœur même de l’Amérique, un de ses traumatismes les plus anciens : la mort par exécution du président.

Obama, même sous l’assaut de cette représentation insupportable qui le confronte brutalement avec sa propre mortalité alors qu’il s’apprêtait à entrer dans l’Histoire, rétablit de nouveau le sens de la phrase, ce qui équivaut à rétablir la Loi : il recentre sa répétiton sur l’essentiel : « the office of President » et fait apparaître le désormais fameux « faithfully » à la fin de sa phrase pour lui rendre, à travers l’emphase, tout son sens. Deuxième solution géniale à la crise de confiance, puis l’attentat symbolique que commet Roberts sur lui. Par cette attitude, Obama fait montre d’une contenance extraordinaire - en gardant pour seul cap dans cette galerie de miroirs où brillent les résonances et réverbérations fantasmatiques les plus folles et où se trouve condensée l’histoire à la fois de l’Amérique et de l’Amérique « the office of president of the United States ». Non, il ne faut pas parler ni du bureau du Président « the President’s office », ni des assassinats passés, présents, ou à venir, on parle de la fonction qu’il faut restaurer coûte que coûte. Implacable, Obama place la fonction avant l’homme, et la pérennité de sa mission avant toute gloire personnelle. Et, si possible, « faithfully ».

Le lendemain, à 7 h 35, il convoque le Chief Justice pour refaire, cette fois-ci « faithfully », le serment dans la salle des Map Room à la Maison Blanche. Cette salle porte son nom depuis que Franklin D. Roosevelt, pendant la Deuxième Guerre Mondiale l’utilisait pour consulter des cartes du monde s’assurant de l’avancement de ses troupes, notamment du Débarquement en Normandie. C’est là qu’Obama, avec un sens du genius loci et de la stratégie militaire exceptionnelle, convie Roberts. Sur la seule photographie officielle, ils ont changé de côté : Obama est à droite, Roberts est à gauche. Le portrait de Washington est au milieu. Je me plais à rêver qu’Obama, avant de congédier Roberts, lui montre la carte du monde. Vous avez vu à quel beach a eu lieu le débarquement ?

Nous rendons hommage à travers ce titre au texte fondateur de Freud, Un trouble de mémoire sur l’Acropole (1936) qui, dans sa fameuse lettre à Romain Rolland, a brillamment analysé la peur du succès, la gêne paradoxale ressentie au moment de l’accomplissement d’un rêve et la question cruciale dont tout prend origine : « et si Monsieur le père voyait cela ? »