mercredi 30 juillet 2014

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Un requiem allemand — 1986

, Werner Lambersy †

Depuis des années, un requiem allemand me poursuit, me hante, par son déploiement d’ailes au-dessus de la clameur, comme les gouffres, le précipice suivent celui qu’ils savent sujet au vertige !

Depuis des années, un requiem allemand me poursuit, me hante, par son déploiement d’ailes au-dessus de la clameur, comme les gouffres, le précipice suivent celui qu’ils savent sujet au vertige ! Le souffle ténébreux, l’essor de son ample partition m’élève aux horizons vides sans pensée, consolation ni promesses ! Mais pas les psaumes, le régiment des chœurs, les poupées peintes de nos paniques, ce camouflage verbalisé de notre honte et l’hymne insomniaque, dont nous abreuvons le silence d’un dieu, mis en scène par l’espérance, notre faute la plus grande, après l’illusion puérile de durer et l’abandon de notre liberté !

« Un requiem humain », disait Brahms ! Et jamais depuis, l’homme n’a mieux montré jusqu’où pouvait aller, sans fin, l’horreur collective de détruire, où notre hubris fait basculer l’harmonie du monde dans un tohu-bohu criminel par sa constante cruauté et la féroce gloire de se vautrer dans l’or ! La solution finale ne fait peur à personne, même si l’on sait que l’énergie noire dévorera la matière sombre jusqu’à l’extinction totale des soleils.

Il fait froid, et déjà sombre, ce soir de févier 1986, quand je me présente devant les grilles cadenassées de la villa où se tint en 1942 la conférence de Wannsee ; depuis la gare, d’où je suis venu à pied, la neige a effacé mes pas ; je suis seul, dans un quartier bourgeois aux volets clos, où les chiens aboient comme hurlent des loups. Mon père, quarante ans plus tôt, invité lui aussi, roulait dans une berline officielle ; on salua militairement sa visite ; le Literarische Kolloquium Berlin m’attend demain pour une lecture traduite et publiée par Hitzerroth verlag de Quoique mon cœur en gronde, mon dernier recueil ; personne n’est venu à ma rencontre…

Maintenant, il fait presque nuit. On ne voit pas le lac ; on le sent proche. On imagine, sur le miroir éteint de l’eau noire, la lente, la légère, l’enveloppante avalanche oblique des flocons, traversée par les derniers hérons cendrés…On pense au Japon qui, en 1942, venait d’entrer en guerre ! On avait trouvé un piano à queue intact dans Stalingrad en ruines ; dans le désert cyrénaïque, des cornemuseurs en kilt, tête nue devant les troupes, couvraient les mitrailleuses, comme des oies sauvages qui à grands cris retournent au pays. On respirait mal dans l’U-boot en plongée ! On respire mal dans la mémoire ! On meurt sur les mines et les barbelés du Mur.

Ne comptez pas sur les passants ! Les plus jeunes ignorent, les plus vieux préfèrent se taire ; entre les deux, ils ne descendront pas de voiture ; quelques femmes dont mon accent allumera les yeux, peut-être, plus tard… Mais leur demander un hôtel me semble impossible ; pourtant mes souliers de ville sont trempés, mon sac est lourd et j’aimerais dormir. On dit qu’au soir de la conférence Heydrich se permit un verre de cognac en compagnie des invités et que, de la terrasse, la vue sur les jardins et le vol des grands cygnes au-dessus du Wannsee était superbes. Il n’aurait pas été étonnant, qu’émus par l’alcool et le sentiment d’une victoire, ils chantent en chœur le Horst-Wessel Lied ou Alte Kamarade.

Pataugeant dans la boue brunâtre d’un sentier forestier vers, au loin, une frange de lumières et sa rumeur de DCA autoroutière, moi, plein d’une Espagne Pour qui sonne le glas, j’en suis aux Moersoldaten et, bientôt perdu par l’absence de repères, le bas du pantalon botté de glace et fouetté de fougères, je ne vois du ciel que le trou énorme de la nuit et le sulfure agité de la neige ; aussitôt, me revient à l’esprit comment, en 1944, rue Rogier à Bruxelles, nous avions dégringolé nos trois misérables étages, pour voir passer depuis la rue les bombardiers en route vers Berlin. Le grondement semblait sans fin ; le ciel, fermé à jamais !

Neige et nuit, nuit et brouillard ! Je ne sais plus où j’en suis. Ça dégouline d’images dans la corniche du cortex, les rigoles de l’hippocampe : chicots noircis de Dresde, Hiroshima jusqu’à l’os, forêts défoliées du Viêt-Nam. Que suis-je venu chercher ici ? Invité pour des poèmes. Rien d’autre. Fond de l’œil pour Œdipe ! Je n’en peux plus, pitié pour mes poèmes ! Le voile de Véronique, le saint suaire de Turin, le masque mortuaire de Dante sont des toiles de Myrian ou de Bacon, la photo d’une petite fille en flamme qui s’enfuit, ou les Cantos pisans de Pound.

Il y en a trop ! La découverte des fosses n’auront pas suffi ! C’est donc ici, au bord du paisible Wannsee, qu’on décida d’ensevelir dans les nuages, un par un, ou par groupes homéopathiques, un vaste peuple d’individus. Depuis chacun trimballe avec soi l’ombre d’un assassin qui lui ressemble comme un frère. Lorsque chez nous, loin de l’Algérie en guerre, les bougies mirent le feu aux cheveux d’ange du sapin de Noël, ma grand-mère jeta une couverture sur l’incendie, l’étouffa, et vaticina à la tablée qui recommençait à s’empiffrer : « pas op ! De koppe zulle rolle ! ». On avait oublié de tuer Cassandre et la bise dans les sous-bois avait pris la voix de ses 80 ans…

Tout se mêle : les bruits, les voix, le chant secret de l’âme et les feuilles mortes qui s’envolent. Qui parle et qui ne parle pas ? Orphée, Orphée que suis-je venu chercher ici ? Retourne-toi et l’enfer retournera aux enfers ! Enfant sur le poste à galène du temps, je bricolais l’éternité. Père, ô père, pourquoi m’as-tu abandonné ? Au pied de la croix, il y avait Greta Garbo, Marilyn et Miriam Makeba, Pasolini de Patmos… J’écoutais Bartók, Cage et Spike Jones comme du Bach. Je tombais avec cet homme, vu aux actualités Belga vox, qui avait lâché trop tard l’amarre du Zeppelin.

Le ciel reste avec de l’encre d’imprimerie sur les doigts qui laissent des traces sur le papier mais quelque part on a tourné le commutateur de la lune, et on y voit comme au travers d’un rouleau de piano mécanique ! Les vieilles bandes enregistrées sorties du placard ne tournent plus à la bonne vitesse : les voix d’alors semblent sortir empâtées de la bouche d’une famille d’ivrognes ou d’idiots. Les planètes dans l’univers, la dérive des continents et les hommes suivent la même voie : ils s’écartent à des vitesses de plus en plus grandes vers le vide glacé. Je tremble comme un cheval de mine qu’on remonte à la surface !

On n’entend plus d’oiseaux ; plus d’étourneaux se disputant un arbre où se poser ; pourtant, ils chantaient autour de la villa, comme ils gazouillent encore sur le gazon fleuri des camps. La septième porte de Barbe bleue ouvrait sur la Shoa. « Mon père m’a tué, ma mère ma mangé » dit la chanson… Sœur Âme, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? Seulement la neige qui poudroie, la nuit qui merdoie, et la mort qui mordoie aux talons comme des chiens dressés… Et nos frères, où sont-ils ? « Cui-cui, répond l’oiseau bleu, je suis toujours vivant ! ». Mon cœur chasse de leur volière toutes les perruches de l’enfance.

Parfois on devine, parfois on ne voit plus, le limbe entrevu à l’orée, comme les feux d’un rafiot en difficulté, parti chaluter en haute mer dans les eaux froides de Thulé ; Père, mon père, tu as travaillé avec ardeur sur les lentilles Fresnel du phare battu par les flots furieux de ma jeunesse ; déjà, depuis ma naissance par un obscur novembre de guerre, ma poitrine jouait avec le mikado d’épingles de mon souffle ! Pour sauver le bébé, faute de médicaments, on me plongea alternativement dans un bain de glace puis d’eau brûlante ; « ça passe ou ça casse », dit la sage femme. Père, ô père, après tant d’années de prison, dis-moi : que cherchaient-ils de plus ceux qui, par un beau matin ensoleillé de janvier 1942, s’étaient réunis dans cette villa pour régulariser l’horreur, organiser les ténèbres et tuer l’avenir ?

Je marche en aveugle, je marche sur la neige, je marche sur l’eau qui devient de la boue… les foules écoutaient à la radio le sermon sur la montagne, les béatitudes imbéciles des trois dieux en un : Mao, Hitler ou Staline ; le monde des banques et des curies se partageait les dividendes coloniaux du massacre impuni des peuples. Depuis, je passe tremblant de la bassine nocturne à la bassine chaude du jour ; ça passe et ça casse ! Ô mon amour, pardonne-moi ; l’armoire à pharmacie du ciel est vide ; il n’y a plus que toi pour faire et défaire lentement les bandes Velpeau de l’aube.

Je tourne en rond dans ce bois uniforme, inconnu et désert, en bordure des hommes où demain je lirai des poèmes inconnus conformes à mon désert ; et je passe et je repasse sur mes traces comme le renard suit l’odeur de piste qui le ramène à sa tanière : je vois, dans la villa de l’étrangère qui attendait de le voir divorcer, mon père laver son torse nu et son sexe, sous le grand robinet du jardin en hiver comme avait fait, vingt ans auparavant, l’Apollon guerrier des magazines nazis ; je revois, dans l’unique mansarde où nous vivions entassés, ma mère passer et repasser devant moi, mal endormi, pour habiller ses jeunes seins et son corps blanc, me laisser dans le noir, et sortir dans les rues en liesse avec les flonflons anglo-américains de la libération…

Le vent a tourné ; il vient du quartier des villas luxueuses et du lac derrière moi ; ça sent la vase ; c’est fade un peu comme dans la chambre froide d’un boucher ou le coin des tanneurs en dehors du village ; au pays de Goethe les camps de la mort n’ont jamais existé ; je n’ai jamais tué de chats ou alors, si peu mais je ne me souviens pas, puis il fallait… Mon père m’a raconté qu’à Hambourg, sous la pluie des vipères du napalm, il a vu un homme carbonisé debout sur son vélo, et que, dans l’eau huileuse du port, on voyait flotter des fantômes comme des asperges pâles sorties du sol.

Et j’erre dans ce bois aux troncs sombres comme des runes gravées sur le marbre noir d’une tombe ; dans ce labyrinthe envahi d’une mémoire de ronces et de racines autour des ruines d’un temple perdu ; dans les catacombes oubliées où sont alignés des millions de victimes ; dans ce berceau de crêpe funèbre où dorment, au fond de l’espace soyeux, les enfants et les fœtus silencieux des femmes éventrées, gazées dans les bunkers ou mortes de faim. Tous, ils savaient ! Mais qui pouvait croire que tant d’hommes se ruaient les uns contre les autres ? Et j’erre parmi les feuilles mortes qui cachent et couvent la pourriture comme un collyre brouille la vue.

Le cœur a ses méthanes ; la folie, ses méthodes ; l’ordre, ses graphiques à la place des hommes, comme on explique l’ivresse des profondeurs à ceux qui plongent masqués, et remontent éblouis par les monstres, les poulpes prédateurs, l’implacable appétit des seigneurs des abysses, auxquels ils se vanteront de ressembler sans états d’âme ! C’est ici, dans des fauteuils de cuir, sous les lambris dorés et les regards émus d’hôtesses en uniforme de gradées, que furent conclus les décrets de néant dont ils s’affirmeraient les exécutants parfaits ! Etait-ce cela qu’ils étaient venus chercher ?

Pendant le procès, ma mère a brûlé tous les papiers, lettres et photos de son mari ; jamais je ne le verrais en prison, où elle, bien qu’infidèle, irait chaque semaine ; est-ce le secret bien gardé de leur rencontre, de leur amour ou non, de leur complicité ou pas, que je suis venu chercher ? Et qui parmi les hommes ne l’a pas fait avant moi ? Je ne parlerais sans doute jamais allemand, mais français et quelques mots yddish que mon grand-père, trois fois décavé comme Cendrars, m’avait confiés, coupé en deux, mort hémiplégique entre deux langues, deux femmes et deux verres. Faudra-t-il toujours marcher dans les cendres et la suie des brûlis de l’histoire ?

Entre demi-vérité, demi-mensonges arrangés, la tête me tourne, et je m’assieds comme la momie inca dans son urne ! Au-dessus de moi, le manège des grands arbres muets s’emballe et je tente, à chaque passage, d’attraper la floche du nuage, la queue d’une image qui se dérobe et s’agite et pour un tour de plus, une promesse de durer. À quoi pensaient ceux qui lâchent des bombes sur les villes ou planifie la mort ? J’entends du haut de la grande roue du Troisième homme Orson Welles demander, en désignant, en bas, les points minuscules de la foule : « Qu’est-ce que ça fait si quelques uns disparaissent »…

Et j’ai pleuré !

Je pleure encore, transi, percé, curé, cureté, poncé, hypothéqué, tétanisé, comblé jusqu’à l’âme, sans rien comprendre ni savoir pourquoi, devant l’indescriptible beauté, l’élégante perfection des équations de la matière, un rouge orange chez Rothko, un haute-contre dans O Solitude de Purcell, le saut de l’ange de l’être humain vers l’inconnu, la gamine qui saute à cloche-pied dans la marelle à la craie de son destin amoureux… Qu’avaient-ils oublié, ces maîtres du moment, qu’avaient-ils oublié qui ferait d’eux les premiers morts, les coryphées hystériques, les histrions burlesques et sanguinaires de la danse macabre qui farandole derrière le linceul masqué de la brigue et du goût crépusculaire ?

Et je me lève !

À tout jamais ! Je suis poète et sur ma tombe / Les jeunes filles éparpilleront les pétales de roses / Et les hommes le myrte, déjà la nuit / Fend le jour de son épée sombre… / Et plus d’un a chanté ces chants / Avec plus d’adresse plus de finesse que moi, / Et plus d’un aujourd’hui dit mieux…

Mais je marche. Ah ! C’est par une femme que je suis né ; pas une, mais plusieurs, dans la lignée des descendances ; toujours je marche vers la dernière, celle qui de mon chant fera une parole ; qu’il soit pur ou impur, pourvu qu’il chante la vie ! Un rescapé dans la ville de Dresde m’avait confié que, dans les décombres, tous faisaient l’amour, n’importe lequel avec n’importe laquelle : c’était génétique, disait-il. Tout poème est une genèse urgente ! L’amour d’une seule, et le monde est sauvé !

Je trébuche, je tombe ; la tête me tourne. Où est-on lorsqu’on perd connaissance ? Pourquoi me rappeler soudain Corto Maltese comme un frère, pour avoir vu la photo d’Hugo Pratt à Venise, gamin vêtu du même uniforme fasciste au côté de son père et partant, comme Rimbaud, pour les désastres d’Ethiopie ; exactement comme à Anvers, on me verrait, à trois ans, vêtu de l’uniforme noir de mon père avant la débâcle nazie, la séparation puis la fuite avec ma mère vers l’exil ambigu et solitaire des réprouvés !

Que suis-je devenu, qui m’a fait ? Est-ce l’Histoire, ou moi ? Question qui dépasse ma personne et que chacun peut se poser ! Cependant deux films : The fugitive kind et Un jeune fou à la trompette ; deux auteurs : Michaux avec La connaissance par les gouffres et Pessoa l’individualiste fraternel ; Ave verum corpus de Mozart et le War requien de Britten ; Charlie Parker, Billy Holiday et tous ceux qui étaient faits du bois de potences, du papier abrasif de la voix, et des Rustines de l’encre sur le silence.

Il fait noir, il fait nuit, il a toujours fait glauque, ombre et lumière, au fond du cœur obscur de l’homme ; les pyramides sont laides ; il n’y a pas de fenêtres et ainsi l’enfance ! Mon maigre sac, couvert de neige, pèse lourd aux épaules ; on dirait l’outre d’Éole qu’il suffirait, comme la poitrine, d’ouvrir pour que se déchaînent vents et tempêtes ; une bombarde, un biniou, qui portés à la bouche, lâcheraient la colère, les cris et la rancœur des suppliciés pour rien, leur désespoir impuissant de victimes innocentes. C’est la nuit de la Méduse !

Cette forêt doit en plein jour représenter à peine une promenade, un parc pour les voisins et ceux de la ville, dont on entend faiblement battre le pouls sur le périphérique. Berlin n’est plus en ruines bien que, de chaque côté du Mur, il reste des trous de bombe non comblés, des cratères dans la conscience, un no man’s land miné sous la poussière grise du silence ! Dans le train, en épluchant mes papiers, les douaniers du secteur russe m’ont demandé si c’était « pour voyage d’affaire ou d’agrément ». La littérature semblait un mauvais prétexte !

J’avance, je m’avance sur la scène sans rideau devant la salle vide où s’est jouée la pièce, dont je n’étais pas l’auteur, quand le mal absolu voulait des marionnettes et un décor de guerre ; je suis perdu, je m’égare, c’est le trou noir, Troie, pillée, incendiée et rasée jusqu’au socle ; la mise à sac, la prise d’otages, le viol, et personne pour me donner la réplique ! Se haïssaient-ils tellement ou aimaient-ils tant l’exécrable triomphe des peurs par la victoire sur les plus inoffensifs, ceux qui en deux heures à la villa Marlier, ont justifié l’horreur pour les siècles à venir et posé la terreur en système éternel ?

Un instant, ma fatigue croit voir passer, derrière le rideau fermé des arbres, le gyrophare d’une patrouille, d’une ambulance, ou que sais-je : peut-être me cherche-t-on ? Comme ces femmes qui m’ont sauvé des murènes de la violence, des aspics de la pensée, et des incendies qui se dévorent eux-mêmes. Comment, avant elles, sortir de mes tranchées boueuses, les yeux embués, le regard brouillé, à l’assaut de l’époque sous l’espèce de masque à gaz porcin contre l’ypérite et le sarin mortels du désespoir ?

Guetteur, comme chez Eschyle, j’allume la torche du signal, j’annonce le retour de la flotte, la dispersion des chefs et n’attends rien ; tous ne sont pas revenus et les épouses encore vivantes ont vieilli ! le jour, on voit la fumée ; la nuit, on distingue le feu. Mes cauchemars sont ainsi faits. Je n’ai pas voulu cette guerre, n’y suis pas allé et, c’est dit, jamais n’irai à aucune. La mort n’a pas besoin qu’on l’aide ; ni la gloire, du déserteur que je suis ! Je ne vis pas du rhizome de la haine ; il suffit qu’à chaque pas de ce vertige essoufflé, je trébuche contre les souches de ma poitrine et les caillots brûlants du verbe !

Que vais-je lire demain, et devant qui ? Le poème de Gondwana, des continents qui s’écartent, des étoiles et des hommes qui font de même… Le poème qui lutte au point de rupture, où l’on ne trouvera que l’hiver atomique, le vide glacé, la dispersion dans le retrait fractal du néant… Est-ce aux mots de le dire ? Je n’ai que cela : je t’aime ! Je t’aime ! Comme on essaie de coudre des feuilles et des fleurs aux branches nues d’un arbre ou de ficeler elfes et trolls du sexe à la queue d’une étoile filante. Ma mère disait : « il n’est pas sec derrière les oreilles ! »

Des millénaires de météorites, des millions d’obus, de bombes sur Berlin, sur ce sous-bois aujourd’hui hanté par l’image des fosses où sont tombés, abattus et couchés comme un compost, les corps nus et souillés, dont l’herbe seule aura fermé les yeux et la nuit laissé assez de place à l’âme de chacun ! Les tueurs prenaient des photos souvenirs ! Et je m’agenouille pour vomir, je n’en peux plus ! Cet ancien de Corée me confiait la même chose quand des multitudes presque sans armes se jetaient, rang après rang, contre sa mitrailleuse.

Geld spielt keine role, mais c’est tout le contraire chaque fois qu’on veut excuser l’inexpiable, les bonnes consciences sont menstruelles ! La solution finale exige une rigueur de banquier, une gestion des pertes pour un profit énorme à partager, et c’est ainsi qu’on préfère au sang des plus faibles l’or du plus fort : pour que peu aient beaucoup, il faut que beaucoup aient peu. Père, ô mon père, qui fut pauvre et méprisé, que croyais-tu changer en regardant ailleurs ? Der Tod ist verschlungen in den Sieg

L’impénétrable végétation, la tempête et mon égarement ne sont-ils que dans ma tête ? Ich binn ein Berliner ! Un requiem allemand nourrit l’abîme… Et je marche, ou nage peut-être entre deux mondes, parmi les bélugas fantômes de l’enfance. Comment faire confiance à la réalité ? Je me souviens d’un piquenique, où envoyé jouer dans un pré magnifique par ma mère et son amant tout occupés d’eux-mêmes, je faillis me noyer ayant pris pour de l’herbe le tapis de lentilles d’eau d’une mare invisible. La plus belle des carpes que je nourris reste la lune.

Mes chaussures prennent l’eau ! Ceux qui, à marche forcée vers l’inconnu, ne pouvaient pas suivre la colonne étaient abattus après avoir creusé leur tombe sur le bord de la route. Ainsi le poète hongrois Miklos Radnoti n’avait-il pas écrit pour le poète noir John Love, battu à mort en 1932 : car il est grand le Ku Klux Klan, à lui le pain, la vigne et la prairie, jusqu’à la crème de notre lait, le poème, qui se ride pour lui ! Mes chaussures prennent l’eau. J’hériterai de ma mère tous mes recueils aux pages non coupées…

Nous réécrivons l’Histoire, ils n’ont pas dit que ce serait de mornes statistiques sur du papier carbone, des étiquettes de marchands de mort pareilles à ces fiches attachées dans les morgues à l’orteil des cadavres ! La pensée totalitaire est un animal qui se nourrit de ses excréments et boit son urine, le cœur aussi intraitable que du vinaigre dans du lait. Au collège, on nous demanda de prier pour le hoquet persistant du pape Pie XII.

Jamais un poème n’a changé le monde, mais il en crée d’autres, où essayer de vivre, de survivre à l’horreur d’exister face au crime, à la fraude, à la fable d’être un aveugle heureux ! Miroir impitoyable du poème ! Demain je dirai cela, que j’ai erré et traîné dans ce bois, en une heure presqu’un demi siècle de vie : Oui j’entendais ce meurtre rapide. / Oui j’étais cette guerre qui salit : engrossée de tourment / mensonge elle m’engendrait. Oui, bientôt j’écrirai Architecture nuit. L’ombre n’est plus un uniforme noir ; on peut construire sa nuit comme l’amour, à la lumière d’un éclair.

J’aime les chiens qui courent après le vent et les odeurs du vent : pas besoin de chasser pour cela ! L’être que berce un océan qu’il ignore, lorsque montent la marée, la houle, le goût amer de l’infini qui se dérobe dans l’orgasme ! M’en voudrez-vous beaucoup, si je danse la caridade des Compagnons, avant de repartir, le sang vif, vers cette lisière où m’attend un âtre qui brûle sur la braise entretenue de la mémoire… J’ai connu un setter à la robe de feu qui courait derrière tous les wagons plombés ; il mourut écrasé, explosé, contre une motrice noire !

Devant tant d’ossements inconnus perdus, éparpillés, dispersés dans les cendres et le deuil impossible, que puis-je ? Aucun nom n’est inscrit sur aucune tombe ; seuls les bourreaux en tenaient les registres, et je demande à mon ombre où va-t-on maintenant ? Suis-je un sac où entasser le linge sale ; ce fait-tout qui, quoi qu’on fasse, garde le goût âcre de ce qu’on a laissé attacher ? Sous Pharaon, l’esprit fit marquer la porte des maisons à épargner ; hier, on chaulait sous les hourras de la foule les vitrines de ceux que la haine désignait ! Comment, pour écouter la musique des sphères, laver mes oreilles des vociférations du monde ?

Mon père, mon père, pourquoi courais-tu autant vers les beautés de la défaite ? Ma mère, ma mère, pourquoi courus-tu autant vers les défaites de la beauté ? Ils n’ont rien dit, je n’ai rien demandé. De l’atroce douleur d’une méningite, je n’ai rien dit ; j’ai demandé à une amie en visite de se montrer nue ; Nucia Oudjadzé, la fille d’un général géorgien blanc, tricotait mes vingt ans avant de disparaître dans une maison de redressement ; ils n’ont rien dit, je n’ai rien demandé ! La vie se résumait à des femmes qui ne demandaient rien ; seul le poème osait parfois le silence d’une obscure question !

Épuisé, je marche comme on compte les pieds d’un alexandrin : que vais-je découvrir dont je ne veux pas, dont je parle pourtant sans rien savoir ? Cette nuit de broussailles, enneigée de mystère, tourne le dos à la villa, contourne l’eau morne d’un lac invisible ; pourquoi, pourquoi être venu un jour trop tôt ? Un Requiem allemand tient la mort comme le vide soutient l’oiseau ; ainsi les chats qu’on fit venir à Rome contre la peste noire, et qui, affamés par le voyage en bateau, dévorèrent et les rats et les romains.

L’éternité plus un jour ! L’éternité n’a pas le temps ; rien ne bouge, ça bouchonne au péage comme l’autoroute pour rentrer après le weekend de la vie ! Moi, ce serait plutôt l’éternité avec un jour en moins : un truc pour voir venir, comprendre ce qui s’est passé. Je sais bien qu’un historien, c’est quelqu’un qui essaie de voir son dos avec un miroir de poche ; c’est pourquoi, vu la difficulté de l’exercice, je m’y prends à temps, j’arrive trop tôt. Je nais coupable. Coupable d’être né ; trop tôt, pour empêcher ce que je vois trop tard ! J’erre dans ce bois dont les arbres sont plus vieux que moi !

Demain, j’aurai une conversation avec les arbres ; ils ont porté plus de pendus que moi ! Demain, les oiseaux, tombés tout jeunes à terre, le poème les remettra dans le nid ; plus tard, avec les vents accoucheurs de musique, ils chanteront pour tout le monde, et je serai comme ces feuilles qui auront tutoyé l’infini des étoiles et la course des nuages pour retomber parmi les millions d’autres, et tasser au-dessus des racines un tapis de prière pour les morts et un lit d’épousailles pour les couples épris.

Je traverse une forêt de photos, en noir et blanc, de femmes, les mains sur le sexe et les seins nus, d’enfants qui ne sont que regards, de bébés déjà trop vieux et d’hommes qui ne chantent ni ne crient et marchent hébétés dans le silence des questions sans réponse ; je hurle de savoir dans ma tête, remuant mes tripes ce qu’aucun mot n’a pu cracher ni chasser comme dévore un ver solitaire ou la tumeur que personne ne pourra trépaner ! Sur mon étal de bâches, au marché aux puces, Céline et Rebatet se vendaient bien ! Pour le plaisir, mon voisin de misère faisait sauter, devant les dames, son œil de verre dans ses mains sales.

Ils étaient tous réunis là, dans la villa, et sans doute y sont-ils encore puisque nous serons là, demain, nous aussi, portant l’infection dans l’âme, la peste sous la peau et la plaie non guérie de nos silences. Malaparte parlait des chevaux de guerre pris dans les glaces du lac Ladoga ; ils sont aujourd’hui au fond de l’eau mais galopent dans nos esprits ! pour mes quinze ans, à table nous étions quatre, grand-mère, ma mère, son amant et moi ; Nous n’invitions jamais personne et personne jamais ne m’invita : nous étions comme le lac Ladoga !

La maîtresse déposa la craie : « Demain, nous étudierons le futur. – Mais, Madame, le futur, ça n’existe pas ! » Au cours suivant, le prof de musique fit entrer une fille, moulée tout entière dans le fourreau mascara et la nuit dévorante de ses yeux ; elle chanta Dans tes grands yeux noirs… Je sus que l’avenir se tenait là, dans le mystère partagé de la parole ; parmi tant d’atrocités, de laideur et de haine, quelque chose devait sortir de tant de beauté ! C’est ce futur que je viens chercher. Descente en apnée dans l’horreur ! Je crie comme on éloigne des requins en remontant vers la lumière diffuse.

J’ai marché dans la misère, les larmes et la colère des hommes, dans l’air irrespirable du mensonge et sur la langue des sans-voix ; j’ai traversé les ruines de cités incinérées avec leurs citoyens ; depuis, j’ai fui devant les marchands d’armes et de consciences ; lobotomie de l’âme et cancers, tumeurs malignes des mots où l’amour reste un ennemi redoutable ! Un ancien légionnaire, devenu dompteur dans un cirque, soigné et reçu à table, nous confia qu’égaré dans le désert avec deux compagnons, ils finirent, affamés, par tirer au sort : il jura que la chair en était d’une fadeur insoutenable…

Dans Orphée et Eurydice de Gluck, « L’espoir revient à mon âme » est un passage souvent coupé, trop difficile à chanter ; trois fois le chœur puissant des Érinyes dit non ! Mais c’est d’une voix de haute contre qu’il se met à pleuvoir doucement, sur le déshabillé neigeux des fougères et des feuilles, dénudant le sexe humide et tiède du terreau. Au Pays noir, le sous-sol appartient à la mine : on ne peut enterrer personne à plus de six mètres, et il est rare qu’on puisse voir le ciel au-delà du plafond bas des nuages ! Ici Van Gogh peignait sans couleurs. Tes yeux, mon amour, restent la seule issue, et ce sentier vers l’inconnu.

Et je lève la tête vers la cime en képis SS des sapins (certains officiers les imitent encore) ; et je vois la parade impeccable, les bottes luisantes des troncs, j’écoute le frottement des uniformes, le cliquetis d’armes à l’épaule des branches ; je frissonne terrorisé par ce qui, dans la tête, défile au pas cadencé, m’en veux d’avoir la chair de poule devant le moindre orphéon ! Les kiosques à balustrades sont devenus des volières vides. Dans la fosse d’orchestre de l’espace, chaque étoile trouve son accord, dont la lumière, dès le lever de rideau de l’aube, défait sans bruit les fantômes. Le soleil joue en sol dièse !

La beauté, mais de quoi parlons-nous, n’est ni bonne ni mauvaise ; elle dévore, nourrit, s’offre à n’importe qui, bon ou mauvais ; ce qu’elle donne, on en a fait commerce ; alors elle se retire ; il n’y a plus rien. Comment survivre à l’épouvante ? Que dire, sinon le poème de son attente, le manque qu’elle seule peut combler ! Les uns s’en exaltent, les autres s’en effraient. La brutalité des bourreaux a rendu son tatouage ineffaçable et comme Dante, traversant l’ombreuse forêt des âmes, son souffle nous fera toujours trembler d’amour ! Un requiem allemand ne dit rien d’autre !

Un déchet, une ordure, je suis sur le chemin ! Une canette, un papier gras ! Des gens sont passés par ici, qui buvaient, qui mangeaient, qui sortaient de Berlin pour rire et se détendre sans les vopos, sans la guerre froide et les cailloux du quotidien qui caillassent nos fenêtres ; j’essaie en marchant de me rappeler le nom des prisons et des mouroirs célèbres, les lieux les plus fameux où l’on torture, mais qui peut dire si le nombre des grains de sable sur la Terre est infini ou non, et comment fait la mer pour les laver ! Un violon repeint l’appartement de l’âme, parfois un orgue de barbarie joue dans la cour.

Ma mère, ma mère aux seins de starlette, quel lait ai-je sucé à tous les seins qui remplaçaient ta jeunesse perdue, quel silence m’as-tu parlé quand les huissiers passaient, comme des amants qui tout emportent, et qu’on mangeait du pain rassis sur des caisses d’emballage ? À Cannes, toutes les filles d’un bordel de la sixième flotte, m’ont fait la fête ; je n’avais pas vingt ans et je pensais à toi, fiancée à un jeune entrepreneur de pompes funèbres. Il enterrerait ton chien à tes côtés ; longtemps j’ai cru que ce bichon prenait ma place. Et quel autre enfant, pendant tout ce temps, avait marché aux côtés de mon père ?

Dépouilles opimes de la mémoire crépusculaire, gorgones de la guerre forgées sur l’égide de l’honneur. Le vieux canal aux carcasses noyées, le bras du bief aux encombrants tassés contre l’écluse passent dans la tête de tous, entre les saules touffus, les peupliers fragiles et la nage paisible des canards ! On dit que l’eau se souvient de tout, et nous sommes faits de quatre-vingt-dix pour cent d’eau ! Je marche ici avec ceux du convoi, dont on dit qu’on abattait les uns parce qu’ils avaient des chaussures et les autres parce qu’ils n’en avaient pas.

Parallaxes de la vision des proches ; panorama devant lequel on a planté un tronc pour l’obole aux aveugles ; géométrie des flous ; la théorie quantique du cœur nous dira qu’une même chose peut être et ne pas être en même temps, morte et vivante à la fois ! La jolie gitane qui m’avait pris la main m’a rendu, dans un grand rire aux dents blanches, un service qui souvent m’a sauvé : « toi, toujours malade, jamais mourir ! » Après un litre de désherbant, pris sans état d’âme, j’appris aux urgences qu’un lavage d’estomac, certes pénible, ne fait pas sortir que les poisons du corps. La pluie sur le Wannsee me lavera-t-elle ?

Somnambule du passé, je déblaie, je pousse devant moi les terres creusées, grattées, rongées du trou de taupe et des galeries encombrées du sommeil ; comme chacun, je passe la tête et regarde myope l’espace autour de moi d’où viennent souvent les coups de pelles et les bribes déformées du Requiem de Brahms. Je revois, à Rome où je dormais, parmi d’autres gyrovagues impécunieux, sur des paillasses à l’étage noble d’une vieille famille ruinée, le sourire étrusque rapporté des tombes pillées dont, sous mes yeux, s’effondrait en poussière, le petit mobilier d’argile sous la ruée soudaine de l’air.

À reculons, à reculons comme l’écrevisse ! Je m’enfonce dans la stupéfaction, dans la sidération fossile de la force brutale, je tombe dans le trou noir de l’incestueuse copulation céleste ! Je suis comme l’écrevisse, à peine plus que le plancton et bien moins que le ballet des morues, mais aussi comme le requin, pour ma gloutonnerie, mon goût de gloire et de froides tueries pour régner en maître ! Dans la villa derrière moi, des millions d’êtres sont morts innocents, sauf d’être nés. Notre seconde faute fut d’obéir. Il n’y en aura pas d’autres, même pour les guerres : nous serons morts !

À moins, à moins que demain, quand nous aurons marché jusqu’à l’épuisement, nous ne retrouvions, gravés sur quelques troncs, les prénoms, entrelacés dans un cœur, de couples amoureux de passage ou même, plus loin dans le temps, les poèmes laissés par Han Shan sur l’écorce des arbres, et qu’un autre solitaire a recopiés pour nous dans un rouleau fragile. La seule chose dont j’ai hérité de toi, mon père, est d’avoir lu Multatuli (« j’ai beaucoup souffert ») et le récit des seaux de merde que tu vidais le matin, pour donner ensuite à tes compagnons de cellule le mauvais tabac Lotophage reçu au prix de cette corvée volontaire ! Et c’est ainsi que j’évacue ma puanteur.

Combien de temps faudra-t-il marcher vers cette lumière électrique, qu’on peut couper à chaque instant comme on renvoie l’insupportable aux ténèbres de l’histoire, et depuis quand suis-je en route avec le maigre baluchon de mes mots ? Sur l’île de Makronissos, des généraux rééduquaient le peuple ; seuls les poètes, parqués à part, résistèrent jusqu’au bout. La mer sera le conservatoire où jusqu’à la fin résonnera la musique chorale du poème, l’hymne général, tempétueux et calme, des voix libres. Otis Redding chantait sitting on the dock of the bay quand il mourut dans l’accident de son avion au-dessus d’un lac gelé. Et mon âme déjà bat de l’aile.

À la conférence de Wannsee, les officiers supérieurs, en charge de la solution finale, seraient les métastases de la débâcle, comme le 17 octobre 1961 à Paris, le massacre des algériens par la police de Papon avant mai 68. De la Saint Barthélémy à Sabra et Chatila, nous aurons marché sur la lune et des tas de cadavres ! J’avais pour la beauté des femmes les mains de Rodin et les jeux innocents des dauphins aux yeux doux ! Ma mère, pendant ce temps, me jouait l’interminable final d’opéra, où, à chaque fois abandonnée, elle agonisait seule et frappée en plein cœur ! Je n’avais pas d’autre guerre !

Suis-je pour autant complice de l’atrocité du siècle ? Est-cela que je veux savoir ? Et faut-il que je me perde pour me trouver ? La nuit, toute forêt trace un cercle, dont seule une spirale peut vous sauver ; les étoiles restent muettes mais semblent amicales ; le temps est sourd à la plainte des hommes ; l’espace n’émet plus, depuis longtemps, que la voix faible d’une lointaine parentèle, où le passé se perd dans l’avenir. L’éternité est un battement de cils ; la parole, un rimmel qui coule ; le crépuscule, un rouge à lèvres et le poème, un tremblement de souffle entre les lèvres du vivant !

Ici il neige. Le poème claque des dents. Rodin mourut de froid. Ne me laisse pas mourir de froid, mon amour ! Depuis mes vingt ans, la longue seringue fouille encore mes lombes et cherche la souffrance, pour en tirer le marc sombre de ma solitude et le liquide ambré d’une pleurésie tuberculeuse ! Ici, c’est le pus de la haine que la nuit que je traverse, tente d’éponger ! Je te revois, l’été de mes quarante ans, trembler pour moi, cramponné dans la bonne colère de vivre, au bastingage de la barge surpeuplée, sous un cyclone formidable devant les trois portes du Yang-Tseu-Kiang ; les porcs embarqués couinaient plus fort que le vent, et j’étais heureux.

Ne me laisse pas, Merveille, couler ni être emporté par l’eau boueuse des fleuves trop tranquilles. Ainsi, plus tard, c’était à Diamond Harbour sur l’Hooghly, où les morts descendent vers la mer libre ; dans une barque, à mes côtés, Sunil chantait pour le coucher du soleil, je n’aurais en réponse que de plonger nu dans le courant ; le ciel immense rend tout immense et je fus, avec lui, l’univers. Quand il fallut accoster, une foule venue de nulle part nous hissa sur ses épaules ; à nouveau, je redevins personne ; tu étais là, j’étais heureux !

Il est cinq heures de l’après-midi quand j’entre dans l’arène de la forêt aux rangés debout et silencieux pour le spectacle. Il est cinq heures de l’après-midi en hiver ; le soleil avait fait descendre de cheval et rentrer au toril ses picadors épuisés par la boucherie ; front bas, le taureau furieux attend en frappant des sabots ; ses cornes de lune luisent au-dessus de son mufle brumeux ; la muleta de mes entrailles dissimule mal la courte épée ; mes véroniques ne trompent plus la bête et pourtant je marche vers elle.

Je ne serai pas Isaac, Ur est à Auschwitz. Je ne serai pas le fils, fusillé à Tolède, sur le refus de son père de rendre l’Alcazar à l’ennemi. Je ne serai pas de la brigade internationale de Malraux pour le Bengladesh. Je n’ai pas lu le petit livre rouge de Mao ! Ma force est d’être où les morts sont plus vivants que leurs bourreaux, et les vivants sans haine ni vengeance ! Ma faiblesse est d’aimer la vie plus que tout, et la beauté prodigue de la nature. Dans les prisons comme dans les camps, quoi qu’on en dise, on écrira toujours des poèmes qui dureront plus qu’aucune dictature.

Les portraits de Modigliani, les statues des Cyclades, les mégalithes de l’île de Pâques, nos poupées de porcelaine ont les yeux vides comme le ciel qu’ils regardent, buvardent et boivent sans regard ! Ai-je évité la laideur de la haine, sous les taies blanches, ou l’œil de verre, qui protège des macules du papier bible de l’âme ? Il faudrait que tombe l’écaille, la muraille des cristallins sans horizon ! L’essaim d’abeilles des neurones fera son miel d’une aube neuve ; demain, les cloportes du cortex, les colonnes de fourmis guerrières fuiront sous la pierre levée du soleil !

N’est-ce pas trop dire que l’hippocampe cervical passe sous les bancs de méduses des galaxies ? Le mal absolu demande-t-il une vérité absolue ? Mon père, mon père pour si peu, nous as-tu sauvés des camps ? Ma mère, toujours un peu trop mensongère, comme toi j’ai cessé le piano pour ne plus poser de questions. Tu n’auras su qu’aimer, comme à l’église où tu n’es retournée qu’une fois parce qu’un curé t’avait interdit d’assister à l’office avec ton chien ! Comme au bordel dont tu vins me sortir parce que j’étais amoureux. Vivre est un vice impuni !

Il s’agit maintenant de porter cela plus loin. « Confiance est morte, plus de crédit », dit la pancarte du bar d’Au dessous du volcan de Malcom Lowry : je vois en moi l’humanité devant son miroir qui fait des discours sur l’amour. Il ne subsiste, depuis Homère, que la voie étroite du poème, le Thalassa ! Thalassa ! de Xénophon, un Requiem allemand, et Guernica. Quand j’atteindrai la lisière, serai-je comme Écho réduite à répéter la fin des phrases ? Le poème reste toujours aux bords d’une révélation.

Toute forêt incarne une cathédrale ; certaines avec un labyrinthe, où l’on croit revenir sur ses pas et s’éloigner du centre, mais le centre lui-même ne promet rien, seulement une prémisse, un commencement ! On a laissé en route le bagage encombrant ; on se souvient d’Orphée dans les ténèbres ; de Jonas dans la baleine et de Tobie qui mélangea sur l’œil de son père le sperme, les larmes et la salive au fiel d’un poisson, pour qu’il revoie la lumière ! Ma pensée s’agite comme un seau au fonds du puits. Ubu se planque sous Ground Zéro !

Tel Ulenspiegel, je chanterai ma chanson avec Nele et les gueux, mais nul ne sait où sera la dernière. Les cendres de Claes battent sur mon cœur ! Va Loki, va ! Pars pour la chasse aux dragons, nous n’aurons plus à mentir : les mots le font pour nous, les bûchers de nos bouches nourrissent l’ombre autant que la clarté. C’est la nuit du Simurgh ! Les feuilles de l’arbre du savoir ont tremblé. Je traverse la forêt profonde, je m’éloigne de la villa des molochs déchus. Là-bas, vers où je marche, je veux dormir, me reposer et rire avec ceux qui demain y liront à voix haute des poèmes mêlés au mien.

Quoi qu’il arrive, je sortirai d’ici lavé des saumures de l’enfance, plus net que l’os de seiche sur une plage tranquille de l’âme, à l’heure, juste avant minuit, où les carrosses, battant fanion à tête de mort, sont changés en citrouille ! Je marcherai comme on tourne dans la cour des prisons ; comme un astre dans l’espace ; anywhere out of the world où retrouver le chant !

Quelqu’un me parle du haut d’un balcon. Mais c’est trop loin, je ne comprends pas. Buveur des absinthes nocturnes, je plonge le regard derrière le comptoir des lisières comme les derniers touristes descendent du Vésuve vers les ruines de Pompéi. Je cherche l’étincelle clignotante d’une enseigne au néon, où l’on voudra de ma fatigue jusqu’au matin ; ma voix, pour le prix de ce répit, se fera envoûtée, et roulera plus d’échos que la sirène du rafiot qui dérive, jette l’ancre et accoste, imprévu, dans une anse habitée.

Charon m’a conduit, Cerbère m’a refusé. Lorsque je demande à la réception si le monde des vivants a encore une chambre de libre, on s’enquiert de mon passeport, et découvrant mon nom : « Mais on vous attend, c’est réservé ; soyez le bienvenu ! Vos amis sont déjà là, allez donc prendre un verre avec eux. » Quoique mon cœur en gronde, demain à Wannsee, la réunion des poètes sera fraternelle et joyeuse. Le Literarische Kolloquium traduira ce titre emprunté à Du Bellay : Auch wenn mein Herz dem grolt.

Illustrations : Carl Blechen – Carl Gustav Carus – Kaspar David Friedrich – Anselm Kiefer – Gerhard Richter