dimanche 2 avril 2017

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Un Français parle aux Français

Un film de Jean-Francis Fernandès (1978)

, Jean-Francis Fernandès et Jean-Louis Poitevin

Monsieur A. déménage ! Il raconte 29 ans de sa vie et de ses difficultés ; il était le plus proche voisin du C.F.D.J. de Vitry. Confession ou interview, c’est là un document unique dans son genre.

Avec ce film de 1978 réalisé par Jean Francis-Fernandès, TK-21 LaRevue poursuit la présentation de l’œuvre cinématographique complète de ce réalisateur et photographe hors norme. Un homme a habité dans un pavillon de banlieue et sa maison jouxtait un centre pour adolescents en difficulté. Il raconte avec une honnêteté et une franchise rares comment il a vécu ces années au côté de jeunes qui passaient alors pour des êtres marginaux et que la société cherchait plutôt à occulter qu’à promouvoir.

Montrer ce film aujourd’hui, c’est prendre la mesure d’une mutation dans le registre du dicible et partant dans le champ de la parole politique.

Un français parle aux français - Jean-Francis Fernandes from TK-21 on Vimeo.

Changements

Il serait faux de dire que rien n’a changé depuis, mais sans doute ce qui a le plus changé, c’est le régime de parole que donne à voir Jean-Francis Fernandès. Avec un plan fixe sur le visage de cet homme, c’est le dicible qui vient à l’image et ce dicible est déplié et déployé avec une précision qui n’a d’égale que la justesse du dire.

Parler, alors est encore, pour cet homme, érigé ici en représentant de la société de l’époque, un acte porté par une exigence éthique. D’un bord l’autre d’un mur mitoyen ce sont deux mondes qui se confrontent se côtoient se frottent se tiennent à distance et finalement cohabitent « autour » d’une frontière à la fois infranchissable et constamment troublée. Ce va-et-vient que la parole de cet homme met en scène dit un état de la France à quarante ans d’ici. Dix ans avant les soubresauts de 68 quarante ans après le délitement général de la parole citoyenne dissoute dans l’acide de la parole politico-médiatique.

Avec ce film, l’enjeu était à l’évidence de s’approcher de la chose même, ce « truc » que tout le monde cherche à atteindre et qui le plus souvent est finalement relégué, au nom de l’urgence qu’il y aurait à courir plus vite vers le néant, dans l’arrière salle des préoccupations dites essentielles !

Miroir inversé

Tout est pareil même si tout a changé. Voir ce film aujourd’hui, c’est mesurer non seulement l’écart spatio-temporel qui nous sépare de cet hier-là, mais c’est surtout pouvoir se laisser submerger par une vague puissante, celle de l’écœurement face à ce qui arrive, à ce qui est là, tant dans le champ politique que social. Car nous avons affaire ici avec Un français parle aux français, à un film éminemment politique au sens où la parole politique pouvait encore avoir une fonction rectrice et permettre aux individus que nous sommes de nous aider un peu à nous orienter dans l’existence. Simplement, ce qui se dit et la manière dont cela se dit montre que notre relation au dicible a changé, et même changé si profondément que cette franchise, c’est-à-dire la levée de l’obstacle que constitue le recours à la duplicité comme base de la relation politique et interindividuelle, est devenu pour nous obsolète. Le contenu du discours importe évidemment, des reproches banals liés à la vie de proximité, mais c’est le fait que l’homme qui parle voit dans le discours la possibilité de moduler ce qu’il reproche. Ainsi parler c’est analyser aussi ce qui tient et ne tient pas dans ce qu’on dit. La parole est performative dans un sens effectif, elle se transforme en s’énonçant.

Aujourd’hui, il semble que la parole médiatisée est calquée sur le modèle de la parole médiatique qui contraint l’énonciation de griefs à virer du côté de la haine. La parole performe du côté du passage à l’acte.

Puissance et acte

Ce qui est rendu manifeste dans ce film c’est un mode de relation entre parole et acte entre puissance et acte et surtout le fait que la parole y joue une fonction complexe. Elle explicite et disant ce qui est ou a été semble désinhibée, (la parole dit le vrai), lors même que mettant en scène ce qui aurait pu conduire à des actes violents (la parole dit le possible ou la puissance) elle s’avère être un formidable appareil permettant de relativiser et donc d’inhiber le passage à l’acte.

Certes, des projectiles sont passés près de leur but et le petit bourgeois type qui est le sujet de l’entretien aurait pu, dit-il, devenir assassin. Mais précisément, la possibilité de le dire, de le mettre en mots, et le fait qu’entre sa maison et la maison d’à-côté où vivent les jeunes turbulents, il y avait suffisamment de relations verbales pour que les choses puissent se dire au fur et à mesure, ont permis que s’instaure une relation complexe et tendue mais basée sur la puissance contenue dans la parole de permettre d’inhiber les actes inutiles et de mesurer avec justesse l’état réel de la relation.

Nous sommes précisément dans un usage de la parole rare et qui semble avoir sinon disparu du moins déserté les espaces de parole que sont les médias dont la fonction est devenue, semble-t-il, d’attiser les paroles tendues vers l’acte et de faire de l’inhibition une injonction hystérisée s’opposant à l’acte comme une arme à une arme et non le résultat d’un dire.

Usage de la parole

Les dernière lignes du dernier texte de L’usage de la parole de Nathalie Sarraute sauront peut-être nous reconduire dans ces strates où quelque miracle se produit lorsque le dire se trouve porté à dire et non pas à dire ce qu’il faudrait faire.

« En une seconde le malaise, le mécontentement d’avoir été mis à une rude épreuve, d’avoir à son insu été utilisé pour une expérience, ont disparu, un sentiment de bonheur les recouvre...
La menace est écartée. Tout est en paix. En ordre. L’ennemi s’est métamorphosé en allié. Ce lieu de séquestration, de torture, est devenu un îlot de résistance. Au milieu des océans d’obscurantisme, de charlatanisme, de terrorisme, de conformisme, de lâcheté qui l’entourent, il est un lieu où la parole est en sécurité. Où elle est entourée du respect, des honneurs qu’elle mérite. Restaurée dans tous ses droits, capable de remplir comme il convient les devoirs que lui imposent ses lourdes charges... Qui pourrait la remplacer ? Ici le courage, la justice, la liberté triomphent, les méchants sont mis hors d’état de nuire, les bons reçoivent leur récompense...
Mais vraiment, c’est à croire que toute cette belle, trop belle histoire n’était finalement rien d’autre qu’un conte de fées. »

Un français parle aux français
Réalisation : J.F. Fernandès
1978
Couleur
Son magnétique
Durée : 17’