dimanche 31 juillet 2022

Accueil > Voir, Lire & écrire > Lire & écrire > Trilogie J.F. Ossang

Trilogie J.F. Ossang

Rétrospective au Saint-André des Arts

, Michèle Collery

Evénement : L’Affaire des divisions Morituri (1984), Le Trésor des Îles Chiennes ((1991), Docteur Chance (1998), les 3 premiers longs métrages ressortent en salle en version restaurée à partir du 24 août prochain.

Ecrivain, poète, musicien, chanteur, acteur, cinéaste, producteur… F.J. Ossang demeure l’un des rares artistes français dont la tourmente magnifie autant la violence et les ombres d’une civilisation en plein naufrage ; le seul à avoir tout à la fois adopté la démarche du point de vue documenté chère à Jean Vigo et traduit l’éclair de vitalité d’une génération exsangue qui, appliquant le programme Live fast, Die young, savait qu’elle ne survivrait pas longtemps.

Sa poétique séditieuse, le bruitisme industriel de la bande son, l’acuité des observations métaphysiques, politiques, historiques, ethnologiques, constituent une mémoire percutante de notre époque. Sur la lancée des maîtres pionniers (Sergueï Eisenstein, Friedrich W. Murnau, Antonin Artaud, Jean Vigo, Jean Cocteau, Jacques Tati…) qui se sont emparés de la technique pour réinventer un langage à leur usage personnel, Ossang s’est forgé lui-même les armes de son indépendance dialectique. Aussi bouillonnante que visionnaire, son œuvre puise aux sources des récits universels, aux temps cycliques et réversibles de l’alchimie, bien avant que le dualisme métaphysique et le mélodrame bourgeois ne séparent le burlesque et la tragédie, le fragment et le tout, la prose et la poésie, que l’ordre et le paraître ne viennent amoindrir la plénitude de la jouissance et n’achèvent définitivement les héros.

Helno dans l’affaire des divisions, Morituri
OSS/100 Films & Documents

L’Affaire des divisions Morituri

Dans la France des années 1980, audiovisuel, clips et spots règnent en maître ; la communication remplace l’information. Sur le mode de la déconstruction narrative, un cri de rage fend l’aurore des Trente Piteuses. Précédé de deux courts-métrages – La Dernière Énigme et Zona Inquinata, – L’Affaire des divisions Morituri boucle la trilogie parisienne exécutée dans l’urgence entre 82 et 84 par le jeune cinéaste venu de la littérature et du Rock & Roll qui découvre la pellicule argentique en même temps que la capitale, un Paris noctambule capté avec le ciné-œil de Dziga Vertov, traversé à bord de belles cylindrées melvilliennes. Survient cette symphonie urbaine en noir et blanc et 35 mm, précipité de polar poétique, peplum punk, bastons et virées en interzone, de philosophie nietzschéenne, d’essai situationniste. La guerre poursuit le cinéaste hanté par les narrations d’une génération sacrifiée, celle de Trakl, Jacques Vaché, Cendrars, Ernst Jünger… Suivant le Traité de la guerre de Carl von Clausewitz – cher à Debord –, Ossang attaque « à partir de plusieurs bases ». Tous les conflits, de Spartacus aux guérillas urbaines traversent ses films. Les thèmes majeurs du présent sont traités : terrorisme d’État, lutte armée, cynisme de la classe moyenne, fin de l’Europe, avec à l’horizon un rêve d’Eldorado, fût-il fallacieux : « Tout le monde et chacun comprend bien qu’il faudrait prendre la tangente, céder les actifs, tout convertir, mais contre quoi et pour filer où ? » (Mercure Insolent, Armand Colin, 2013 ; Rouge Profond, 2018).

Pour incarner les Morituri, le cinéaste associe les musiciens de son groupe M.K.B. – Messageros Killers Boys, lui-même dans la peau du charismatique Ettore –, et du groupe punk Lucrate Milk, dont le chanteur Helno, futur fondateur des Négresses Vertes. D’autres ami.e.s sont au générique : Gérard Courant, cinéaste/producteur, entre autres du Cinématon consacré à des milliers de portraits muets dont celui de F. J. Ossang en 1979, Gina Lola Benzina, actrice dans les deux courts précédents, Lionel Tua présent dans tous les films d’Ossang, de Zona Inquinata à 9 Doigts, son dernier long métrage.

Avancer masqué

Au générique, la plupart des noms défilent sous pseudo, dont celui de Helno, déjà le verlan de Noël, orthographié Hell Now. Comme ses protagonistes, Ossang maquille les identités, plus par jeu que par tactique. Il s’attribue le nom de Frankie Tavezzano. Qui est Frankie Tavezzano ? Un douanier argentin de Génération Néant, livre culte écrit entre 1977 et 1980, édité en 1993 par Warvillers et Via Valeriano, et qui par une heureuse concordance des temps reparaît aujourd’hui aux Presses du Réel.

Salle à combattre des Morituri : Ettore se présente, énonce sa date de naissance qui correspond à celle de la mort d’Arthur Strike, qui était « peut-être Frankie Tavezzano », mais que la police a fini par identifier en la personne d’Arthur Strike. Or « Strike ne recouvre aucune identité, il stigmatise la disparition, l’extinction de toute identité humaine ». « Lorsque je meurs, on m’appelle Arthur Strike. » (Génération Néant).

La photographie d’Ettore publiée dans les journaux ne ressemble pas au gladiateur/punk de la salle d’armes, bien qu’il s’agisse du même Ossang qui intervient lors de furtifs caméos hitchcockiens. On l’aperçoit en voiture, passager de Bruce Satarenko qui pourtant voulait « la cervelle d’Ettore », puis comme copilote d’un gladiateur venu à la rescousse d’Allia. L’une des voix narratrices, c’est encore lui.

Bruce Satarenko, autre figure de Génération Néant, revient dans L’Affaire des divisions Morituri en bookmaker de la mort N° 1 tout en assumant la présidence de la Société Intercontinents SA (tel que mentionné au générique de fin). Le juge demande : « Vous êtes bien monsieur Bruce Satarenko ? ». Celui-ci répond : « Je. » (comme jeu ?). Sous les traits d’un autre acteur (Feodor Atkine), le voici peintre-trafiquant de faux tableaux dans Docteur Chance, puis dans les films suivants producteur et/ou musicien, cette fois sans visage. « Bruce Satarenko présente », lit-on en ouverture de Dharma Guns et au générique de 9 Doigts.

« Aucune alternative » disait La Dernière Énigme. Le choix est limité, répond L’Affaire des divisions Morituri. Soit descendre dans l’arène, soit ramper au sein d’une société sans éclat, consommatrice, sans mémoire, asservie, formatée, opportuniste, moutonnière ‒ « tous, ils attendent le miracle » (Ettore) ‒ et néanmoins féroce, cynique, cautionnant les tortures des membres de la RAF dans ses prisons expérimentales, l’assassinat d’une jeunesse qui « s’est fait assommer aux seconds degrés des maudites chiennes-pensantes d’une f’kin middle class ».

« D’une arène l’autre ! » siffle un intertitre. Le péplum futuriste du quart-monde rassemble les torches vives, punks épiques de l’Antiquité romaine aux guérillas urbaines du xxe siècle.

Punk épigone de la RAF, Ettore porte le flambeau d’une jeunesse trahie que la colère redresse. Le ventre urbain de ce premier long métrage abrite ces guérilleros aux cheveux hérissés. Mêlant deux thèmes essentiels, l’épopée et le complot, Ossang franchit le temps avec ses propres bombes, démasquant les incohérences du monde contemporain, ses utopies échouées.

Ossang, Ettore, Morituri
OSS/100 Films & Documents

« Histoire de vous fourrer le nez en-dessous de cette époque »

La désinformation et l’omerta sur le sort réservé aux membres de la lutte armée en Allemagne occupent une place centrale. « L’affaire allemande » subit une dissection sans appel. Le prologue ouvre sur une presse d’imprimerie dans les locaux d’un quotidien. Ettore et les Morituri font la une (plus tard sera révélé l’engagement d’Ettore au sein de la RAF). Les outils médiatiques, écran de contrôle, télévision, journal papier, magnétophone, walkman, racontent les technologies d’une époque tout en démantelant les méthodes du pouvoir. Plateau de tournage, projecteurs, salle de régie, tout est en place pour pirater les codes des mass-médias et magazines à sensation, couleurs, titres flashes, abondance d’informations superposées. Derrière le présentateur, un prompteur déroule titres et images qui projettent l’insurrection à la surface de l’écran. Des mots clignotent en lettres capitales. Les phrases défilent du bas vers le haut, chevauchant la figure du journaliste qui détaille le contenu du programme financé par la Société de Recherche allemande (la Deutsche Forschungsgemeinschaft), originellement destiné à des fins militaires. Face caméra, l’homme en nage énumère l’un après l’autre les dommages qu’entraînent lavages de cerveau et privation sensorielle en cellule d’isolement (camera silens), double lecture (orale et écrite) scientifique d’un rapport dûment documenté.

On retrouve la palette esthétique de la revue Cée cofondée en 77 avec Luc-Olivier d’Algange (numéros 1 à 7, Céeditions & Christian Bourgois, 1977-1979) : variations typographiques, de tailles et polices de caractères, énumération de chiffres, signes de ponctuation…, des intertitres tout droit sortis de Caligari ou de La Ligne générale avec ses majuscules, de Nosferatu, des films de Debord ou Chris Marker. Quand le mot MORITURI explose à l’écran, ses traits gothiques-punks saillent comme sur les blousons de cuir ou les pochettes vinyles. Tout en demeurant dans une économie de moyens, le film porté par le Pop Art et le psychédélisme, la vidéo – que le cinéaste pratiquait avant de découvrir la pellicule – exploite tous les procédés technologiques du siècle, colorisation, palette graphique, digitalisation, sampling, synthétiseurs, boîte à rythme, afin d’étayer des sources de première main, respectant « la vérité de fait » chère à Hanna Arendt. L’écran devient champ d’expérimentions chromophoniques et d’hybridation, véritable « montage d’attractions » qui bouscule les idées reçues et ouvre les yeux sur une réalité autre que celle construite par « les fonctionnaires de la désinformation ». La musique noise répétitive de M.K.B., – à la guitare Jack Belsen (1962-2018) –, accélère la frappe de ce contre-journal destructeur, parti pris formel qui rejoue les stratégies des jeunes allemands d’extrême-gauche. Bien avant que les plus extrémistes ne passent à la lutte armée, les étudiants en cinéma se livraient à une véritable guerre des images en infiltrant la TV.

Les Indiens de l’impossible printemps européen

La première apparition des Morituri (ceux qui vont mourir) a lieu via un moniteur posé à même le sol. Regards bravant la caméra, sourires narquois, baisers sur la bouche. Écrasés par la plongée, ils émergent d’un souterrain, en horde, torses nus, vêtus de pagnes, ornés de métal, breloques et grigris, parés au combat de lances et masses. Revue des troupes en salle d’armes : de lents travellings détaillent les apparats, des rangers aux visages grimés. Le corps est le dernier territoire libérateur de création manifeste. Cette peau, qu’ils « vendent cher », les engage tout entier sur le pied de guerre. Allia, la flamine, (Gina Lola Benzina) se donnera la mort avec une fléchette de curare pour échapper au harcèlement des policiers.

Parmi les images vidéo sur les chambres d’isolement, un portrait groupé des membres de la bande à Baader fait irruption sur l’écran splitté. La palette graphique peinturlure les visages. La coloration rouge vif de la peau contraste avec le noir des cheveux, les transformant en « Peaux Rouges » tels que portraiturés sur les affiches lors des exhibitions et zoos humains. Les Morituri vivent en tribu, en retrait de la vie sociale, « une terre enfermée dans la terre, une terre enfermée dans la nuit », métaphore des réserves indiennes ou des squats. Ils appartiennent à la poésie suburbaine, aux concerts clandestins et fêtes lysergiques qu’attisent les fleurons soniques de la bande musicale (M.K.B. fraction provisoire, Cabaret Voltaire, Tuxedomoon, Throbbing Gristle, Lucrate Milk, Esplendor Geometrico, Spear of Destiny). Les noms de Lucrate Milk et de M.K.B. sont gravés dans les murs de leur repère-bunker.

Néanmoins, des trêves suspendent complots apaches et dérives nocturnes dans un Paris post-industriel. Tombés des jardins de Babylone, les gladiateurs dévalent une jungle d’un exotisme éthéré ramenant à l’âge d’or du cinéma. À contre-jour dans un nid végétal baigné de bleu grisé, assis en tailleur, ils jouent aux cartes. Au cœur d’une somptueuse végétation que diaprent les jeux de lumière, animaux amphibiens et poissons chaloupent en gros plans. L’écran devient aquarium. Le vert affleure le noir et blanc. Ce décor paradisiaque pourrait figurer l’Eden du village indien ou l’Afrique fantasmée d’Ettore que décrit Allia aux policiers : « La forêt tropicale, les plantes mortelles… les bêtes, la nuit des tropiques, les feuillages mordorescents… »

Bien que moins évidente dans les films suivants, l’empreinte indienne subsiste. Pistes disparues dans Le Trésor des Îles Chiennes que les égarés du Stelin Skalt eussent mieux fait de suivre, car elles recélaient les réservoirs d’eau douce salutaire (et dans Chiennes ne faut-il pas entendre Cheyennes ?) ; forêts brûlées évoquées par Vince Taylor dans Docteur Chance

Le trésor des îles chiennes
OSS/100 Films & Documents

Le Trésor des îles Chiennes (Grand prix du festival international du film de Belfort en 1990)

Fin des années 1980 : le cinéaste quitte la capitale cafardeuse. L’envie de neuf le mène « au bout de la nuit du monde [1] », de l’autre côté de la vie, vers des zones extra-terrestres dont seuls les romantiques perçoivent les langages archaïques.

Cap sur les Açores, « zone intournable » que le cinéaste affectionne pour ses imprévisibles intempéries en phase avec les tempêtes mentales. La situation ultrapériphérique en Atlantique-nord à mi-distance entre Europe et Amérique, au point de contact des plaques eurasienne, africaine et américaine, tectonique interne sous les frontières de surface, en fait une « cocotte-minute qui explose régulièrement ». Le défi sert l’équipée nosfératienne du Trésor des Îles Chiennes et la joie de fouler la plus jeune terre d’Europe jaillie de la dernière activité du Capelinhos. Ironie du sort : sur place le scénario fictionne le réel. Le lieu de la représentation se confond avec le lieu figuré. Chargées de véhémence magmatique, les cendres soumises au feu central et à la réverbération solaire dans le mâchefer jettent la troupe dans une géhenne qui fonde la fable où « ils passent clandestinement en enfer » (voix off).

Le trésor des îles chiennes, Ada
OSS/100 Films & Documents

Afin de réarmer la centrale des îles Chiennes, Ulysse, dit « le capitaine mort » (José Wallenstein), héritier de la Kryo’Corp, organise une expédition formée d’un gang de têtes brûlées interprété par un casting de choc : Stéphane Ferrara, Serge Avédikian, Michel Albertini, Clovis Cornillac. L’archipel est le seul endroit au monde où l’on trouve une nouvelle source d’énergie le Stelinskalt dont l’exploitation industrielle causa jadis la destruction de la planète, pollutions, insalubrité de l’air, virus, pandémies, disparition des ressources naturelles et des populations réduites au cannibalisme. Mauvais présage : l’archipel a disparu des cartes…

Le sort des protagonistes tresse une passerelle entre la vie et la mort. Odyssée en terres d’ombres. Afin d’éteindre les cieux, de rendre l’atmosphère plus claustrophobique, le chef-opérateur Darius Khondji utilise différentes sensibilités de pellicules, étouffant l’image par une sous-exposition de la pellicule jour.

L’architecture sépulcrale de la scène du tombeau au début du film ramène à une épure totémique : plan fixe, économie de gestes, figure hiératique d’Ada (Mapi Galán), en longue cape blanche, composition structurée par l’équilibre des lignes et des contrastes, asymétrie corps humain/gisant en marbre, décors construits en dur par Jean-Vincent Puzos avec une mise en évidence des volumes et reliefs d’une solennité pyramidale. Contre toute vraisemblance, le corps d’Aldellio (Diogo Dória), semi-étendu sur les blocs de pierre, le tronc adossé à la tête du gisant, et non à l’intérieur du tombeau – ou pour le moins allongé comme est sensé l’être un mort – met en abyme diverses alternatives. La position oblique évoque celle d’un astronaute prêt au décollage. Bormane (Michel Albertini) n’a-t-il pas invité l’ingénieur à « quitter ce monde » en prenant une « capsule de mort-vivant » ? Le terme « capsule » revêt deux sens : enveloppe d’une potion (d’un poison comme le cyanure) et objet volant, d’autant que l’on apprend plus tard qu’Aldellio fut pilote en Libye et que la séquence suivante démarre sur les hélices d’un avion. Ou bien s’agit-il d’une des capsules temporelles chères à Andy Warhol (time capsules) ou encore d’une des « multiples capsules d’une nébuleuse photo-sémantique, visuelle, sonore, sub-vocale et tactile » que « William Seward Burroughs pilote simultanément » (F. J. Ossang, W.S. Burroughs vs formule-mort) ?

Le trésor des îles chiennes, dîner
OSS/100 Films & Documents

« La Mort est un voyage et le voyage est une mort. Mourir c’est vraiment partir […]. Tous les fleuves rejoignent le Fleuve des morts. Il n’y a que cette mort qui soit fabuleuse. Il n’y a que ce départ qui soit une aventure. », écrit Bachelard. Sur le même principe, Les Vases communicants de Breton relient rêve et réalité ; l’équivalent du « pont de Rebis », le pont de la symbolique alchimique qu’évoque le poète surréaliste Vincent Bounoure dans un article consacré à la Kabbale (Le Surréalisme Même, J.J. Pauvert, Paris, 1958), ce pont que franchit Hutter dans Nosferatu de Murnau. Comme le célèbre carton de Nosferatu, VOUS ÊTES SUR LES CHIENNES, NUIT ROUGE À PERPÉTUITÉ envoie dans un autre monde. Chez Murnau dans Nosferatu, chez Cocteau dans Orphée et Ossang dans Le Trésor des îles Chiennes, (et aussi dans Docteur Chance, Dharma Guns et 9 Doigts), les véhicules laissent la mort dans leur sillage. La calèche, qui emmène Hutter, cahote dans le cercle de l’iris avant de s’engouffrer en zone fantôme. L’hélicoptère qui embarque les membres de l’expédition tangue sur place avant de fondre dans les ténèbres.

Dès le débarquement, l’oxygène manque, l’espace se referme, le temps se retourne. Quelle que soit la direction prise, le périple ramène à la case départ avec son lot de dégradations. Enténébrée par la noise industrielle de M.K.B., la descente circulaire de l’île engloutit toute logique. « Leurs neurones brûlent dans le vide » (Docteur Turc / Serge Avédikian). « Tout se disloque dans l’intermonde. » Confusion mentale, perte des repères. La mort gravite. Elle a le visage d’un ouvrier tordu de douleur. La santé s’altère, la langue aussi. Régression, oubli de ce qu’ils sont venus faire, comme si la seule répétition effaçait toute mémoire.

Le trésor des îles chiennes, métropole
OSS/100 Films & Documents

Diffuse, spectrale, hétérogène, hybride, atomisée, globalisée, l’immatérialité de la menace pervertit les esprits, fermente au fond des êtres, ravivant les angoisses les plus obscures, ancestrales, universelles, superstitions, paranoïas. Cette distanciation permet de tout imaginer, libère des images attendues pour ouvrir d’autres voies métaphoriques, au service de la poésie bien sûr, mais aussi du romanesque et du suspense.

Le virus brise la confiance en soi, en les autres, le doute s’insinue jusqu’au fond de nos moelles de stalker. Les soupçons pèsent à tout instant et partout ; dans les éléments : eau noire « de trouble source » fuyant du robinet de l’hôtel, vent annonciateur de Nosferatu, montées de houle, pleine lune vaudou – Fabiano (Lionel Tua) se saisit la tête : « The moonlight is too hard » ‒, marigots, brumes de l’étroit défilé où une panne de camion présume l’attaque surprise ; dans la nourriture, le vin, les rituels (cercles et chiffres récurrents), les conciliabules, chuchotements, échanges abscons. Fuyant d’invisibles poursuivants, le docteur Turc trébuche, ses yeux fous tournés vers les abysses. En bas, masse insondable, la mer cerne le pic rocheux. Bormane dresse l’oreille : « Entendez ! »

Ada Della Cistereia, muette Ophélie de cinéma, se noie dans le vif-argent pour revivre parmi les cendres.

Docteur chance, Elvire et Joe Strummer
OSS/100 Films & Documents

Docteur chance

Après l’expédition post-nucléaire du Trésor des Îles Chiennes, Ossang dut ferrailler sept ans pour que les couleurs de Docteur Chance claquent au milieu des vastes solitudes du désert chilien.

« L’histoire commence où tout paraît finir ». En prologue, entre générique et titre, l’aile blanche d’un avion, de la fumée, un cadran, deux profils – un homme, une femme – émergent de l’ombre bigarrée d’un vol de nuit à bord d’un bimoteur errant au sein des traînées nébuleuses. Un flamboiement altère les bords du cadre d’un hors-champ sans limite (le ciel), l’immensité sans autre décor qu’elle-même. Reliefs en plan incliné. Un remuement de lueurs bleu-vert signale l’océan. Entre ces deux espaces, l’aérien et le marin, les passagers semblent avoir rompu tout contact avec l’environnement visuel et sonore. Les appels radio superposent les frôlements métalliques. La voix pressante demeure sans réponse. Gros plan sur les visages muets, leur beauté d’albâtre baignée de lumière. Un filet de sang coule de la tempe d’Angstel (Pedro Hestnes). Ancetta (Elvire) ferme les yeux. Bien qu’une calme mélancolie émane de leur grâce silencieuse, le contraste entre l’impression que chacun dégage, l’un la tristesse, l’autre la sérénité, laisse planer un doute quant à leur sort proche. Le mouvement de caméra infléchit l’avion. La trajectoire parallèle à la nappe ouatée dément la chute en dépit de l’évanouissement dans un fondu incertain. A-t-il échappé à tout contrôle ? Va-t-il s’écraser ou se perdre à jamais au royaume des anges ? « Disparaître en vol pour montrer que le Ciel existe » ? L’évasion absolue c’est la mort. « La mort accomplit le héros dans sa nature surhumaine, elle le divinise dans ce sens qu’elle lui ouvre les portes de l’immortalité. » (Edgar Morin, [à propos de James Dean], in Les Stars, Paris, Éditions du Seuil, 1957.)

Pile ou face

Dans le vieux monde où tout est déjà écrit, mieux vaut laisser le hasard accomplir sa propre idée. Inutile de gaspiller temps et énergie en tergiversations angoissantes. Le hasard convient à celui qui fonctionne à l’instinct, qui oublie d’hésiter, qui crée comme il vit, dans l’urgence, en ne comptant que sur la chance. Angstel – tel Bob le Flambeur – prend ses décisions à pile ou face, pour « RESTER DANS LE JEU », citant mot pour mot la phrase énoncée par le narrateur d’Au bord de l’aurore (Warvillers, 1994), journal/fiction, genèse du film : « J’admire les personnes qui ne réfléchissent pas, et qui méditent encore moins. » Alors qu’il fulmine contre Zelda, sa route croise celle d’Ancetta. La suivra-t-il ? Le choix se joue sur un lancer de pièce. Et soudain la pluie cède au soleil, les ombres du suicide à l’escapade, le drame amoureux au rock & road movie.

« Docteur Chance mérite bien son nom », écrivait en 1997 le journaliste Thomas Cantaloube dans Les Cahiers du cinéma. Alors que le tournage au Chili touche à sa fin, le chef opérateur Rémy Chevrin et ses deux assistants sont heurtés par la Cadillac grise du film qui n’avait pas de bons freins, choc à basse vitesse mais choc réel. Catastrophe. Tout s’arrête. Angoisse. Une partie de l’équipe se retrouve à faire les cent pas dans un couloir d’hôpital en attente de nouvelles. Plus de peur que de mal, les trois techniciens s’en tirent avec des contusions sans gravité. Une fracture contraint l’un d’eux au rapatriement en France, mais une fois chacun remis de ses émotions, le travail reprend.

Dix-sept ans plus tard, lors d’une projection au cinéma le Grand Action à Paris, Rémy Chevrin évoque ses souvenirs de tournage devant un parterre d’étudiants de l’école Louis Lumière, éblouis par les tumultes de la chorégraphie de la dernière scène, l’ultime escapade des deux héros sous les coups de feu de leurs poursuivants. Le chef-opérateur explique l’origine de ces turbulences. Caméra calée contre une épaule encore sensible, Chevrin suit tant que bien que mal la fuite des jeunes gens. À ce moment-là il pense devoir refaire la prise mais, loin de se formaliser, Ossang est ravi. Le vacillement, effet du double accident non prévu, brise le cadre, transformant l’épilogue en un éclatement vital, un sursaut d’énergie avant l’évasion vers le ciel.

Noise’roll

Ossang est l’un des rares cinéastes à concevoir la bande originale de ses films, chacune constituant une œuvre en soi. L’album de la BO de Docteur Chance sortira en 1998, dont 17 morceaux de M.K.B. auxquels s’ajoutent ceux de The Gun Club, Nick Cave & The Bad Seeds, Joe Strummer, La Muerte.

Présente toujours en off, la musique ne surplombe pas la diégèse pour surenchérir, illustrer, faire « double-emploi avec l’image ». Débarrassée de toute fonctionnalité narrative avec une concision chirurgicale, elle agit directement sur le cerveau. Si l’œil peut se promener sur l’image, le son remplit l’espace, il sort le monde hors de soi, en rémanence avec les rêves, les états seconds, les prémonitions. Le couple d’amants s’étreint dans la loge d’Ancetta. Des mots anglais semblent émaner d’une lointaine radio comme une résurgence de la scène d’ouverture. Ces voix poursuivent Angstel jusque dans le taxi prisonnier des embouteillages. S’y mêle un rire de femme, un rire répétitif toujours sur la même note, un rire obsédant. La voix narratrice évoque trafics et malversations. Plongée sur les calandres ; les moteurs ronflent et fument dans un flou nocturne noyé de pluie. Le visage tendu d’Angstel surgit au-dessus de la vitre. Les doigts du chauffeur s’agitent sur l’autoradio. Une cascade de fragments, klaxons, freinages, couleurs, flashes de souvenirs, bouts de carrosserie, gyrophares, feux clignotants soumettent l’imagination à un mouvement permanent. Peu de plans d’ensemble. Par le montage, le déluge visuel et sonore nous projette au cœur de la scène, dans la confusion des émotions du jeune homme (stress, culpabilité, impuissance, solitude, énervement, impatience, claustrophobie…).

Si M.K.B. (Jack Belsen, Jac Berrocal, Little Drake) compose l’essentiel, l’espace sonore ouvre à des musiques « alliées ». Les rockeurs charismatiques escortent les héros dans les situations les plus périlleuses. Le flux circule dans les intervalles où il palpite, impulse, attise. Nous voici grisés par la sensation de liberté quand venue d’un bar enfumé, la voix rauque du chanteur de La Muerte [2] érotise la fuite des amants. Les inflexions envoûtantes de Nick Cave soutiennent Angstel que l’iris capte dans le clair-obscur de sa chambre d’hôtel. Il est seul, triste, abattu, en sursis devant ses poursuivants. Le journal El Mercurio lui tombe des mains. Des cris en espagnol se mêlent aux paroles de la chanson, tandis qu’à distance l’iris suit le jeune homme jusqu’à la fenêtre d’où il aperçoit les militaires en faction.

Vince Taylor

Fin des années 1970, Ossang assiste à un concert de Vince Taylor (1939-1991). Il en sort ébloui. « Cravan, Taylor et Vigo me hissent au-dessus de tout [3]. » Le 18 mai 1991, à la demande du fan-club du rocker, il narre comment Taylor a inspiré Bowie pour Ziggy Stardust.

« Vince reste notre emblème. L’Emblème : My name is Vince, Vince Taylor, Gloomy Sundays on Victory Lane […]. Personne comme Vince n’a su faire vibrer la corde à tuer qui sonne tout à l’intérieur de soi… Non, les rêves ne sauraient attendre. Ils brillent sur Victory Lane (l’anagramme de Vince Taylor), mais tout va s’éteindre. »(Au bord de l’aurore). En 2000 face à l’océan, à Napier en Nouvelle-Zélande, des milliers de sensations, de souvenirs, une bouffée de bonheur, et les mots de Vince Taylor lui reviennent : « Rock’n Roll Station Is A Strange Session Where You Can Do Anything You Want To Do. Every-thing Is Possible… Chouette ! » (F. J. Ossang, Tasman Orient, 2001).

Quel meilleur hommage Ossang pouvait-il rendre au « perdant magnifique » du rock franco-britannique en lui proposant d’incarner son propre rôle dans Docteur Chance ? Jeune, Vince rêvait de devenir aviateur (comme Ossang jeune rêvait de devenir pilote de moto). Le rocker accepte tout en ignorant qu’il est condamné à brève échéance. Le cancer des os l’achève trois mois plus tard, le 27 août 1991, à l’âge de cinquante-deux ans, alors qu’Ossang écrit le scénario.

Mais comme « l’histoire commence où tout paraît finir », le cinématographe ressuscite « l’Archange noir du rock » en le réincarnant chez un autre rocker, punk charismatique brillant et cultivé, défenseur de la cause du prolétariat anglais et dont le groupe – The Clash – a repris le titre culte « Brand New Cadillac », écrit et composé par Vince Taylor en 1959.

« J’étais rock-star, now pilot, I’m a ghost-pilot. » (Joe Strummer dans le role de Vince Taylor).

Un jour de 1994, le cinéaste envoie le scénario de Docteur Chance au chanteur de The Clash qui répond aussitôt par fax. Il aime le script et les mots, émet néanmoins des réserves : « But acting is better for actors. » Ossang n’insiste pas ; sans renoncer pour autant. Il gagne Londres. Les deux hommes dînent ensemble, poursuivent la soirée dans un pub. Les conversations roulent sur l’art, la musique, la littérature. Guidé par son intuition, Ossang avait emporté un numéro de la revue Maintenant d’Arthur Cravan, « premier punk du siècle ». Conquis, Strummer accepte le rôle. Mais devant la lenteur des financements et les désillusions, le chanteur abandonne, même lorsque l’heure du départ sonne enfin. Ossang tente le tout pour le tout dans un dernier fax : “So Long, Joe”, accompagné d’une photo de Fitzgerald griffée du titre de la nouvelle Cent faux départs. « La nuit même, vers 5 heures, le fax avait sonné : “You’re right, Ossang. Let’s go”. Trois mois plus tard, le film implosait en plein désert d’Atacama. » (Extrait de la lettre publiée dans L’Humanité le 25 décembre 2002 après le décès de Joe Strummer le 23 décembre.). « L’accord avait été passé sous le signe des grands hommes. » Dans le film, l’amitié de l’archangel escort, Vince Taylor, pour Angstel, se rapporte à la complicité entre Ossang et Strummer. En prologue, la voix off du chanteur appelle sur la radio « O-S-S 100 », clin d’œil phonétique à la société de production OSS-100.

Docteur chance, Joe Strummer, Elvire, Pedro Hestnes
OSS/100 Films & Documents

Les couleurs de Georg Trakl

Une porte bleue, enseigne cuivrée, « Georg Trakl, Pharmacien ». Angstel pénètre une obscurité céruléenne. Il appelle : « Georg ! » Puis : « Trakl ?! » Derrière une vitre veinée de blanc point un visage. La fumée de la cigarette bloquée au coin des lèvres voile le grain neigeux de l’image. Le montage alterne deux espaces clos, la boutique et l’habitacle de la voiture, où Ancetta attend son amant. Celle-ci feuillette un livre dont le titre finit par apparaître en gros plan : Œuvres complètes, Georg Trakl.

Le silence de l’auto rompt le bourdonnement continu de l’officine. L’iris réunit les deux visages masculins dans une intimité complice. « Je sais ce que tu recherches », murmure le pharmacien. Il étreint les épaules du jeune homme : « Atteins-moi, mort ! Je suis accompli. » (Dernier vers d’un court poème de jeunesse de 1909, Chant de nuit). Dans la voiture un plan serré révèle deux poèmes, Le jardin de la sœur et Jugement. Le diaphragme ouvre sur un mortier. Un pilon brasse une épaisse mixture indigo. Le pharmacien verse un liquide jusqu’à obtenir un fluide limpide qu’il transvase dans un flacon. Il en avale une gorgée. Ancetta parcourt d’autres poèmes, Foehn et Transfiguration, son index caresse une citation manuscrite du Charmide de Platon en page de garde : « L’énigme = l’objet de la pensée qui n’est pas exprimé par la parole. »

Aucun doute sur le lien entre le Trakl du film et le poète autrichien, dont la profession de pharmacien militaire couvrait la toxicomanie. Trakl appartient à la génération des artistes nés à la fin du xixe siècle que la menace de destruction de l’Occident obsède. Sa vision macabre du monde a aussi partie liée avec la passion coupable qu’il entretenait avec sa sœur. Le jardin de la sœur, que lit Ancetta, pourrait s’apparier aux mots sibyllins de Trakl : « la nourriture des coupables ». Dans Mercure Insolent, une strophe de Jugement associe la naissance, la mort, la couleur bleue, le silence :

« Mort-né ; sur fond vert
Secret de fleurs bleues et silence.
La folie ouvre la bouche pourpre :
Dies irae – tombe et silence. »

Une particularité de la poésie de Trakl réside dans l’étonnante union du noir et des couleurs qui le rapprochait des peintres de la Sécession, notamment Egon Schiele, peintre du « désordre de la chair » (Louise Balusseau, Éros outragé. Egon Schiele et Oskar Kokoschka, Frank Wedekind et Arthur Schnitzler, Les profanes funambules, Sorbonne-Nouvelle, 2011) autrichien lui aussi, contemporain de Trakl, mort pratiquement au même âge (28 ans) en 1918.

Contraint pour des raisons de production de passer à la couleur, Ossang soigne ce rapport chromatique typique des avant-gardes du début du xxe siècle : tonalités des costumes et décors, tableaux (Kokoschka, Schiele, Beckmann, Goya, Max Ernst, porte-coffre de Gaudi, Boucher, Van Dongen…), paysages, affiches (Nosferatu et L’Aurore, match de boxe Cravan-Johnson), chatoiements de la loge orientaliste d’Ancetta… Ce choix du « confusément coloré » allège le film dont le sous-texte traite de sujets graves (désillusions de jeunesse, marchandisation frauduleuse de l’art, compromissions finance/pouvoir…). Le bleu s’affirme dès le début de la séquence avec les objets de la boutique, la porte et le philtre, les mots dans les poèmes que lit Ancetta : « Secrets de fleurs bleues… Un pauvre pêcheur éperdu de bleu » (Jugement) ; « Au jardin de la sœur silencieux et figé/Un bleu un rouge de fleurs tardives ».

Pour Trakl (comme pour Novalis – avec La fleur bleue, au début d’Henri d’Ofterdingen – et le romantisme allemand), le bleu est la couleur du sacré, du divin, du spirituel, de l’innocence contaminée par la mélancolie, le froid intérieur de la mort. Le pharmacien remet le flacon à Angstel. Quand le couple prend congé, le visage tragique du pharmacien emplit l’écran : « Toujours sonne/contre des murs noirs/le vent seul de Dieu », paroles venues du dernier vers d’Elis, poème sur un enfant gisant inspiré par Le dormeur du val de Rimbaud, où le bleu revient cinq fois, dont le bleu cyanosé du défunt. Le poète y voit aussi la couleur du somme des amants. Et cette ultime phrase sonne comme un double présage ; l’élixir joue d’équivoque : « C’est Yseult qui dit : que vienne l’amour, Tristan dit : que vienne la mort. »

La séquence condense tout ce qui fonde l’œuvre de Trakl : angoisse de mort, enfermement, drogue, inceste, culpabilité, suicide, prophétie, poésie, l’énigme – car Trakl pour ses contemporains demeura une énigme que la séquence salue. Sa grâce onirique rompt sans transition avec les trépidations de la scène précédente. On passe d’un film d’action en extérieur nuit, poursuites en voiture, tirs, éclats de voix, menaces (Angstel est en cavale après avoir abattu l’Espagnol et dévalisé sa mère), du rouge, de l’orangé, du jaune à l’instant bleu, bulle hors du temps aussi paisible que surnaturelle, ésotérique par les paroles, alchimique par les préparations. Les mouvements s’atténuent dans la lenteur et la puissance formelle du cinéma muet. L’iris capture visages, doigts, objets, mixture. Scène quasi sans paroles, pas d’intertitres. Seules les pages du livre relayées par les insertions du pharmacien, devenu la figure centrale, produisent le texte. C’est une double déclaration d’amour, au poète maudit et à la magie du cinéma qui lui rend hommage via l’acteur chilien, Francisco Reyes, dont l’accent fortifie l’étrange dissonance.

Retour aux pionniers : l’iris

« Le monde se cache et nous méprend si l’on se garde d’y aller voir. » (Mercure Insolent)

La pellicule a le pouvoir de cristalliser des images. Si l’usage de l’iris manifeste la résistance au numérique, il opère aussi comme rémanence des formes brèves d’écriture dont la concision creuse derrière le visible. « Fais apparaître ce qui sans toi ne serait peut-être jamais vu », écrit Bresson (Notes sur le cinématographe).

Ouverture et fermeture du diaphragme à partir du noir redéfinissent le cadre, focalisent l’attention sur une image qui garde le mouvement propre au cinéma. « On ne s’évade pas de l’iris. Autour, le noir ; rien où accrocher l’attention » (Jean Epstein, Bonjour Cinéma). En faisant éclore le détail, la technique met en œuvre la perception d’une autre réalité, à la fois lointaine et familière. Le procédé éveille la curiosité, réactive l’intérêt, qu’il s’agisse d’un paysage, d’un visage, d’une bouche ou d’une main gantée décadenassant un coffre, objet déjà en soi porteur de secrets. Parfois on peine à discerner ce qui se passe. Après le lancer de pièce d’Angstel, un travelling suit les couleurs et les lignes de ce qui ressemblerait à une aquarelle ; peu à peu se dessine un paysage semblable à celui qui défilait sur l’échange en off entre Zelda et Angstel. S’agit-il du même ou d’un tableau, d’un songe, d’un souvenir ? Toujours est-il que la combinaison iris/travelling en offre une contemplation à la fois lente et fugace, temporelle à deux niveaux car renvoyant au muet et/ou à un possible passé au sein de la diégèse même, et spatiale par la distance imposée au regard. L’image échappe aussitôt qu’elle apparaît. S’établit un rapport intime avec le cinéaste, une invitation à partager ce qu’il découvre lui-même, un vagabondage de l’âme, certes nimbé de mélancolie – tout naît, passe, s’efface – mais aussi de mystère. Le mystère ne s’explicite pas, il jaillit de l’image.

Et là tu sens que le jeu s’arrête

Fin de Docteur Chance : assis dans son lit, Angstel suffoque. Près de lui, Ancetta avoue que les peurs nocturnes du jeune homme la réveillent. Gros plan sur Angstel ; des ombres masquent ses yeux. Un brusque changement de couleur, la focale courte, la surexposition, l’anamorphose, un souffle venteux emmènent dans un rêve. Combiné à de rapides travellings, l’iris furète à la manière d’une torche : une porte sur un fond de couloir, plafond, salle de bains, allers et retours sur une baignoire remplie d’objets détériorés (cuvettes, ustensiles médicaux, déchets de clinique), une autre pièce où règne également un grand désordre, table d’accouchement cassée, lit cage. Absence de toute présence humaine, et toujours cette porte qui revient : la porte du coffre-fort (de Gaudi) de sa mère (Marisa Paredes). Le champ/contrechamp, noir et blanc/couleur, visage livide en pleine lumière/obscurité des lieux sondés enroulent la séquence dans une intériorité. La surexposition de l’image accentue le sentiment de vide. Face à la lumière, Angstel ébloui se retrouve aussi seul que Nosferatu frappé par le lever du jour. Le montage alterne les plans à l’iris et le visage surexposé du jeune homme, filmé parfois de dos ; courbé en avant, les deux mains accrochées aux murs d’un couloir, il butte encore contre le coffre.

Rétro-conception ? Résurgence de la prime enfance que l’on sait détruite ? Augure de la mort prochaine ? Culpabilité filiale ? Dans un rêve précédent, Angstel a vu sa mère frapper à sa porte de chambre pour révéler que tout (les dieux, l’art…) était mort et qu’il n’était rien.

Comme Burroughs, Ossang est un « un agent public ». Vince Taylor chante la phrase de Jacques Vaché : « Ah, quelles belles choses allons-nous faire maintenant ? » Elle réapparaît sur un carton à la fin du film comme si le cinéaste pressentait la traversée du désert qui l’attend avant la réalisation du prochain long métrage, quatorze ans plus tard.

Notes

[1Ibid., p. 10.

[2Groupe belge heavy metal influencé par Nick Cave.

[3F. J. Ossang, Au bord de l’aurore, op. cit., p. 134.

Rétrospective F.J. Ossang
3 copies neuves
Cinéma Le Saint-André des Arts
30 Rue Saint-André des Arts, 75006 Paris
à partir du 24 août 2022
eMichèle Collery

10:26 (il y a 53 minutes)

À moi
Cher Jean-Louis,

Je viens de recevoir un mail d’Ossang qui m’indique d’autres salles, le Saint-André-Arts constituant pour le moment le "vaisseau amiral" sur Paris.
Voyez si vous pouvez ajouter :

et SORTIE FRANCAISE outre le Saint-André des Arts (Paris), La Baleine (Marseille), Lyon Cinéma Le Comoedia, TNB Rennes, Rouen Cinéma Omnia,
DES LE 24 AOUT
http://cinesaintandre.fr

Article basé sur son livre F.J. OSSANG, Cinéaste à la lettre - Rouge Profond, 2021.