mardi 27 mai 2014

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Toutes les amazones veulent mourir d’aimer

, Laurent Paillier et Philippe Verrièle

Figure de la Jeune Danse Française depuis son duo Instance (1983) avec Bernardo Montet, Catherine Diverrès ne cesse d’alimenter la chronique chorégraphique.

Figure de la Jeune Danse Française depuis son duo Instance (1983) avec Bernardo Montet, Catherine Diverrès ne cesse d’alimenter la chronique chorégraphique. Elle l’a nourri de pièces majeures L’arbitre des élégances (1986), Concertino (1990), Tauride (1992), Stances II (1997), Solide (2004), Encor (2010), ou le récent O Sensei (2012)… L’énumération ne vise pas à convaincre, seulement à souligner la permanence d’un talent et d’une œuvre, ce qui n’empêche les polémiques et le récent opus, Penthésilées en a donné l’exemple. Or, chez Diverrès, la subtilité des images n’obère jamais la qualité de la construction. Les critiques qui ont combattu la pièce témoignent que l’on peut s’y laisser prendre à la force du visuel sans tenir suffisamment compte de la composition. Dès lors un petit retour sur l’image est utile, d’autant que c’est un des plus important photographe de la génération 1990-2000, Laurent Paillier, qui a suivi la pièce lors de sa présentation à Paris.

Cela commence au noir. Scénographie marquée par ce tapis d’ombre, mur d’obscurité, les seules taches claires sont ces haut-parleurs comme pour souligner que le flux d’une histoire est à discerner à travers le son d’une composition musicale (Jean-Luc Guillonnet, Seijiro Murayama) très rugueux et abstrait. Penthésilées commence par l’épée. Démonstration collective, en ronde, comme une parade de maîtres mais qui dégénère. Femme contre homme, homme contre femme ; le dard ici pointé et qui dit déjà que dans ce monde noir il ne sera question que de sexe. Légèrement cambrée, comme on s’offre, la guerrière semble plus espérer l’arme que chercher à l’éviter et le pas de l’homme tient plus de la parade que de l’offensive. Ce combat est un échange de passion.

Il faut lire le titre de Diverrès avec soin. Quoique la chorégraphe se réfère au texte de Kleist, elle ajoute un "s" au nom de la reine des amazones. Les cinq femmes de la distribution sont donc à tout moment susceptibles d’incarner "la" Penthésilée. Non pas une meute comme les spectres blancs que l’on appelle Wilis et qui hantent le second acte de Giselle, mais la rencontre, dans la course, de femmes emportées par le mouvement. Sur le sol noir.
Toutes les femmes sont amazones, tous les hommes guerriers, héros qui à Achille mêle Hercule, Thèsée, etc.

L’amazone n’est pas seulement la femme qui combat l’homme, elle est aussi celle qui maîtrise le cheval, celle qui fait de son corps une excroissance de sa monture. Rarement la danse use de ce procédé de mimétisme dont témoigne ici l’image. Icône au sens de Peirce, la guerrière ne monte plus, elle fait cheval et il ne faut pas voir dans cette assimilation du corps de la femme à un animal une quelconque dévalorisation. Plutôt, au-delà de l’évocation du poème, une évocation de la force animale de la femme. Catherine Diverrès qui construit subtilement met en exergue cette sauvagerie avant que les femmes se mettent au service d’Hercule, chevaux de Diomède s’apprêtant à dévorer.

Le style de la chorégraphe joue très volontiers de la confrontation de l’abstraction très stylisée à un trivial théâtral. Alors un homme s’installe à table avec le léger ridicule de celui qui reçoit les attentions sans les solliciter, on le nourrit, on le caresse, on le bichonne. Il est légèrement béat, derrière sa table. Le grotesque du quotidien et soudain après s’être employé à servir l’homme, la meute des louves se jette sur celui qu’elle caressaient. Ce qu’annonçait la métamorphose des femmes en cavale se réalise. Les amazones ne veulent pas seulement dominer les hommes mais encore s’en repaître.
La dévoration comme perspective de la lutte des sexes… Car il devient bien clair à ce moment que de Kleist la chorégraphe ne retient pas l’anecdote mais la certitude que la femme est toujours la reine amazone et l’homme toujours l’Hercule que la quotidienneté de la vie domestique condamne. Plus qu’Achille, voici Hercule au pied d’Omphale et il est symptomatique que cette scène d’étripage précède une déploration christique.

Le glissement vers le théâtral grotesque entraîne la pièce vers un vaste casting dérisoire durant lequel chaque interprète propose en quelques secondes, de l’histoire de l’amazone, une lecture dont le sens est souvent difficile à lire en un si bref moment… Mais la photo les saisit dans leur richesse. Ainsi, dans celle-ci qui évoque l’inversion sexuelle.
Empruntant les ustensiles du fétiche de la ballerine – pointes et tutu –, soit la forme absolue de la féminité construite dans par l’imagerie sexuée, le danseur renvoie à ces escadrons de femmes-spectre qui hantent le monde des ballets. Et c’est aussi une lecture de Kleist que de souligner que ce triomphe final de la femme, avec le meurtre de l’homme, renvoie à un autre monde comme celui sur lequel triomphe la ballerine.

Plutôt que de donner chaque saynète comme une vision, la chorégraphe choisit de les faire interrompre du jugement lapidaire d’une chargé de casting. La séquence dure assez jusqu’à l’exacerbation des frustrations rappelant que le casting est une forme cruelle qui fait de la rivalité de tous contre tous, la norme. Ce "S" ajouté à Penthésilée est donc si important que chacune soit à son tour – et aspire à l’être – l’amante et la dominatrice meurtrière.

Comme un épilogue, tous reprennent un unisson, proche des danses chorales qu’affectionnait Pina Bausch, dont cette image est singulièrement proche. Avant la mort d’Achille – et de tous les héros – voilà le moment de l’unité dans le dévoilement. Cette épaule comme on montre l’endroit d’une blessure, la cible tatouée dans laquelle se fichera la flèche. Mais pas de tragédie. Le grotesque de l’humanité triomphe entre le costume à brandebourg et les robes longues bariolées. Les amazones rêvent d’amour et les héros de confort matrimonial.

Philippe Verrièle

Penthésilées ; Chorégraphie : Catherine Diverrès ; Photos : Laurent Paillier.
Théâtre National de Chaillot ; Paris