jeudi 30 juin 2016

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Temps suspendu au Japon

Croisement de regards entre Elizabeth Creseveur et Ursula Kraft

, Elizabeth Creseveur et Ursula Kraft

Elizabeth Creseveur et Ursula Kraft se sont rencontrées, il y a vingt ans, lors d’une résidence d’artiste. Depuis, elles ont suivi leur travail respectif et un véritable échange s’est installé.
Chacune est partie indépendamment au Japon pour réaliser ses projets, mais dans leurs œuvres issues de ces séjours, on perçoit une même sensibilité et des liens qui se tissent.
Ce fut un point de départ idéal pour l’exposition commune au centre d’art contemporain de la ville de Sindelfingen (24.04.-19.06.2016). A cette occasion, Ursula Kraft a invité Elizabeth Creseveur à faire dialoguer leur travail pour la première fois.

Conversation entre Elizabeth Creseveur (EC) et Ursula Kraft (UK)

Au regard de nos pièces réalisées au Japon, nous avons été surprises de la manière dont Yours, Nightingale, Interface d’EC et Soulscape, Kitsune, Tamashii d’UK se font écho. Cette sélection pour l’exposition est basée sur la notion de l’espace intérieur et extérieur, du silence, du mouvement et de la perception de l’ailleurs…

Entre nous est née la volonté de faire frotter ces lisières. À l’image de cette intention, l’exposition est pensée comme un chemin. A parcourir, sans but - comme dans de la pensée bouddhiste - c’est le chemin(ement) qui convoque et provoque la pensée.

Parlons plus précisément de l’origine de ces œuvres « japonaises », de la nature même de l’expérience singulière propre à chacune face à ce pays.

EC : Le Japon a définitivement modifié ma vie et travail depuis mon premier séjour en 1997.

Depuis j’éprouve le besoin physique « terrien » de me rendre régulièrement dans ce pays, je reviens à chaque fois « autre ». Mes projets m’amènent à vivre dans des endroits les plus insolites et reculés dans l’ensemble de l’archipel. Pousser cet « apprentissage » que m’a apporté cette culture, le Butô, cette « autre » perception, du temps, de l’espace, de l’autre. Progressivement s’installe en moi comme quelque chose de « spirituel ». Des séjours de 2 à 9 mois, j’indique volontairement la durée de mes séjours, pour pointer sur cette réelle notion de temps de vie. Un long séjour est quelque chose d’incroyablement fort. J’ai besoin de ce temps, il est déterminant dans ma conception de travail, mes œuvres en résultent. Vivre profondément les choses, d’installer un réel échange, un temps d’apprivoisement, d’intégration, d’acceptation. Le Japon me manque tous les jours.

UK : Oui, je comprends très bien ce « besoin » et cette « transformation » qu’une telle immersion provoque. Pour moi c’était un peu différent : depuis longtemps je voulais aller au Japon, et cette envie est devenue une « nécessité ». Ce voyage a pris sens avec le projet que je voulais réaliser. Je suis fascinée par la perception et retranscription de l’espace intérieur et extérieur, de l’ espace mental et spirituel des japonais ; cette introspection qui trouve son expression dans l’espace extérieur. C’est précis, juste, apaisant et très beau dans sa simplicité. Leur relation à la nature, qui a également une âme, mais aussi à la mort, qui occupe une place omniprésente dans leur vie.

Ce n’est pas seulement tous les cultes et l’expression paysagiste, mais aussi le danger qui plane avec les multiples tremblements de terre. Finalement, avec la première exposition de SoulScape en mars 2014, je voulais rendre hommage à la catastrophe de Fukushima.

EC : Revenons sur l’ exposition. En regard de ton travail, j’ai sélectionné 3 « installations architecture sonores » : Nightingale et Interface anciennes et la plus récente Yours Monastery Fujimi qui témoignent de cette « qualité » de silence, d’immersion dans des retranchements au plus profond du corps, de mon corps.

Nightingale se vit comme une expérience chorégraphique inédite. Ici la notion de volume disparaît. Les frontières explosent, plus de murs, plus de frontalité, mais avant tout l’horizontalité, un sol qui vit.

Nightingale est né lors de ma résidence de 8 mois à la Villa Kujoyama à Kyoto. Je l’ai conçue par rapport à la danse intérieure Butô de Toru Iwashita de la Compagnie Sankai Juku. Ce plancher - qui donne son nom à la pièce - a été réalisé en hinoki, ce bois « précieux » odorant typiquement japonais à l’identique des temples japonais du XVIe siècle, par un artisan spécialisé dans la rénovation des temples anciens. Sa particularité est de chanter, grincer, de retranscrire en son les mouvements du corps. L’installation a été exposée au Hara Museum de Tokyo et au Festival Montpellier Danse en 2003. Ici, je présente la vidéo d’une captation d’une des représentations.
Lenteur, improvisation, effondrement, tout dans la danse de Toru Iwashita participe à la création d’un langage singulier, qui introduit de nouvelles composantes, une nouvelle vision qui constamment fait interagir corps, mouvement et musicalité et explore ainsi les limites de la danse.




Nightingale Légende :
Installation architecture sonore. 4 modules 32 m2, 4 haut parleurs,
performance Toru Iwashita (Dance company Sankai Juku) – vêtements Yohji Yamamoto.
Collection privée Château de Pitray.
* VIDEO Nightingale 30 minutes couleur (captation d’une des performances
réalisées durant l’exposition au Hara Museum de Tokyo).

Interface est la mise en scène de l’étrange improvisation d’un danseur, Mori Izuru, que j’ai rencontré dans une rue de Kyoto en 2001. Réalisée à Osaka, on y voit Mori Izuru exécuter une danse étrange, extrêmement lente dans un carrefour du centre ville. Dans la ville, dans le bruit et dans le mouvement, la lenteur extrême de ses gestes se dissout presque dans l’immobilité comme un garde-fou chorégraphique à l’agitation effrénée de la mégapole.

Interface ramène dans cet endroit sombre et semi-clos la rumeur de la rue et le bruit assourdissant des voitures. Le son compose l’espace, insère le visiteur dans un étau, un ping-pong sonore. L’installation s’articule et pointe sur une dichotomie de deux modes de perception : le son du corps, souffle, intériorisé, étouffé, et le son de la ville, clair, agressif.



Interface Légende :
Installation architecture sonore vidéoprojection. 20 minutes en boucle, couleur.
Expositions Casa Encendida Madrid, Le Parvis Centre d’Art Contemporain Tarbes.
Collection Fonds national d’art contemporain.

Yours (2013-2015) ce film témoigne de ma vie dans le Monastère Fujimi avec les 9 moines, organisée chaque jour en séquences d’actions rigoureusement ordonnées et répétées entre le lever et le coucher du soleil. L’immersion dans une communauté durant 2 mois. Le film est structuré sous la forme de 9 « haïkus », respectueux du silence qui enveloppe la vie monacale, comme des tableaux laissant libre le champ de l’interprétation. Voilà l’espace du retrait, du dépouillement, de la concentration, du silence... des mains, des corps, des visages, des matières... la présence nue, de leur émotion simple. Yours est une invitation à un temps de « pause ».
Le ralenti change la nature du temps et change en même temps la nature de l’espace ; chaque geste ralenti, une main qui s’approche de la joue ou une tête qui s’incline..., si c’est au ralenti, si on mesure les millimètres qui séparent ce rapprochement extrêmement lent, nous avons tout d’un coup un monde, un univers très surprenant qui nous aide à aller vers le silence.



Yours Légende :
Installation architecture sonore, banc contreplaqué 500x80x40 cm
vidéoprojection n&b, 25 minutes, 2 haut parleurs. 2012 - 2015.
Projet « avec le concours du centre national des arts plastiques (soutien pour le développement d’une recherche artistique) Ministère de la Culture et de la Communication »

UK : Je me sens proche de tes propos ; moi aussi, j’essaie de retranscrire cette notion d’intériorité et de recueillement dans l’installation SoulScape – comme un espace mental, une invitation à l’introspection.

Sous la forme de grands triptyques kakémonos je crée des espaces perméables dans lesquels le spectateur peut contempler l’imagier avec le son du « Shô », instrument à vent traditionnel remixé.

Les photos réalisées pendant le séjour, suivent une recherche précise donnant un itinéraire de l’extrême Nord au Sud du Japon dans des lieux « perdus » et difficile d’accès. Entre mes interventions prévues et des situations, objets retrouvés sur place, se crée un entre jeu et un fil rouge entre les images. Voici la rencontre entre deux cultures, de l’Est et de l’Ouest, entre verticalité et horizontalité : l’image - texte du kakémono à la verticale avec l’image photographique panoramique à l’horizontale de chaque triptyque.

L’image - texte est tissée par une phrase qui se répète sans fin en différentes langues ; cette texture se dévoile à proximité.
SoulScape est une topographie et une transposition des paysages intérieurs et extérieurs, de l’âme, de la relation à la mort et à l’au-delà.




SoulScape Légende :
SoulScape 2010 - 2012 Triptyque Kakemono : 90 cm x 240 cm x 3,
Installation spatiale sonore.
Impression pigmentaire photographique sur papier Hahnemühle Ultrasmooth 308 gr.
Centre d’art contemporain de Sindelfingen, Allemagne 2016

Tamashi est le nom japonais pour « esprit », « âme ». Contrairement à SoulScape j’ai réalisé la vidéo sur le vif quand je me suis retrouvée dans cet événement extraordinaire par hasard. J’ai retranscrit cette situation dans ce dispositif vidéo : le spectateur regarde comme un voyeur à travers d’une petite fente une étrange procession d’hommes combatifs, vêtus en blanc, ramener l’esprit au temple. Tout en restant « étrangère », je me suis immergée dans cette culture, entre mythologie et religion.


Tamashi Légende :
Vidéo réalisé à Kyoto, Japon, 2010 / 2016
1min30 en boucle, dispositif pour l’exposition au Centre d’art contemporain de Sindelfingen, Allemagne 2016

Par contre, Kitsune, la femme renard, est un être fabuleux asiatique. Je m’appuie sur les écrits de C.G. Jung pour qui le conte exprime le processus psychologique de l’inconscient collectif qui relie les différentes cultures.
Le paysage japonais représente ici, comme pour une pièce de théâtre, décor et image scénographique. Dans la profondeur sur trois plans, c’est seulement la femme-renard qui parcourt l’image avec des mouvements de danse, lentes et précis. La mimique est réduite par le masque stylisé qui évoque le théâtre « Nô ». Le cycle tryptique se répète sans cesse en boucle.
Le mouvement ralenti de la femme-renard et le paysage quasiment « figé », font référence à une scène onirique, « surnaturelle » et hors du temps.
La vidéo - image en mouvement et en même temps - avec son cadrage fixe – devient une sorte de « tableau vivant ».


Kitsune Légende :
Réalisé avec la danseuse suisse-japonaise Heidi Durning à Kyoto, Japon, 2010 / 2012
Vidéo HD / « tableau vivant », 7,5 min en boucle sur écran plat 81cm
Centre d’art contemporain de Sindelfingen, Allemagne 2016

EC & UK : Un grand cercle rouge accueille le visiteur, comme « titre » de l’exposition et symbolise le point qui nous relie.

Yours EC et Soulscape UK, installations majeures, se déploient dans des espace séparés ; chacune est un dispositif vidéo ou photographique sonore. La perception, l’intimité est respectée… de part la proximité des salles, le son lancinant de chaque pièce circule en boucle ; dans les silences de l’un, s’immisce le son de l’autre…

Sous la forme d’un « cabinet vidéo » nous avons réuni Nightingale, Interface EC et Kitsune, Tamachi UK dans un espace commun. Avec l’idée de concevoir des petits « îlots » de visionnage sous la forme d’un dispositif identique – un banc/un casque - de fait, le visiteur est invité à un face à face intimiste.

À l’entrée de la salle, chaque image est visible… silencieuse. Une première lecture… le visiteur assiste à trois types de mouvance… un ballet chorégraphique muet… trois corps évoluant sur une partition muette.

À la fin de l’accrochage, en déambulant dans les salles, nous avons été saisies par cette atmosphère « troublante » qui règne dans l’espace… un temps suspendu.