samedi 26 octobre 2013

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Spectres, fantômes, voix

sur quelques photographies d’Agnès Audras

, Agnès Audras et Jean-Louis Poitevin

Agnès Audras suit une carrière d’illustratrice depuis de nombreuses années. En parallèle, elle développe un travail photographique. Au départ, celui-ci était lié à son univers de dessinatrice, mais il s’en détache petit à petit. Personnages découpés semblant frayer avec le vide, ombres et lumière, son univers est hanté par des fantômes, souvent affables. Dans cette série, « Vanités plastiques », elle parvient à extraire d’une nuit caravagesque des effets de lumière proche du fantastique.

« Vanités plastiques », qui constitue comme l’autre face de son travail sur les lumières au jardin, est un ensemble d’une dizaine de photographies dans lesquelles se donne à voir un changement d’échelle entre des figurines de petite taille confrontées à l’immensité d’un nuage plissé indéterminé et leur « conversion » en mains stylisées ou en fragments d’os aux allures lointainement anthropomorphes.

C’est aussi un changement de position qui est impliqué ici. Extérieurs à l’enveloppe - une sorte de sac plastique gonflé de lumière et émergeant d’un fond noir d’une opacité caravagesque - le corps ou la main se retrouvent à l’intérieur.

De présence, ils deviennent spectre, fantôme. Ce sont des ombres qui, enveloppées dans cette membrane placentaire, semblent faire des signes à destination de ceux qui sont restés au dehors, des signes qui ressemblent à un adieu.

Ces onze images mettent en scène une sorte de passage, comme si un moment intime et impartageable cherchait à tout prix à venir au jour, comme si ce qui se murmurait à la porte de la nuit et de l’oubli voulait une fois au moins, une fois encore, apparaître dans l’opacité translucide du songe.

Dans ce monde silencieux où se met en scène une naissance inverse, c’est un souffle que l’on regarde vibrer, c’est une voix qu’on croit entendre. Agnès Audras parvient ici à faire remonter dans l’image sa fonction sans doute la plus profonde, la plus primitive, être le vecteur d’un contact avec l’au-delà, être un dispositif de transmission des voix.

Bien sûr on peut en appeler au grand juge qu’est le temps pour mesurer l’impact de ces images sur la conscience, mais ce ne pourra pas être le temps des horloges. Il ne peut rien contre ces évocations fantomatiques. Ni pour elles.
Elles surgissent de nulle part, éclatent dans la nuit, fruits transitoires d’une lumière sans origine situable, extérieure à la membrane sans doute mais semblant tout autant trouver sa source en elle.

Et il y a les plis. Sans eux rien de cet étrange ballet ne parviendrait à nous toucher. Car, nous le savons de ce savoir de la chair, nous ne sommes rien d’autre que cela, un tissu plié, replié et déplié indéfiniment et qui parfois ménage, ici ou là, cavités, cavernes, grottes, des espaces dans lesquels peut s’affirmer, transitoire et fantomatique elle aussi, une forme plus dessinée, une présence plus indubitable, une main, ou un os. À ceci près qu’elle n’est que l’ombre qui hante ce théâtre translucide et fragile.

Le dispositif mis en place par Agnès Audras montre que les images peuvent parfois frôler de leurs ailes de papier le monde enfoui de l’âme. Souvent on parle d’âme en évoquant la lumière qui perce dans la nuit. On se trompe en recourant sans examen à cette métaphore.

L’âme n’est ni ombre ni lumière, mais la voix insaisissable qui se manifeste dans le jeu subtil qui émerge du frottement entre plis et formes. Elle est révélée par le combat titanesque et minuscule entre ombre et lumière.

La photographie, en tant qu’elle est encore et toujours la tentative fantasmatique de laisser la lumière écrire sa propre partition à travers l’opacité des corps, retrouve dans ces quelques images un peu de cette mission première.

Elle est simplement devenue comme consciente d’elle-même et ne se contente plus de jouer avec ce qui existe, mais convoque ce qui semble devoir de toujours échapper au visible, le murmure des voix qui se sont tues.