lundi 1er mai 2017

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Si loin, si près des plis du corps

, Jean-Louis Poitevin et La rédaction

L’idée dans le numéro 69 d’un dossier spécial érotique s’est imposée comme une évidence, par facilité, par mauvais esprit, par jeu, par envie de rire, par désir de faire le point sur le désir, par provocation douce, par goût de la liberté, par volonté d’en découdre avec les figures obligées du contrat comme modalité de l’institution du lien, par besoin de comprendre, par plaisir !

Le plaisir entre désir et contrat

Et lançant l’hameçon autour de nous, il est vrai beaucoup du côté des photographes, nous avons reçu des propositions d’images que nous n’attendions pas forcément. Aucune exhaustivité, mais une sorte de panorama des prises et des cadeaux. Trier et classer un peu est un geste nécessaire. Car l’éros qui est venu à nous prend souvent l’allure de figures libres autour de ce qu’il faut bien nommer le corps. Quand il n’est pas un appel en forme d’aveux, ce mot est devenu un concept ou du moins un mot tiroir dans lequel on fait entrer des choses souvent très différentes.

Si qui dit Éros, dit en effet variations autour du corps, il n’en est pas moins vrai qu’il y a à la fois des corps et des manières de les monter, de les regarder, de les capturer, de les exprimer. Support d’investissements pulsionnels et affectifs intenses, le corps est aussi et surtout un puissant déclencheur qui permet à la mécanique fantasmatique, celle qui fait que le rêve continue de hanter notre triste pâle et grise réalité, de fonctionner sans réserve.

Et au-delà de ce qui est donné à voir, le corps, des corps ou du corps, c’est à des manières de regarder, de voir, et donc de penser, à des gestes aux incidences parfois contradictoires que nous avons eu affaire. Aucune raison de se dérober. Aucune raison de choisir. Seulement organiser un peu ces strates afin de conférer à cet ensemble par définition hétéroclite une certaines cohérence, une certains lisibilité.

Car si lire c’est voir, voir c’est aussi accepter de se perdre un peu et se laisser emporter au-delà de lire. Il ne s’agit donc pas de privilégier une dimension sémiologique de l’image, au contraire, mais bien de faire un clin d’œil vers ce qui anime les faiseurs comme les regardeurs, à savoir le désir comme moteur du rêve et le fantasme comme agencement à plusieurs facettes de moments, de visions, d’images.

Le mot désir a disparu des prompteurs de la pensée depuis au moins une trentaine d’années et l’on sent bien qu’il s’est passé quelque chose. Si l’on se reporte à la manière de montrer les corps, il y a quarante, trente, vingt ou dix ans, même si cela ne change pas obligatoirement par décennies, on appréhende quelques repères qui permettent de mieux comprendre ce qui est en jeu : un mouvement de désinvestissement du désir justement qui, dans une exigence de proximité souvent, a laissé place à la distance respectueuse que le contrat se targue d’instaurer ou plus exactement à partir de laquelle il peut justifier son existence nécessaire.

Quelle distance ? Celle qui s’exhibe entre les corps comme un terrain à parcourir pour joindre l’autre, un terrain, qui plus est, susceptible d’être miné, lorsque la voix du désir a été remplacée par celle du choix calquée sur notre relation à la marchandise.

Quel contrat ? Celui qui lie le preneur de vue au sujet qu’il photographie, seul moyen d’autoriser la relation qui sinon n’aurait pas lieu ou alors sur un mode conflictuel. Les enjeux de droit à l’image ont vite remplacé les errances de la complicité affective et les enjeux esthétiques comme déclencheurs et supports de la relation entre les deux partenaires.

Manières de voir, manières de montrer

Ce que l’on sent refaire surface dans cet ensemble volontairement hétéroclite d’images, ce sont des manières de voir qui à la fois se dégagent, un peu, des contraintes du contrat ou les contournent, et qui renouent avec les problématiques du désir sur la base d’une relation possiblement plus directe et dont la prise de vue se fait l’écho.

Nul n’ignore que l’appareil fait office de médiateur. C’est donc le contexte qui change et qui influe sur les images que souhaitent réaliser photographes et modèles.

Ainsi, pour mettre les corps en mouvement, il importe d’accepter l’existence de différents points de vue, comme de différentes manières de les approcher. C’est peut-être cela qui importe plus encore que les images et c’est peut-être de cela que les images sont la traduction ou, si l’on préfère, la mise en scène et la mise en œuvre.

C’est à partir de ces différentes manières de mettre en scène et en jeu le corps avant la réalisation de l’image que nous pensons cette présentation. L’intention permet de construire et le « sujet » et l’image. Et l’intention constitue en tant que telle le programme implicite qui va se traduire dans la manière de faire, entendons de regarder, de voir, de montrer.

En guise d’entrée en matière, Laetitia Bischoff nous a donné un rendez-vous singulier. En effet, elle voit dans les formes parfois, la composition toujours, une question de rendez-vous. Car toute rencontre est affaire de miroitement, d’espace et de regards. Et elle entend nous montrer qu’il y a de quoi revisiter l’histoire de l’art, de l’invitation pastorale du XVIIIe au coït formel proposé par Mondrian. Alors il suffit de la suivre.

Clémentine Ader, elle, est allée chercher du côté de l’oreille les secrets de fabrication des chants de l’extase qui peuplent les bandes-son des films érotiques.  

 
 
Chacun de ceux qui photographient, dessinent ou sculptent le corps plongent concrètement dans les abîmes d’un imaginaire sinon partagé du moins partageable.

Dahmane, photographie des femmes depuis des décennies. Mais ce sujet unique, il a su le métamorphoser régulièrement, passant de mises en scène osées dans la rue à des montages d’une plasticité et d’une beauté époustouflante. Il présente ici un raccourci sur son parcours et nous offre des images qui, en inscrivant les corps dans l’espace urbain, aujourd’hui par des effets de montages, nous renvoient à la manière dont en silence nous peuplons de nos fantasmes les endroits où nous vivons.
Jonathan Abbou présente des photographies semblant remonter de temps lointains. Il nous conduit à éprouver à même notre chair l’attirance trouble qu’éveillent des femmes dont on perçoit qu’au-delà du rôle qu’elles assument ici, semblent être devenues porteuses d’un message ambigu. Fétiches devenues, elles se sentent en effet transformées de l’intérieur.
 
Hervé Rabot présente ici des inédits. Fidèle à sa manière souvent directe. Les femmes, toutes évidemment consentantes, acceptent ces poses au-delà de l’indécence, car elles sont le fruit d’une entente profonde et chaleureuse. C’est son trajet global qu’il évoque ici et sa capacité à érotiser aussi des images de ronces.

Hannibal Volkoff présente des images et un texte qui raconte une rencontre. La dimension érotique et violente ne peut laisser oublier outre le consentement, la puissance d’attrait de la violence contrôlée dans la consumation du désir.

  Martial Verdier, Sylvain Paris et Hélène Tyrtoff, réunis autour de Rrose Semoy avancent ici sur le chariot de l’humour et du mélange images textes sur les routes de la pornographie. Ils donnent en fait surtout à entendre que ce qui fait le pornographique se trouve moins dans les images que dans la sonorité graveleuse des mots écrits qu’on ne peut manquer de prononcer à part soi-même à voix basse.

Denise Fréchet s’amuse et peut-être se venge. En tout cas elle nous fait rire, d’un rire strident, car à voir ainsi ces sculptures d’attributs masculins transformés en trophées, il est impossible de retenir l’esprit qui aussitôt part à la chasse d’associations puissantes. En ajoutant une touche « sociale » à certaines de ses œuvres, elle rappelle à la bête qui sommeille en nous que le prédateur, même bien habillé, peut aussi devenir proie.

Cindy a changé de vie et quitté son donjon. C’est pourtant vers les moments qu’elle y a vécus qu’elle se tourne ici. Un texte poétique vient donner à entendre une voix qui est celle de l’autre, celui ou celle qui demandait à éprouver la violence pour parvenir à l’extase. En se glissant dans la peau de cet autre, Cindy parvient, en se montrant dans son nouveau domaine, à faire comprendre qu’Éros est un maître impitoyable.

Isabelle Waternaux travaille avec des boxeurs ou des danseurs. C’est pourtant moins la mise en scène du corps en relation avec leur art qu’elle cherche que des mouvements et des attitudes qui témoignent de la seule tentation qui anime chaque corps, celle de se lancer à travers tout dans l’abîme. Ce sont ces moments où le corps tangue, brouille ses limites, qu’il parvient à connaître un instant une extase sans mesure.

François Sagnes, qui a tant photographié les pierres, met en scène ici un moment puissant. Celui où le corps, ce matériau physique organisé par sa physiologie et par ses flux psychiques, incarne à lui seul le réel et révèle le drame absolu qui est au cœur de ces images, qu’elles portent avec elles la preuve d’une expérience radicale, celle d’un impossible photographique.

  Alain Nahum lui aussi travaille rarement avec des modèles. Ici, il donne à voir et à penser ce que sont trois états du corps. Ces états sont autant de tentatives de rendre compte d’une situation psychique. Mais ses fonds noirs, ses lumières puissantes font émerger de ces images un autre enjeu, le fait que choir ou tomber est la seule expérience qui soit à la fois impossible et désirable, car elle serait celle de l’abandon, cette manière d’éprouver le monde à la mesure de l’infini.

Elizabeth Prouvost créer des images en désespoir de cause. Celles-ci parlent d’une expérience indicible, celle qui taraude chacun qu’il le sache ou non, celle qui dit qu’il ne sait s’il est d’ici ou pas. Qui ? Cette personne-là qui est pourtant moi. Au-delà de l’impression insoutenable de n’être jamais née elle travaille à approcher cette notion de nudité absolue chez Georges Bataille qui écrivait : « Cet immense objet silencieux qui se dérobe, se refuse et se dérobant laisse voir que le reste mentait. »
Isabelle Gressier, à travers ces quelques images, tente quelque chose de simple, montrer le corps comme une entité susceptible d’autre chose que de porter un visage ou d’être le réceptacle d’une personne. Elle s’approche de la peau et en révèle des surfaces irisées jouant à devenir paysage, un paysage de plis, d’ondulations et de vibrations.
Hervé Bernard a fait du jardin des Tuileries le champ d’une œuvre monumentale dont il extrait ici des images sulfureuses puisqu’elles dévoilent les dessous de la vie des statues, ces êtres qui hantent nos rêves plus encore que les morts et qui les ensemencent de visions extatiques.

Hélène Langlois inscrit ses images dans une tradition forte, celle qui vise à faire exister la lumière comme l’entité même qu’il faudrait parvenir à mettre en image. Et de corps en corps, d’instant en instant, elle atteint ce seuil sur lequel en effet, on peut se demander si la lumière n’a pas changé de statut et que, de condition de la vision elle n’est pas devenue l’impossible que traque le regard.
Maud Veith sait que les relations humaines sont habitées par la tromperie ou du moins par le risque de son surgissement inopiné, inattendu, brutal, mortel. En attendant, dans un « carpe diem » renouvelé, elle fait émerger de ces images la possibilité de l’amour comme dimension réelle de l’existence.
Martine Heyner-Catois présente ici pour la première fois un ensemble de dessins dont le désir est le moteur et le plaisir la fin. D’un trait porté par des ondulations violentes, elle parvient à rendre compte au-delà de l’évidence visible des situations physiques qui portent toute entreprise de séduction radicale, des cris de l’âme et des plaintes qui animent les êtres lorsqu’ils sont plongés au coeur des gestes que leur passion leur dicte. Elle peut dès lors associer ses dessins à des mots de Calaferte qui a si bien évoqué l’insoutenable densité contradictoire de ce que le mot sexe fait exister en chacun de nous.
Milène Guermont, last but not least, déploie un travail d’une ampleur rare. Ingénieur et artiste elle a fait du béton plus qu’un matériau, le partenaire exigeant de ses approches sensibles et sensuelles qu’elle fait vivre et vibrer dans ses sculptures. Ici, à travers deux fragments fortement connotés du corps, des lèvres et un sein, elle donne à voir le devenir insaisissable du désir et le devenir paysage de tout corps lorsque, approché de très près, il prend pour nous la place de l’univers.

Un voyage, voilà ce que l’on vous invite à faire, un voyage du côté du désir, un voyage du côté des formes, un voyage du côté de l’infini qu’Éros est bien le seul dieu capable d’éveiller en nous de manière sensible et sensuelle. C’est aussi, en s’approchant parfois au plus près de la peau, à un voyage au plus près de la nuit intérieure, celle du corps qui est aussi celle de l’âme que nous vous convions, étant entendu que l’âme est le nom de cette expérience que fait le corps lorsque se séparant de lui-même dans telle ou telle extase, il convoque l’immensité du cosmos qui est soudain devenu, en effet, le lit dans lequel il s’anime.