mardi 5 mai 2009

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VIII - Bill Viola 2

La vidéo : art de la conscience, art du temps,
 « The Reflecting Pool »

, Jean-Louis Poitevin

« Les anciens grecs entendaient des voix. Les épopées homériques sont pleines d’exemples de gens guidés dans leurs pensées et actions par des voix intérieures auxquelles ils répondent automatiquement. [...] De nos jours nous sommes méfiants envers les personnes qui présentent ce type de comportement, nous oublions que le terme entendre se réfère à une sorte d’obédience (les racines latines du mot sont ob et audire, c’est-à-dire entendre quelqu’un à qui l’on fait face). L’autonomie de l’esprit est un concept si profondément enraciné en nous que nous répartissons ceux qui entendent des voix en diverses catégories : a) ceux qui sont légèrement amusants, b) ceux qui sont des poètes, c) ceux qu’il faudrait enfermer dans un institut psychiatrique. Une quatrième catégorie pourrait être ceux qui regardent la télévision. [...] S’il y a un espace réel ou virtuel de la pensée, alors il doit y avoir aussi du son à l’intérieur, car tout son cherche à s’exprimer comme vibration dans un milieu spatial. » (Bill Viola, Le son d’une ligne de balayage. Chimère 11, printemps 1991.)

Cette phrase de Bill Viola, l’un des très grands artistes de l’art vidéo, né à New-York en 1951, par la simplicité de son questionnement et par sa radicalité même, permet de plonger au cœur de la question de savoir ce qu’est la vidéo comme médium, comme technique et comme art.

À l’évidence, la vidéo se trouve à la croisée de la quasi-totalité des questions posées tant par la situation de crise qui est la nôtre aujourd’hui que par l’art depuis deux ou trois millénaires surtout.

I. Qu’est-ce qu’une crise ?

« Quand je regarde la Lune par une nuit dégagée, je ne vois pas un satellite de la N.A.S.A. même si je sais que ce que je vois est un satellite appartenant à la N.A.S.A. Je continue à voir un satellite naturel de la terre ; ma vision du monde n’intègre pas ma connaissance. Cette absence d’intégration de la connaissance à la vision est caractéristique de situations déterminées que nous appelons « crises ». Il est probable que les Grecs de l’Antiquité savaient que la Lune est une sphère, mais ils continuaient à voir en elle une déesse. Il est probable que les mélanésiens savent que la Lune est un satellite de la N.A.S.A., mais ils continuent de voir en elle un symbole de la fertilité. Dans une situation de crise, la vision du monde ne parvient pas à intégrer la connaissance. » (Vilém Flusser, Essais sur la nature et la culture, Lune, p. 62, Éditions Circé, 2005).

Si une crise se caractérise par une absence de lien ou du moins de cohérence entre une vision du monde et les connaissances disponibles sur le monde à ce même moment, et donc par le fait que ces deux plans ne fonctionnent plus de manière parallèles ou complémentaires, alors, ce que nous vivons aujourd’hui constitue bien une situation de crise.

Entre ces deux plans se déploie, s’invente, se crée une sorte « d’image commune » dont le contenu constitue l’ensemble des croyances légitimes à un moment de l’histoire. Il ne faut pas oublier que cette « image commune » est autant le résultat de nos oublis, de nos aveuglements que de nos connaissances, de nos refus ou de nos peurs que de ce que nous sommes capables de reconnaître et d’accepter.

Lorsque les forces qui traversent notre vision du monde et les champs de nos connaissances s’exercent dans des directions contradictoires, une déchirure, inévitable, vient affecter de manière parfois irrémédiable l’ensemble de nos croyances légitimes.

Une telle déchirure, entre vision du monde et connaissance, traverse aussi bien la société dans son ensemble que les pratiques artistiques et que les individus.

Le partage qui nous affecte aujourd’hui, relève à la fois d’une situation nouvelle dans le champ des sciences, d’une faille constitutive de l’histoire de la pensée occidentale et d’un conflit plus ancien encore entre image et écriture d’une part, image et voix de l’autre.

La vidéo ou du moins certains artistes vidéastes ont su voir dans ce nouveau médium un moyen d’inventorier la déchirure et partant de retisser des liens entre nos connaissances et notre vision du monde.

Ainsi une ligne de partage se dessine qui traverse la pratique de la vidéo entre des œuvres qui vont explorer la déchirure, la révéler, et ceux qui vont en faire le vecteur d’une nouvelle vision du monde faisant écho à nos connaissances les plus actuelles.

Nam June Paik

II. Le cerveau et la voix

Le texte de Bill Viola évoque quelque chose à quoi nous refusons d’être confrontés, l’existence dans le dispositif normalisé de notre fonctionnement psychique de mécanismes plus ou moins résiduels contre lesquels notre conscience s’est constituée. Ces mécanismes quoique repoussés, refusés voire violemment combattus sont encore parfois actifs dans notre psychisme. Ils relèvent d’un partage que l’on tend à occulter qui est celui de la séparation fonctionnelle entre les deux hémisphères de notre cerveau et des relations complexes qui existent entre eux.

Sur ce point, je vous renvoie à l’ouvrage magistral et méconnu du professeur de Princeton, Julian Jaynes, La naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit bicaméral, paru en France en 1984.

Je vous rappellerai quelques points essentiels pour notre propos.

La source de la réflexion de Julian Jaynes, trouve sa source dans une tentative d’expliquer en quoi le mode de fonctionnement psychique des personnages de L’Iliade différait du nôtre. Cela l’a conduit à développer une théorie de la conscience comme phénomène lié au développement de l’écriture et de l’histoire. Bien sûr, les hommes de la préhistoire pensaient parlaient et créaient, mais leur psychisme n’était pas organisé comme l’est le nôtre en fonction de ce que l’on a appelé conscience. Pour qu’il y ait conscience, il faut l’apparition de l’écriture qui seule permet au fond de donner une certaine stabilité aux connaissances acquises par les hommes et permet de fonder à partir de ces connaissances organisées en récits logiques et cohérents une « image » de la réalité qui soit transmissible. De plus ces connaissances rappelables par les textes se distinguent précisément de ces récits appris par cœur et récités par les aèdes en ceci que, d’une part ils externalisent radicalement la voix et que d’autre part, puisque chacun alors peut réciter pour lui-même la même histoire, ils permettent de l’intérioriser et d’en faire une autre voix intérieure, mais sur laquelle l’individu va avoir un contrôle. C’est à partir de ce contrôle qu’il va en fait pouvoir commencer à se constituer comme sujet, comme conscience.

Car ce qui caractérise le psychisme préhistorique, c’est l’existence de ces voix, de ces hallucinations auditives par lesquelles prenaient forme les ordres envoyés par l’hémisphère droit vers l’hémisphère gauche afin de permettre à l’individu d’accomplir les gestes qui lui permettaient de répondre de manière efficace et salvatrice à une situation dans laquelle la répétition des gestes habituels ne suffisait pas.

Ces voix, il faut les présenter à trois niveaux.

Au niveau du fonctionnement même du cerveau, de l’interprétation possible de ce que l’on en sait et de la signification au niveau qui nous intéresse celui des sons et des images et enfin celui du sens tel qu’il se constitue à travers la métaphore. Julian Jaynes émet donc les hypothèses suivantes :

« Tout d’abord la fonction du langage serait active dans un seul hémisphère le gauche. Mais pourtant les autres fonctions sont représentées des deux côtés. Pourquoi pas le langage ? d’autant que le langage est la base anticipatrice des actions humaines et de l’action sociale !

Pourtant sous certaines conditions, l’hémisphère droit muet peut devenir un hémisphère du langage comme le gauche.

Le langage des hommes n’était lié qu’à un seul hémisphère pour laisser l’autre accessible au langage des dieux.

Il y a un pont entre les deux hémisphères un canal au niveau du gyrus central du lobe temporal compris dans la zone de Wernicke, pont par lequel sont venues les directives qui ont construit nos civilisations et fondé les religions du monde où les dieux parlaient aux hommes qui leur obéissaient parce qu’ils étaient la volonté humaine. » (Julian Jaynes, op. cit., p. 125).

Deux hypothèses pour Julian Jaynes, la première c’est que le langage des dieux était organisé et passait après avoir été codé de l’hémisphère droit dans le gauche, ou alors les qualités articulatoires de l’hallucination venaient de l’hémisphère gauche comme discours de la personne elle-même et le droit donnait seulement l’orientation.

Leur caractéristique commune est que l’organisation de l’expérience admonitoire (admonestation, réprimande, avertissement sévère de l’autorité judiciaire ou ecclésiastique, monition : avertissement que l’autorité ecclésiastique adresse avant d’infliger une censure) était assurée par l’hémisphère gauche et c’étaient les impulsions venant de ce qui correspond à la région de Wernicke dans l’hémisphère droit qui faisait entendre la voix des dieux.

Ce qui est important dans presque toutes ces expériences provoquées de stimulation, c’est leur altérité leur radicale différence d’avec le moi plus que les actions et les paroles du moi lui-même. Dans presque tous les cas, le sujet était passif subissait une action tout comme l’homme bicaméral dirigé par ses voix. ( Julian Jaynes, op. cit., p. 133).

La situation est donc qu’il y aurait deux personnes dans une même tête et qu’un hémisphère ne sait pas ce que l’autre hémisphère fait. De plus l’expression de l’affectivité n’est pas l’affaire du cortex. En fait il y a des raisons de croire que c’est l’hémisphère droit qui provoque couramment les réactions émotionnelles de déplaisir dans le système limbique et le tronc cérébral.

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La fonction des dieux consistait donc essentiellement à diriger et à organiser l’action dans des situations nouvelles. Les dieux évaluent les problèmes et organisent l’action en fonction de la structure ou du but du moment créant ainsi des civilisations bicamérales complexes qui font coïncider tous les moments disparates, le temps des semailles, des récoltes, le tri des produits dans un vaste dessein, les indications et les instructions à l’homme neurologique dans ce sanctuaire analytique verbal qu’est l’hémisphère gauche. On pourrait donc s’attendre à ce que l’une des fonctions de l’hémisphère droit qui subsiste aujourd’hui soit une fonction d’organisation qui consisterait à trier les expériences d’une civilisation et à les rassembler dans un schéma qui pourrait « dire » à l’individu ce qu’il doit faire. La lecture attentive de diverses paroles des dieux dans L’Iliade, L’Ancien Testament ou d’autres écrits anciens confirme cette analyse. Différents événements passés et futurs sont triés, classés, synthétisés au sein d’une nouvelle représentation, souvent de cette synthèse ultime que constitue la métaphore. Et ces fonctions devraient caractériser l’hémisphère droit. »

III. Les fonctions de l’image

En fait il serait nécessaire de passer ici un long moment à développer cette histoire de la formation de la conscience. Mais ce n’est pas notre propos. L’enjeu est de tenter de dire en quoi la vidéo est une pratique artistique qui va révolutionner notre perception, notre rapport à nous-mêmes et à nos connaissances. Bref en quoi la vidéo vient à la fois plonger au cœur de la déchirure apparue dans la conscience et permettre non pas de la combler, mais d’ouvrir à de nouvelles relations entre deux plans, je dirai volontiers entre deux hémisphères.

Il faut donc tenter de dire en quelques mots ce qui est arrivé à la conscience ces trois mille dernières années malgré tout. Il faut donc revenir encore à Jaynes et simplement rappeler ce qu’est pour lui la conscience.

Elle se caractérise par six points qui font d’elle un dispositif complexe assurant à la fois le fonctionnement interne à l’individu et les relations entre l’individu et la réalité qui est à la fois perçue et modelée, définie finalement par ce dispositif et les mécanismes qui le gouvernent.

« La spatialisation qui consiste à faire en sorte que les choses qui n’ont pas de consistance spatiale en aient une dans la conscience.

L’extraction consiste à faire des choix en permanence dans l’ensemble des attitudes possibles face à une chose, les extraits ne sont pas les choses mêmes et nous faisons comme s’ils l’étaient. Mais c’est un processus distinct de la mémoire.

Le Je analogue qui est la métaphore que nous avons de nous-mêmes qui peut faire ces choses que nous ne faisons pas réellement.

Le moi métaphorique qui est ce par quoi nous nous percevons en train de faire quelque chose et à quoi en général on réduit la conscience.

La narratisation est le fait d’associer un fait isolé à un autre fait isolé, en un récit qui tente de nous permettre de comprendre le pourquoi de nos gestes.

La conciliation ou reconnaissance, phénomène commun à tous les mammifères par lequel on assimile les choses nouvelles en les assemblant sous la forme d’objets reconnaissables. »

Ces éléments sont essentiels si l’on veut appréhender l’art vidéo dans toute sa richesse et toute sa complexité. En effet, ce sont les moyens techniques nouveaux mais pas seulement qui vont rendre possible l’apparition de phénomènes nouveaux ou si l’on veut la réactualisation de phénomènes pour partie anciens ou occultés et qui relèvent du psychisme d’avant la conscience.

IV. La vidéo et la fin de la conscience

Il existerait donc deux régimes d’image, la vidéo n’étant ni le cinéma ni la photographie, c’est pourquoi il faut redire que la place de l’image dans ce dispositif est complexe et qu’elle a mis du temps à s’imposer et que c’est particulièrement la pensée chrétienne qui a donné à l’image une place aussi essentielle dans ce dispositif en particulier comme une sorte d’interface entre le je analogue et le moi métaphorique, histoire que les grecs avaient initiée avec des mythes comme celui de Narcisse, mais aussi entre le divin et l’humain, entre cerveau droit et gauche donc, faisant naître l’idée de l’existence d’une image qui ne serait pas de l’ordre du visible, l’idée qu’il existerait une autre image, « the true image wich is not visual » comme le dit Bill Viola dans un entretien au sujet de Giotto.

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« Ontologiquement, les images traditionnelles, dans la mesure où elles abstraient à partir du monde concret, sont des abstractions du troisième degré : elles abstraient à partir de textes qui abstraient à partir d’images traditionnelles, lesquelles abstraient elles-mêmes à partir du monde concret. Historiquement, les images traditionnelles sont préhistoriques et les images techniques post-historiques. Ontologiquement, les images traditionnelles signifient des phénomènes, tandis que les images techniques signifient des concepts ». (Vilém Flusser, Pour une philosophie de la photographie, p. 15).

Il est donc possible de reconnaître l’existence de deux types d’images ou de deux régimes d’images. Le premier fait de l’image une puissance d’arrêt dans le mouvement infini du déroulement du temps linéaire associé au fait d’être une forme synthétique permettant de rendre compte de ce que le mouvement du texte, de la raison ou de l’histoire ne cesse de chercher, et le second constitue une sorte de mémoire implicite de la forme inchoative ou discontinue du temps d‘avant la conscience.

En fait, ce qui apparaît avec l’invention de la vidéo, c’est le fait qu’on quitte définitivement, si l’on peut dire, l’univers de la représentation au sens traditionnel du terme. L’image n’apparaît plus sur un support papier, elle n’a plus rien avec cela avec la bidimensionnalité de la surface plane mais on le sait avec la bande magnétique et le moniteur télé au début et désormais avec l’ordinateur, l’écran et la projection.

Si l’on veut donc comprendre ce qui se joue avec l’invention de la vidéo, et qui bien sûr était déjà en œuvre dans le cinéma sous certains aspects mais pas de la même manière radicale, il est nécessaire de prendre acte de cet effacement du support et de ce transfert de l’image de la surface à l’écran.

Avec ce passage de la surface à l’écran, c’est l’ensemble du dispositif de l’image photographique et cinématographique qui se trouve basculer dans une autre dimension.

En effet, ce dispositif était composé un peu de manière parallèle à celui de la conscience. Il incluait un cadrage et un cadre, un support matériel, un sujet, un jeu de renvois ou de reflets, ou si l’on veut des jeux de miroirs entre le sujet et le monde dont le sujet était finalement le centre, et surtout la possibilité d’une reconnaissance généralisée basée sur la croyance en la ressemblance et en l’indexicalité de la photographie.

Ce qui posait problème, c’était la narratisation qui se voyait mise à mal et comme interdite par le statut même de l’image fixe, et c’est précisément ce point qui posait problème, l’image étant pensée dans une relation de dépendance par rapport au texte, cette puissance magique de l’image n’était pas vraiment prise en compte en tant que telle sauf par de grands maîtres qui avaient eux conscience du fait que l’image pouvait dire autre chose encore que ce que les récits autorisaient à dire tant d’un point de vue théologique que psychique. En montrant qu’il n’en est rien et qu’au contraire, le statut même des images, allié à leur multiplication, opère un reversement général de position et la transformation du monde ou plutôt de notre perception du monde, on se trouve confronté à la nécessité de comprendre comment la vidéo transforme encore plus profondément un dispositif qui met à mal pour ne pas dire abolit celui de la conscience.

L’omniprésence de la représentation et de la question de la ressemblance ont occulté l’existence d’images liées à des instruments divers et variés comme les microscopes ou les télescopes, mais cela est dû au fait que les visions rendues possibles par ces appareils ne pouvaient se traduire dans un langage qui ne fut point celui de la représentation et de la connaissance.

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Vilém Flusser dans son livre, Les gestes et dans le texte intitulé Le geste avec vidéo précise la différence qui pour lui existe entre deux régimes ou deux types d’images.

« Par sa généalogie, le film se localise sur la branche suivante : fresque-peinture-photographie, et la vidéo sur la branche suivante : surface d’eau-lentille-microscope télépscope » (op. cit., p. 147).

Cette distinction est essentielle si on la met en relation avec les divers points qui nous occupent ce soir. La surface d’eau, la lentille, etc sont des instruments de vision, pas des instruments qui servent à la représentation. Leur fonction n’est donc pas la même et c’est là que se situe le point de départ de tant de questionnements autour de la vidéo et en particulier des difficultés que l’art vidéo a rencontrées pour être reconnu comme art. La vidéo n’a rien à voir avec les modes anciens de représentation, c’est un instrument épistémologique dit Flusser, il présente, mais il offre aussi de multiples possibilités, de multiples virtualités et c’est à l’évidence à l’exploration de ces virtualités que l’art vidéo s’est employé.

Mais Vilém Flusser relève une seconde différence entre cinéma et vidéo et qui est essentielle. Elle concerne leur rapport au temps. Il y a dans le cinéma une forme de linéarité qui ne peut être totalement abolie. Le cinéma est lié à l’histoire dans les deux sens du terme et il peut être la base d’une réflexion sur l’histoire.

La vidéo par contre, par la relation qu’elle permet entre l’opérateur et la scène qu’il enregistre, par le fait qu’il est lui-même un acteur de la situation et qu’il contrôle, ce qu’il fait en temps réel ouvre une nouvelle relation des images au temps. De plus, il peut aussi manipuler la bande, et plus encore avec les données de type numérique, faire jouer sur le même support-mémoire des données d’époques différentes. En ce sens, il ne réfléchit pas sur l’histoire, mais il agit sur l’histoire directement parce qu’il est dans l’histoire. En tout cas il intervient sur les événements eux-mêmes directement.

Il y a donc avec la vidéo à la fois une sorte de circularité qui ressemble à celle de l’image photographique, mais il y a une dimension supplémentaire, celle d’un espace particulier, autrefois celui de la bande aujourd’hui celui de la carte-mémoire, qui prend en charge le temps d’une manière inédite. Le temps n’est plus linéaire, on le sait, il est circulaire au sens du regard piégé par la photographie, car on peut se rendre dans n’importe quel point de la mémoire à n’importe quel moment. Il est le temps de la simulation généralisée.

La vidéo semble enregistrer les choses telles qu’elles sont, toujours à cause du principe de reconnaissance qui fait que l’on croit que ce sont les choses qui sont projetées et non les résultats de calculs effectués par les appareils, alors qu’elle ne fait que projeter des simulacres issus de calculs et de concepts abstraits. Simulacre pas au sens de Lucrèce mais au sens où il s’agit d’objets virtuels auxquels l’appareil donne naissance et qui peuvent avoir une vie propre et donc une temporalité propre qui est finalement celle de l’appareil et de la réalité dans la mesure où elle se plie et se coule dans celle de l’appareil ou en tout cas subit en retour les effets sur elle de son fonctionnement.

Le plus simple, pour grossir le trait, c’est de se dire que le décor et les personnages de chaque vidéo n’ont pas d’autre réalité que celle des paysages, des décors et des individus abstraits inventés de toutes pièces pour animer les jeux-vidéo.

Le temps de l’éternel retour du même se double du temps infini du déploiement des virtualités contenues dans les programmes des appareils. Ce n’est en tout cas pas un temps linéaire mais bien post-historique. Et donc l’effet de ces images sur la conscience, de chacun comme de l’humanité si l’on veut, cet effet de feedback, va transformer la forme conscience, voir l’abolir.

C’est bien là en tout cas la fonction de l’image ou des images, si comme le dit Vilém Flusser, les images ne servent pas à transformer le monde mais à en changer la signification. Et ce n’est pas le sens de telle ou telle chose qui change, mais bien la signification de l’ensemble.

V. Qu’est-ce que la vidéo ?

Elle a été inventée comme art par le coréen Nam June Paik et l’allemand Wolf Vostell en 1963 au même endroit ou presque dans la Ruhr en Allemagne mais à ce moment là ils ne se connaissaient pas. L’un est musicien en résidence à Darmstadt haut lieu de la création contemporaine en musique et en musique électronique en particulier l’autre est un artiste plasticien. Tous les deux, chacun à leur manière, s’emparent du médium « Télévision ».

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En fait, il s’agit au départ, ni plus ni moins que d’un usage détourné de la télévision et donc des instruments qui permettent d’en faire, les caméras et les systèmes de montage et les moniteurs, les écrans.

Wolf Vostel va d’abord montrer des écrans de télévision assemblés comme des sculptures dans la terre, dans du béton et entourés de fils de fer barbelés puis il poursuivra cette critique de la télévision en filmant en 16mm les images d’écrans de télévision détraqués après en avoir tourné les boutons dans tous les sens. Il monte ces images, les envoie au festival et c’est parti l’art vidéo naît de cette bouillie d’électrons qui passent sur des écrans.

Du côté de Nam June Paik, le processus est à peu près semblable et a lieu en même temps. Venu faire des études de musique avec Karlheinz Stockhausen et après avoir réalisé son concerto pour violon solo, silence lever le violon au-dessus de sa tête et l’abattre sur le pupitre, geste dada s’il en fut, il veut en finir avec la beauté et se met à jouer avec un téléviseur.

En mars 1963 il réalise une œuvre pour une exposition chez un riche collectionneur, il montre des téléviseurs qui émettent tous des images électroniques pures, c’est-à-dire des scratch, des zébrures et autres distorsions obtenus sur les écrans en bidouillant les ondes. Il invente réellement l’art vidéo, comme étant de la télévision abstraite. L’enjeu critique est là aussi très marqué.

Nam June Paik dira : « Jusqu’à présent la télévision nous attaquait, maintenant nous allons pouvoir contre attaquer. »

En fait l’art vidéo naît de la perturbation engendrée sur un écran par l’envoi d’un son dans le tube cathodique, un son c’est-à-dire une fréquence électronique.

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En fait la véritable révolution, c’est celle-ci, en injectant des perturbations directement dans le tube cathodique, Nam June Paik produit des images SANS CAMERA. Ce sont ces perturbations abstraites qui sont effectivement la base de ce que à quoi l’on va donner le nom d’art vidéo.

Bill Viola dit à peu près la même chose que Vilém Flusser tout à l’heure, mais il donne au son une place fondamentale dans l’invention de la vidéo et dans la définition de sa place et de sa fonction dans le champ des arts visuels. Il écrit dans un entretien : « La vidéo s’est développée à partir du son (de l’électromagnétisme), l’étroit rapport qu’elle entretient avec le cinéma est trompeur, car le film et son ancêtre, le processus photographique appartiennent à une branche tout à fait différente de son arbre généalogique (la mécanique et la chimie). La caméra vidéo en tant qu’elle traduit électroniquement l’image physique en impulsions électriques est originellement plus proche du microphone que de la caméra de cinéma. » (Dufour, op. cit., p. 107).

On pourrait aussi dire que cette traduction en image d’impulsions électriques se rapproche de manière évidente même si elle reste encore tout à fait métaphorique, des processus de base de conversion de signaux électriques et chimiques tels qu’ils existent dans le cerveau.

the reflecting poll bill viola

VI. Qu’est-ce que l’image vidéo ?

Philippe Dubois dans un ouvrage de 1998 (in Cinéma et dernières technologies, la ligne générale des machines à images) écrit : « car qu’est-ce que proprement une image électronique ? C’est plusieurs choses mais jamais vraiment une image. C’est toujours seulement un processus. L’image électronique ce peut être le fameux « signal » vidéo qui est la base technologique du dispositif nécessaire pour la transmission et la démultiplication (par onde ou par câble) de l’information, mais qui n’est qu’une « simple » impulsion électrique (composée, il est vrai, de trois entités : les signaux de chrominance, de luminance, de synchronisation). Mais là où le cinéma disposait encore à sa base de l’élémentaire photogramme (l’unité de base du cinéma c’est encore une image), la vidéo, elle, n’a rien d’autre à offrir comme unité minimale visible que le point de balayage de la trame, c’est-à-dire quelque chose qui ne peut être une image et même qui n’existe pas en soi en tant qu’objet. Bref rien de plus labile et fluide que l’image vidéo qui vous file entre les doigts encore plus sûrement et finement que l’image de cinéma. »

Françoise Parfait, de son côté, remarque ceci dans son livre La vidéo, un art contemporain, p. 97, : « L’image vidéo préexiste à toute représentation mimétique qu’elle pourrait figurer : c’est l’écran de neige qui apparaît dès que l’écran s’allume, dès que le dispositif (télévision ou caméra) est branché ; lorsque les programmes sont terminés mais que la machine reste active. Cette neige électronique véritable matrice vibratile potentiellement pleine de toutes les images du monde, figure un état primitif de l’image un état de celle-ci avant sa réalisation en tant qu’apparence. »

En d’autres termes la vidéo apparaît bien comme un dispositif qui fonctionne à la fois « comme » le cerveau et à la fois « comme » la conscience, telles que d’une part les découvertes en neurosciences nous permettent aujourd’hui de commencer à comprendre et donc à nous représenter le fonctionnement du cerveau, et tel que d’autre part nous pouvons nous représenter le fonctionnement de la conscience, en la voyant précisément comme je tente de le faire à partir de Jaynes comme un dispositif complexe et non pas comme un pur jeu de reflets à fonction narcissique ou une sorte d’essence de l’homme.

En tout cas la vidéo permet de mettre en place des représentations qui peuvent prendre en compte directement dans leur mise en œuvre la question du statut des processus non-mimétiques qui leur donnent naissance.

VII. De l’image comme représentation d’objet à l’image comme accueil d’apparitions

La vidéo donc nous ouvre des portes qui jusqu’ici n’étaient accessibles que par des moyens limités, métaphoriques et mimétiques pour le dire vite. Elle nous ouvre des portes sur des perceptions absolument nouvelles. De même que la photographie puis le cinéma avaient permis de voir autrement certaines choses, la vidéo permet de voir autrement aussi bien des phénomènes réels, au ralenti ou en accéléré par exemple que ces mêmes phénomènes à l’envers, mais le cinéma le permettait aussi, que des phénomènes de type émotionnels. Mais en fait ce que permet la vidéo c’est de nous faire entrer dans un monde ou les phénomènes représentés ne répondent plus aux lois phénoménales de la perception normale, ni aux lois de l’espace-temps physique mais par contre peuvent donner à voir et à entendre des phénomènes psychiques non ratioïdes ou même permettre de visualiser même si c’est encore et toujours une sorte de métaphore, des phénomènes que la physique quantique par exemple peut permettre d’expliquer et qui échappent aussi aux lois classiques de la nature et pourtant en font partie.

Bref pour le dire d’un mot, la vidéo c’est le médium et l’art adapté à l’époque actuelle. La vidéo est ce qui permettrait de voir ce que la science nous dit et qu’elle ne peut guère nous montrer et en tout cas de faire exister sur des écrans des phénomènes « improbables » ou impossibles à l’aune de notre perception ou de nos croyances.

Ainsi, on peut aussi dire que la vidéo permet de donner vie à notre imagination qui comme on le sait n’obéit pas nécessairement aux lois, quelles qu’elles soient.

Et pourtant comme le remarque Bill Viola, « ce qu’il y a de beau dans le fait de travailler avec ce support, c’est qu’on se trouve sans cesse entraîné vers la philosophie, parce que l’appareil d’enregistrement vidéo est lui-même un système philosophique. Les images comme des idées, se mettent à vivre par elles-mêmes. »

Ainsi les images sont, ce que l’on pourrait dire suivant en cela la philosophie classique, des phantasia, des fantômes, des apparitions.

Alors si l’on ne veut pas jouer avec les mots disons avec Bill Viola que la vidéo a à voir avec notre vie mentale.

« La technologie nous pousse constamment à nous demander ce qui est réel. La télévision est-elle réelle ? Certains répondent non, pourtant elle a plus d’effet sur les gens aujourd’hui que le paysage naturel. Aujourd’hui influencés par la science physique, nous croyons que les objets du monde physique sont réels. Pourtant nous sommes entourés d’images électroniques et d’informations transmises. Hollis rappelait le mouvement des images « mouvement de la conscience humaine. Les images poursuivent notre vie mentale que nous le voulions ou non, disait-il. » Nous sommes déjà et nous avons toujours été dans un paysage de perception imaginaire. » (Dufour, op. cit., p. 129).

VIII. Vidéo, imagination et formation des images

Voilà, nous y sommes. La vidéo nous permet de rentrer dans notre conscience et les images nous permettent d’être face à elle comme si on pouvait la voir de l’extérieur.

C’est la possibilité d’une externalisation de processus pensés et vécus ou imaginés comme intérieurs qui est le propre de la vidéo même si elle peut aussi servir à la seule capture de phénomènes réels. C’est l’art vidéo en tant qu’il est porté par un esprit de découverte sur ce qu’il en est des images et non pas seulement sur la simple production d’images dupliquant la réalité qui se trouve au cœur de cette approche.

Tentons d’en évoquer l’enjeu à partir d’une œuvre.

Nous verrons alors que l’espace et le temps, ce que nous tenons pour tel, accède à une réalité fictive totalement différente dans la vidéo.

La thèse que je voudrais présenter ici est simple. Elle consiste en cette hypothèse que dans certaines œuvres, disons les plus importantes, mais au fond chez tout artiste un peu digne de ce nom, et cela pourrait valoir aussi pour les artistes non plasticiens, que ce qui est montré dès lors que cela prend la forme d’une représentation que l’on peut croire être analogique de la réalité inclut en fait une mise en œuvre critique des procédés et des procédures par lesquels le résultat est devenu visible.

En d’autres termes, la vidéo est sans aucun doute le premier art à permettre avec une telle précision une telle proximité avec les processus neuraux, ceux qui permettent de percevoir et de penser, tels que l’on peut aujourd’hui les « imaginer », les décrire et les analyser.

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En d’autres termes la vidéo permet de montrer qu’il y autre chose qui n’est pas de la même nature que l’image et qui précède sa formation, préside à celle-ci et constitue la matière même avec laquelle l’image se forme sans pour autant être absolument de la même nature.

Il y a des éléments autres que l’image dont pourtant elle est formée et constituée qui président à son existence, comme il y a au fond dans le cerveau des échanges électriques et chimiques à travers des connexions complexes entre les neurones qui permettent à chacun et à l’espèce de vivre, de percevoir et de penser.

Le véritable enjeu avec la vidéo, c’est que cette technique permet de montrer ce que jamais l’on n’a pu montrer à la fois concrètement et comme art dans sa dimension abstraite, le signal venant perturber les lignes sur l’écran et comme pratique « discursive », l’image pouvant être coupée en deux ou quatre etc, à l’infini, par exemple et chaque fragment de l’écran pouvant vivre une vie autonome et montrer simultanément diverses formes d’un processus qui sinon était voué à être appréhendé à travers des formes figées ne pouvant guère permettre sinon par des processus de cryptage, de rendre compte de la complexité des éléments nécessaires à sa genèse, sa constitution et son existence.

Il y a donc quelque chose qui existe avant l’image, n’est pas image mais pourtant, et qui agit dans l’image et c’est ce qu’il s’agit de faire exister dans les réalisations, c’est du moins ce que tentent de faire de grands artistes comme Bill Viola, Garry Hill ou Nam June Paik. Et bien d’autres et c’est ce qui fait de certaines œuvres, des œuvres d’art réellement.

paik Zen for head

Alors comment est-ce que cela se passe ? Ou plutôt, qu’est-ce qui se passe avec l’image vidéo ?

C’est simple à dire maintenant que les voies ont été tracées par de nombreux grands artistes.

La vidéo permet de montrer qu’il existe des phénomènes déterminants pour la perception et pour la compréhension de quelque chose, que ce soit une sensation, une perception, une invention, un discours, un récit ou encore bien sûr des images en particulier, bref pour une saisie ratioïde de la réalité et la composition d’une image mentale stable et juste du « monde », qui ne sont eux absolument pas ratioïdes au sens où on l’entend habituellement. Ils peuvent peut-être répondre d’une forme « singulière » et « nouvelle » de rationalité, telles que les neurosciences permettent aujourd’hui de les décrire, mais il ne répondent en rien ni au lois normales de la perception ni à celle de la raison.

Le plus simple est de se référer pour cette fois à l’analyse de Jean Paul Fargier sur The reflecting pool de Bill Viola, une œuvre de 1977-79.

Résumons donc ce que rend possible la vidéo et qui s’oppose en tout à une approche ratioïde des choses. Ces éléments sont à considérer comme des choses positives, constructives et pas seulement négatives. Elles sont troublantes, difficiles à supporter parfois, mais la vidéo en rendant cela effectif, en en montrant la puissance pas seulement poétique mais critique et constructive (mais de quoi d’un nouveau « sujet » d’un nouveau rapport au monde plus proche des processus que des résultats ?) en fait des éléments nécessaires.

L’ubiquité est quelque chose qui est possible pour la vidéo.

La représentation mobile de deux réalités ou plus donc le fait que l’image soit divisée et non une, est rendu possible par la vidéo.

La duplicité, cette chose qui fascinait tant Homère, est rendue possible par la vidéo.

L’image divisée permet de faire tenir en elle des temps différents, des modes narratifs différents des symboles contradictoires. Chronos devient Janus.

Un lien direct entre vibration image et vibration neurone est rendu possible ou visible par la vidéo.

TOUT est dit à la page 31 du livre de Fargier.

La puissance propre de l’appareil qui dit JE VOIS.

La vidéo est un activateur anonyme de métamorphoses.

L’image : un nouveau langage du corps pour le corps avec le corps.
La vidéo comme quelque chose qui véhicule de la pensée.

Engager la vidéo dans l’art des métaphores simples... (p. 60)

« Redéfinir le temps, changer ses échelles, relativiser l’espace, approfondir la durée, déplier l’unité, chauffer la contradiction, forger la non contradiction, diviser le moi, disperser le corps, fracturer la copie, déprécier l’original, anoblir l’objet, fracturer le goût, dissoudre le réel, griffer le vide, signer le néant... »

Bref, Bill Viola avec The reflecting pool réussit à mobiliser dans une œuvre tout ce qui sous-tend la pensée depuis trente ans.

the reflecting poll bill viola