mardi 6 février 2007

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V - Le geste du retournement des masques

Séance du 6 février 2007

, Jean-Louis Poitevin

Cette séance constitue une sorte de clôture du travail sur Flusser et en particulier sur son livre Les gestes

I

Nous nous trouvons à un moment clé de ce séminaire, dans la mesure où nous envisageons de laisser un peu Flusser de côté pour passer à Benjamin pour une ou plusieurs séances.

Alors, je vais considérer cette séance comme une sorte de clôture sur Flusser. Le texte choisi nous éloigne de nos préoccupations sur l’image, mais nous verrons qu’il ouvre la porte à une autre approche de l’image. Avec ce texte, nous sommes aussi au cœur de ce que j’appellerais volontiers la mécanique flusserienne. Il s’agit ici de pointer sa manière très particulière d’aborder la question des limites de notre mode général de pensée et de tenter de le « dépasser ». En fait, il tente plutôt de nous montrer comment d’une part nous en sommes de facto sortis (c’est le facteur non pris en compte de nos connaissances) et d’autre part comment tenter de mettre ces connaissances en relation avec notre manière de pensée ou plutôt l’inverse. Car, c’est notre vision du monde qui domine en nous, ou plutôt nous domine (comme un réseau très fin et très dense de voix intérieures qui disent oui ou non à telle ou telle « décision », c’est-à-dire à tel ou tel accord que nous donnons en nous-mêmes à une idée ou une autre). Une vision du monde est un complexe affectif et émotionnel mais aussi et surtout culturel qui détermine notre lecture, notre compréhension, notre acceptation ou non des choses en général et de certaines en particulier.
Ce texte est une sorte de mise à l’épreuve. Allons-nous oui ou non passer le cap, et d’une part reconnaître en quoi consiste la situation de crise qui est la nôtre, et d’autre part accepter de prendre les mesures qui s’imposent, la mesure qui s’impose, à savoir de changer notre vision du monde, de la faire basculer dans un nouveau registre, de l’ouvrir à une complète métamorphose, à un complet renversement.
On se souvient comment Flusser caractérise la situation de crise dans son essai Lune, un des chapitres de son livre intitulé Essais sur la nature et la culture) : « cette absence d’intégration de la connaissance à la vision (du monde) est caractéristique des situations déterminées que l’on appelle « crises » (p. 62).
Nous y sommes et continuerons de nous y trouver tant que nous ne saurons pas modifier le mode de pensée qui est le nôtre et que l’on pourrait appeler un mode de pensée métaphysique ou encore historique. Car une vision du monde n’est autre chose qu’un ensemble de croyances nécessaires à un moment donné de l’histoire, croyances sans lesquelles l’accès au savoir est impossible. Ces croyances médiatisent l’accès à la connaissance et elles peuvent, à certains moments, devenir un obstacle à l’intégration de nouvelles connaissances dans la vision du monde et ceci parce que ces connaissances mettent effectivement en danger la cohérence de cette vision.
Notre vision du monde est aujourd’hui pour nous un obstacle que nous n’osons lever même si chaque jour nous voyons nos croyances, en particulier en la toute puissance de ce que l’on nous présente comme étant la raison, se défaire sous nos yeux.
Les deux grandes vertus de ce texte sont d’une part de nous montrer avec précision ce qui est en jeu dans l’abandon de la pensée historique, et d’autre part de donner à la notion de programme une dimension générale largement plus importante que la seule signification technique qu’a ce mot pour nous d’habitude.
C’est un texte très beau et essentiel que ce geste du retournement des masques, sans doute le plus original ou du moins le plus radical, car il est l’expression de la thèse centrale qui traverse de nombreux textes de Flusser, à savoir que notre manière de penser historique est devenue, non pas une fiction en soi, elle l’a toujours été comme toute vision du monde, mais un obstacle à la compréhension de ce qu’est devenu ou en train de devenir le monde.

Prenons par exemple le sentiment que nous avons que le monde politique est en train de devenir une immense mascarade dans laquelle il est quasiment impossible de démêler le vrai du faux. Face à cette situation, il y a deux options, l’une qui consiste à se lamenter et à chercher à réparer les vieux outils intellectuels, l’autre qui consiste à tenter d’inventer un nouvel outil ou de nouveaux outils pour penser une situation en gros inédite. C’est ce que tente de nous montrer ce texte, non pas seulement ce qu’est ou ce que serait cette nouvelle manière de penser, mais comment on peut passer de l’une à l’autre. C’est là en tout cas sa vertu pédagogique la plus évidente et ce qui constitue sa structure, la manière dont il est composé.
Si donc nous acceptons qu’il puisse y avoir une nouvelle manière de penser, si donc nous ne tentons pas de nous accrocher à nos vieilles idées comme à des canots de sauvetage qui finiront eux aussi dans le Maelström, alors nous pouvons lire ce texte et avoir une chance d’en tirer profit.

Structure du texte

En gros ce texte fonctionne de la manière suivante. Il se développe sur un rythme AB AB AB pendant quelques pages (p. 103-106) puis sur une grande séquence B (p. 106-108), une nouvelle séquence A (p. 108-110) et enfin une séquence C (p. 110-113) qui n’est pas la synthèse mais bien le moment où il est possible de considérer que nous sommes entrés de plein pied dans une nouvelle manière de penser. Sous la lettre A, je range les remarques, les définitions et les divers aspects de notre conception du monde. Sous la lettre B, je range l’ensemble des questions nouvelles et l’élaboration des réponses nouvelles. La lettre C répond au moment où, après avoir soulevé plusieurs coins de la nappe, on tente d’un geste sûr de la retourner entièrement ou plutôt de tirer les conséquences du retournement que l’on a effectué.
Bien sûr, nous allons suivre le texte, mais il me semble plus utile de tenter de dire ce que sont A et B d’une manière synthétique.

Masques

Mais d’abord le choix du sujet : les masques.

Le masque, c’est d’une certaine manière un condensé de notre culture ou plus exactement de notre rapport à la culture, c’est-à-dire à nous-mêmes, à autrui, ainsi qu’à la vérité et au mensonge même si ces termes n’apparaissent pas dans ce texte.
Car qu’est-ce d’autre en fait, dans les schémas de notre culture, que le geste de retourner un masque sinon tenter de voir, de découvrir ce qui, celui qui ou celle qui se trouve sous ou derrière le masque ? Ainsi est présupposé le fait que ce qui se trouve sous ou derrière le masque est ce qui importe, ce qui est vrai, ce qui compte, ce qui a de la valeur, ce qui détermine le comportement, y compris et surtout d’ailleurs lorsque l’on porte un masque. Bref, le masque permet la mise en scène de ce qui est porteur de vérité sur soi ou sur l’autre en articulant la situation dans laquelle soi et l’autre sont impliqués.
L’enjeu de ce texte, c’est de montrer que cette forme-là de jeu avec les masques qui suppose que la vérité se trouve derrière les apparences, n’a plus de validité. C’est même la notion de vérité qui semble devoir s’effacer, même si Flusser n’emploie pas ce terme.
La véritable question que nous posent les masques et avec eux les images, nous le verrons lorsque nous reparlerons du texte de Derrida, c’est celle du mensonge, de la réalité du mensonge, de sa consistance et précisément du fait que le mensonge ne s’oppose pas à la vérité mais à la véracité. « (car le contraire du mensonge, ce n’est ni la vérité ni la réalité, bien entendu, mais la véracité ou la véridicité, le dire vrai, le vouloir dire vrai, la Wahrhaftigkeit (Kant) (Derrida, Histoire du mensonge prolégomènes p. 46 ) ».

Alors commençons donc avec le texte de Flusser !

Le premier paragraphe nous donne la définition du masque « le rôle que nous jouons par rapport aux autres » (p. 103). En effet, le masque, c’est bien cela, une réalité qui peut aussi ne pas être matérielle, une métaphore donc. Ainsi les gestes liés aux masques sont passés en revue et il apparaît clairement que, pour Flusser, ils relèvent tous de la même grande fiction ou du même grand récit, pour parler comme il y a vingt ans.
La thèse de Flusser avance ici à pattes de colombe. Il dit simplement que le geste de retourner un masque n’a rien à voir avec tous les gestes que nous sommes habitués à faire avec les masques, comme les fabriquer, les choisir, les porter, les mettre, les enlever… (p. 103). Et ceci pour une raison, à savoir que ce geste de retourner le masque n’existait pas avant, n’était donc pas possible avant. C’est à expliquer ou à rendre compte de la possibilité de ce geste que s’emploie ce texte.
Le premier paragraphe se termine en abordant une question qui sera essentielle, celle de la distinction entre vrai et faux, entre de ce qui relève de la vérité donc, et de la fausseté, ou du mensonge, même si Flusser ne prononce pas les mots.

Alors comment expliquer l’existence de ce geste autant que ce qu’il est ? Flusser choisit, pour nous en parler, cette fiction théâtrale qu’est le carnaval de Rio. Et il commence par nous dire que cette situation est celle du présent, de notre présent. Ainsi faut-il être très attentif à ce moment, car il nous indique déjà que quelque chose a basculé, a déjà eu lieu, est déjà là dans le monde des masques qui est le nôtre. Oui, quelque chose est apparu, l’existence d’un troisième terme qui vient se loger « entre » ou plutôt à côté des acteurs habituels de ce théâtre. Ou plus exactement, c’est déjà un autre geste qui est possible, qui existe et qui a déjà enveloppé les deux autres.
Résumons : la ville devient un théâtre, c’est déjà une ville post-moderne faudrait-il dire, et dans ce théâtre généralisé est apparue, en plus des deux figures traditionnelles, acteurs et juges, une troisième figure, celle des retourneurs de masques. Ils sont présentés comme ayant une fonction nouvelle, comme accomplissant un geste nouveau qui n’existait pas avant. Comme on le voit, ce geste n’est pas présenté par Flusser comme ayant une origine précise mais comme étant apparu en quelque sorte dans un espace qui s’est créé entre les deux autres gestes, celui de porter des masques et celui de juger les masques. Il ne dit pas non plus qu’il a été créé par ces autres gestes ou ces autres personnages, mais d’une certaine manière qu’il a été rendu possible par cette théâtralisation des relations entre masques et juges. On le voit, nous avons pénétré dans la société spectaculaire, et c’est d’elle dont parle Flusser à sa manière, c’est elle qui a engendré cette nouvelle fonction, ce nouveau geste de retourner les masques.
Et Flusser ajoute que ces retourneurs de masques ne sont pas présents au moment où a lieu l’événement qu’ils organisent, même s’ils peuvent y participer comme les autres. Leur fonction est différente ontologiquement pourrait-on dire de celles des autres, qui sont au fond des acteurs. Mais nous verrons qu’ils ne sont pas non plus les metteurs en scène de la scène théâtrale qu’est devenue la ville lors du carnaval.

Revenons donc au monde A, le monde d’avant, du passé, le monde dans lequel n’existent pas les retourneurs de masques, le monde historique donc. Ce paragraphe rappelle des choses qui nous sont familières, le partage entre trois grandes époques, la préhistoire, l’histoire et la post-histoire. Dans le champ de la préhistoire, rapidement évoquée, règne un autre statut du masque, pour dire vite le masque du chamane, qui permet à celui qui le porte de se transporter dans un autre monde, de devenir autre chose.
Dans le monde historique, le monde des masques que nous connaissons, règne une articulation entre les couples d’opposition qui ont fait les beaux jours de la dialectique : action et contemplation ou en termes plus marxistes, théorie et pratique.
En notant cependant que l’exemple choisi du carnaval de Rio est un exemple limite entre histoire et préhistoire, Flusser nous indique une piste, celle qui fait de la post-histoire un moment ou des éléments de la préhistoire (une certaine dimension magique en particulier) viennent s’intégrer ou participer à cet autre moment qu’est celui de la post-histoire. C’est donc une affaire de temporalité qui est au cœur de ce processus, c’est-à-dire la manière dont nous articulons présent passé et futur. Or l’histoire, c’est cela, une croyance en une articulation particulière qui fait que le passé et le présent sont tous deux tendus vers un avenir dont le terme est considéré non pas comme prévisible en tant que tel, mais obéissant aux lois de la raison. En gros, il s’agit de l’histoire hégélienne qui voit le temps du déploiement de la vérité et de la raison épouser celui du temps linéaire et de l’histoire.

Revenons donc à nos tourneurs de masques. Ils habitent une sorte d’espace-temps particulier qui n’est pas celui du temps linéaire. Et c’est sans doute cette torsion dans le cours du temps qui est le point essentiel. « Il est en train de programmer le carnaval de l’année prochaine. Pour lui le carnaval de cette année a été dépassé avant d’avoir commencé et ce non pas parce qu’il peut prévoir l’événement » (p. 105). Et cette torsion du temps, cette annulation de la fonction organisatrice rectrice de la flèche du temps a une conséquence très importante, elle modifie le rapport au réel, à ce qui va avoir lieu, ici le carnaval comme théâtre de l’histoire, en faisant de ce qui va avoir lieu quelque chose qui n’a plus de valeur, plus de sens en soi-même, sinon comme une sorte de chose ou d’objet mais qui n’existerait pas pour un sujet mais pour un joueur. C’est le statut même du sujet, du sujet de l’histoire qui se trouve transformé dans ce moment-là. Ce qui va venir n’est plus engagé dans une relation de tension avec ce qui le précède, mais est, avec ce qui le précède, rendu disponible, c’est-à-dire que l’on passe d’une situation historique considérée comme un affrontement entre des consciences subjectives à une situation « objective » au sens où êtres et relations sont dans la position d’être à disposition, sous la main, comme des objets. D’une certaine manière cela signe l’effacement du sujet comme instance décisionnelle.
Le mot important dans ce paragraphe c’est celui de programme. Mais nous le commenterons plus tard. Et il est associé à celui de fonctionnaire, mais nous savons déjà que le fonctionnaire est fonctionnaire du programme et non pas de l’état pour lequel il travaille.

Nous revenons donc à la vision du monde des porteurs de masques et des observateurs contemplateurs et juges. En fait leur vision du monde et d’eux-mêmes, c’est-à-dire de l’histoire comme scène sur laquelle s’affrontent des subjectivités raisonnables en vue de la prise de contrôle sur la direction dans laquelle faire évoluer l’histoire, ne peut pas prendre en compte l’existence des tourneurs de masques. C’est là le double aveuglement qui est le leur, c’est-à-dire le nôtre : l’impossibilité de reconnaître que cette fonction existe et qu’elle transforme du tout au tout la structure même de la pensée comme de l’existence.
Ainsi voit-on dans ce paragraphe se retourner toutes nos croyances qui s’étalent devant nous comme des illusions, notre croyance en la subjectivité, en la liberté et en la vérité, bref de la conscience comme structure de la pensée.

Quatre points sont donc essentiels :

- La subjectivité comme moteur de l’histoire conçue comme espace/temps de la rencontre et de l’opposition entre deux subjectivités, bref de l’articulation entre soi et l’autre.

- La liberté comme type d’articulation des relations entre soi et l’autre.

- La vérité comme domaine abstrait commun aux différentes consciences et mesure de leurs différences mêmes.

- Le temps comme ligne d’articulation entre ces diverses instances.

Or, c’est là le point essentiel, nous avons évoqué la torsion du temps. Elle a un effet, c’est que le futur ne prend plus la forme de ce vers quoi s’oriente un projet mais de cet espace/temps nouveau dans lequel la manipulation des données des règles du jeu est possible. Et ceci parce que le tourneur de masque est et reste invisible, c’est-à-dire qu’il n’éprouve pas le besoin de venir jouer avec les autres sur la scène du théâtre parce qu’il sait, lui, que ces catégories ne sont plus valides que sur la scène alors que lui se trouve hors de la scène, dans ce non-lieu où se trament les règles même du jeu.
Ainsi comprend-on mieux ce que Flusser veut dire lorsqu’il écrit que pour le tourneur de masque, les autres sont des aspects du masque à être tourné, c’est-à-dire à être rendu disponible.
Les autres, tous les autres sont rendus disponibles non pas pour l’histoire mais pour le jeu.

II

Le tourneur de masques

Nous en arrivons à ce moment important du portrait du tourneur de masque, si l’on peut parler de portrait bien sûr !
C’est sa position dans l’espace/temps qui est la chose la plus déterminante. Il est, par rapport à la grande scène de l’histoire à côté, en dehors, au-delà d’elle, au-dessus d’elle, dans une sorte de position transcendantale et pourtant concrète, immanente. Et son geste n’est pas de retourner un masque pour dévoiler une vérité, la sienne ou celle d’un autre participant à la pièce de théâtre de l’histoire, non, sa position est celle d’être en dehors de l’histoire de la scène, c’est-à-dire d’avoir un point de vue nouveau, celui du programme. Ce point de vue est le même quel que soit le programme, le contenu du programme et l’objet qu’il programme, un point de vue qui ne prend en compte que le programme et non pas les conditions d’effectuation de celui-ci. C’est le point de vue de l’indifférence généralisée à ce qui est, puisque ce qui compte, c’est ce qui fait être, et ce qui fait être n’est pas l’être, ni Dieu, ni l’homme, ni l’histoire, mais le programme.
À la question de savoir pourquoi, il n’y a qu’une réponse, à savoir qu’il n’y a pas de raison, mais bien un faisceau de possibilités, la possibilité étant conçue comme disponibilité qui consiste en ce que tout est désormais un « être sous la main » pour parler comme Heidegger, et comme tel utilisable comme élément dans un jeu.
Et cette dimension de la disponibilité, Flusser tente de la matérialiser en évoquant enfin cet autre côté du masque qui n’est d’aucun intérêt pour ceux qui jouent en portant les masques.
Cet autre côté, c’est comme l’envers d’un gant. Il faut pour le voir ne pas chercher à porter le gant, il en va de même pour les masques. Voir l’envers du masque suppose de ne pas vouloir s’en servir comme masque. Le fait de chercher à voir cet autre côté implique que l’on se positionne hors des relations qui existent entre ceux qui portent les masques.
Mais alors que découvre-t-on ? Nous découvrons que la question qui s’effondre sous nos yeux est bien celle de la vérité. Dans ces trois paragraphes (p. 106-108) nous sommes très près des analyses de Debord, mais aussi par exemple de thèses de Derrida comme celles qu’il développe dans Histoire du mensonge.
Deux aspects ne cessent de s’enchevêtrer, le mensonge généralisé et le mensonge à soi comme signe de la disparition du soi, comme instance régulatrice des liens entre énonciation et véracité.
Je voudrais développer ces deux points car ils me semblent importants.
Souvenons-nous du renversement de la phrase de Hegel par Debord dans La société du spectacle qu’il rappelle dans les commentaires : « dans un monde renversé le vrai est un moment du faux ». Nous sommes là dans le domaine du mensonge généralisé, c’est-à-dire en fait de l’impossibilité de dire le vrai, de son impossibilité radicale, puisque de nouvelles structures d’énonciation de ce qui compte sont mises en place.
Derrida est lui aussi confronté à cette question. Il part de la question du mensonge à soi-même et il débouche sur le même champ, celui du mensonge généralisé comme impossibilité de dire le vrai ou plutôt comme effacement du vrai comme critère de jugement.
Debord aussi développe de manière très précise une théorie du secret dans les commentaires à la société du spectacle.
Flusser, lui, dit que la post-histoire est une position politique au sens global, qu’elle écrit un nouveau chapitre de l’histoire.

III - Retour aux masques

Les paragraphes qui suivent marquent un retour en arrière dans le questionnement, une tentative de mesurer la réaction des masques à la découverte de ce qu’ils sont, un envers, qu’ils peuvent être retournés et qu’ils sont retournés. Et ce que constate Flusser, c’est qu’aucune réaction n’est possible car, pour le dire en une phrase, le masque colle à celui qui le porte et il ne peut établir de distance entre lui et l’autre, ou plutôt il ne peut établir d’autre distance que celle qui est nécessaire au jeu sur la scène.
Je voudrais renvoyer ici aux pages 94 à 98 d’un grand livre, Les cahiers de Malte Laurids Brigge de Rilke, qui évoque l’espace même dans lequel le masque existe, espace qui est celui de la distance qui existe entre soi et l’autre, entre soi comme tendu vers l’autre et le devenir autre de soi-même à travers, par et comme masque. Mais en aucun cas, il n’est possible de penser cet envers du masque.
On pourrait croire que ceux qui connaissent l’envers du masque sont les fabricants, qui seraient ainsi élevés au rang de manipulateurs, mais ce n’est pas le cas puisqu’ils pensent les masques en fonction de la pièce qui va se jouer. « Pour voir le côté intérieur et avoir la vision post-historique, il faut retourner le masque » (p. 109).
Mais ce qui est ici important, c’est de souligner le fait suivant : le masque est retourné parce que l’on pense post-historiquement, et c’est le fait de retourner le masque qui nous fait penser de manière post-historique. Nous sommes bien hors de la logique rationnelle et il n’y a d’explication que celle qui fut donnée au début du texte à savoir qu’une distance d’un type nouveau a été introduite dans notre rapport au réel par le jeu même des médiations dont le masque est ici la métaphore générale. Le fait qu’un tel point de vue soit possible existe donc, suffit à faire que l’on s’y rende et occupe la place, mais cette place n’est plus du tout celle du père ou de Dieu, mais celle de rien et de personne. Et en occupant cette place on devient rien ou personne et on pense en fonction de cette part anonyme sans nom et sans visage qu’est l’envers du masque. Le développement de ce point par l’exemple du masque politique est d’actualité. Cela explique en partie pourquoi il est impossible que le débat politique, qui est basé sur le jeu des masques et sur l’existence supposée d’une conscience historique, ne soit plus que le lieu d’un affrontement de mascarade, mais aussi que ceux qui parlent par ces masques ne puissent rien dire d’autre. Même s’ils savent ce qu’il en est de l’envers du masque, du moins un peu, ils sont prisonniers de leur masque et sont donc eux-mêmes des marionnettes du programme qui les fait exister.

IV - Penser post-historiquement

Penser post-historiquement, c’est penser l’existence de ce que Flusser appelle programme.
On l’a vu avec l’appareil photo mais en fait pour lui la structure de la pensée post-historique, c’est le programme et le programme est une sorte de mécanique de mise en abîme circulaire qui interdit de penser une origine et enfin qui transforme, on l’a dit, l’ordre temporel même.
Ainsi, retourner un masque ce n’est pas découvrir LA vérité mais une nouvelle structure, la structure de la post-histoire qui est cette distance inframince, faudrait-il dire, pour parler avec Duchamp, qui permet la mise en place d’un point de vue de type transcendantal dans lequel ce n’est ni l’homme ni Dieu qui prend place, mais le programme et ceux qui l’appliquent.
Reprenons avec Flusser les conséquences qu’a l’existence de la post-histoire sur notre vision du monde. On pourrait dire que l’on a affaire à une sorte de carré dont on aurait retourné les angles un à un, et que l’on découvrirait d’un coup l’autre face.
Le premier point c’est l’abolition du futur, son renversement en une dimension disponible, c’est-à-dire en quelque chose qui en fait un être sous la main et non plus l’horizon d’un projet et l’horizon pour une conscience. Or nous savons que l’horizon est le nom que l’on donne à cette projection de la conscience dans le mouvement d’auto-appropriation d’elle-même et du monde qui la caractérise.
Exit la conscience par renversement de l’ordre temporel, on est dans le magique, dans l’éternel retour dont nous avons parlé longtemps déjà, celui de l’image.
L’extériorité par rapport à l’histoire, au temps linéaire, implique que l’histoire même est devenue un objet avec lequel il est possible de jouer, un objet disponible pour le jeu, pour la pensée du jeu. Et ici, pour celui qui joue avec le jeu, les lamentations de ceux qui jouent dans le jeu lui importent peu. La mauvaise conscience n’a plus cours, un point c’est tout !
La transformation des lois en règle du jeu nous ramène à ce que De Maillard disait dans son livre L’avenir du crime en particulier à la page 76 .
Les conséquences les plus directes sont la disparition du sujet comme instance régulatrice, autrement dit de la conscience et donc la croyance en la vérité.
Reste la conclusion comme toujours pseudo optimiste de Flusser sur la possibilité de penser le sens, non plus à partir de l’histoire, mais de la post-histoire.

V - L’image

Je pense qu’il est nécessaire de relier ce texte à notre interrogation sur l’image. Et ceci va se faire de la manière suivante. C’est à partir de l’image, cette fois prise du côté des modes mêmes de son existence qu’il nous faut nous tourner et cette conclusion vaut comme une introduction aux prochaines séances et à Benjamin en particulier.
Il y a une sorte de programme repérable qui a envahit la société depuis que les images sont reproductibles techniquement. Debord nomme spectacle, cette nouvelle dimension. Il est nécessaire de rappeler ici la définition du spectacle, enfin l’une de celles qu’il donne dans son livre La société du spectacle au paragraphe 4 : « le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes médiatisé par des images ».
Je crois qu’il sera nécessaire peut-être de faire au moins une séance sur les notions de spectacle et d’image chez Debord, en analysant aussi bien ses livres que ses films.
On pourrait dire ici que les images spectaculaires fonctionnent comme le programme même de la société capitaliste avancée ou plutôt constituent véritablement son programme.
Là encore nous nous trouvons devant la question de savoir s’il nous faut nous en tenir au programme ou aux images comme programme, ou si en analysant aussi leur mode de diffusion et leur contenu on pourra mieux comprendre ce programme et leur fonctionnement ?
Derrida en est parfaitement conscient lorsqu’il évoque la techno performativité médiatique en référence ici comme plus loin à un texte d’Hannah Arendt.
Dans ces passages, on y comprend sans doute mieux ce qui est visé ici, à savoir la réalité même du déploiement des programmes comme mode de ce qui détermine le mode d’existence même de la réalité comme nouvel ordre du monde, comme nouvelle vision du monde.
Mais aussi la difficulté qu’il y a à penser à partir de la philosophie cette nouvelle donne, les tergiversations auxquelles cela donne lieu et qui pourtant sont sans doute inévitables et nécessaires. Flusser nous invite à sauter le pas et au fond Derrida aussi. Comment penser cette nouvelle image du monde sans en être prisonnier ? Est-ce possible ? Là encore nous faisons face à la question de notre liberté, pas une liberté fantasmée, mais celle qui peut nous permettre de ne pas tomber sous le rouleau compresseur de la médiatisation généralisée.
La réponse reste en suspens, mais le saut qu’il faut accomplir dans la pensée est, je crois, cette fois lisible de manière précise.
Nous allons donc nous tourner durant les prochaines séances vers une analyse de cette mise en œuvre des images à la fois dans leur fonctionnement comme base de la médiatisation généralisée et dans ce qu’elles véhiculent comme contenu informatif et existentiel.