mardi 9 janvier 2007

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IV - Le geste de téléphoner

"Les Gestes" de Vilém Flusser

, Jean-Louis Poitevin

Nous allons nous éloigner un peu de l’image qui a été le thème des 13 séminaires précédents pour entrer dans un domaine proche, mais néanmoins très différent, celui de la voix à travers, c’est le moins que l’on puisse dire, un appareil fait pour transmettre la voix et nous faire entendre des voix, le téléphone.

Aujourd’hui est un jour un peu particulier, car pour la première fois nous allons nous éloigner un peu de l’image qui a été le thème des 13 séminaires précédents pour entrer dans un domaine proche mais néanmoins très différent, celui de la voix à travers, c’est le moins que l’on puisse dire, un appareil fait pour transmettre la voix et nous faire entendre des voix, le téléphone.

Nous partirons encore une fois d’un texte de Flusser, intitulé Le geste de téléphoner qui se trouve dans son livre, Les gestes qui pour ancien qu’il soit, comme en témoignent certaines remarques, reste, dès lors que l’on se confronte aussi par exemple au livre d’Avital Ronell, Telephone Book, paru aux Éditions Bayard en 2006, particulièrement précis et posant les bonnes questions.

I

Ce petit pas de côté hors du domaine de l’image va nous permettre de prendre du champ et justement d’analyser un phénomène qui est aussi fascinant que celui de l’image, celui de la voix. Fascinant au sens propre, car la voix fascine autant que l’image et peut-être même plus, car même si nous pouvons évoquer des images intérieures, la confrontation avec une image matérielle implique ou suppose une distance perçue entre celui regarde et ce qui est vu, alors que la voix a cette particularité de se trouver à la fois toujours à distance et en nous, de pénétrer en nous d’une manière en tout cas plus directe, plus profonde que l’image.
Si l’on veut simplement faire un rappel du côté de nos souvenirs pré-humains, pour un animal, lorsqu’il voit son ennemi il est souvent trop tard, alors que les bruits lui laissent le loisir d’anticiper. Les signaux sonores, plus volatiles que les signaux visuels sont aussi plus rapides et renseignent, informent plus tôt, c’est-à-dire qu’ils remplissent mieux leur fonction essentielle de protéger voire de sauver du danger qui peut nous menacer.

En fait, avec la question du téléphone et donc de la voix, nous entrons de manière directe à la fois au cœur de la philosophie et au cœur de ce qui constitue les maladies mentales comme la schizophrénie, dont l’un des symptômes est le fait d’entendre des voix. Entre l’appel et l’écoute, entre entendre et parler, entre recevoir et donner, entre la voix et le sens, c’est essentiellement la question du statut de la conscience qui se dessine et c’est à elle que nous avons eu affaire ces derniers mois déjà lorsque nous parlions de l’image, mais sans y prêter vraiment attention.
La voix va nous permettre également d’avancer dans la question de la post-histoire au sens où l’entend Flusser mais aussi Sloterdijk, dans la mesure où la rencontre avec le livre d’Avital Ronell va nous conduire à revenir sur l’un des livres essentiels du XXe siècle L’être et le temps de Heidegger et en particulier sur les chapitres consacrés à l’appel de la conscience.
Je voudrais juste rapporter ce que Sloterdijk dit dans un texte paru en français dans Le magazine littéraire hors série de mars/avril 2006 à la page 45 : « Il (Heidegger) devrait passer désormais pour le véritable découvreur et auteur du théorème de la post-histoire. Ses descriptions de l’existence inauthentique dans les sulfureux chapitres sur le « on » d’Être et temps, mais aussi ses analyses de l’ennui dans son cours sur les concepts fondamentaux ne laissent aucun doute sur ce point : on a affaire ici à un diagnostic de premier ordre sur l’époque ». Et vous rappeler sur quoi porte le livre d’Avital Ronell, sur les liens à établir entre la notion d’appel et d’appel de la conscience développée dans Sein und Zeit, et l’appel téléphonique qu’Heidegger a reçu des SA et par lequel on lui a demandé, alors qu’il était recteur de l’université de Fribourg en 1933, d’afficher les première règles de discrimination contre les juifs, ce que, dit-il, il n’aurait pas fait, chose qu’il énonce dans l’entretien qui a été publié après sa mort par le Spiegel.
Mais avant d’en arriver à la facticité du « on », tournons-nous vers la voix, tendons l’oreille, écoutons. Peut-être qu’un téléphone va se mettre à sonner !
Comme c’est du geste de téléphoner dont nous partons, revenons donc au texte de Flusser. Comme toujours, malgré certaines remarques qui font que ce texte date un peu, et malgré son approche liée au geste, on va voir qu’il pose avec beaucoup d’acuité les questions auxquelles nous confronte le téléphone.
Tentons de le suivre un moment dans cette description du geste. Elle part de la description de l’objet qui se révèle immédiatement être un objet ou un appareil étrange puisque son existence suppose et implique absolument l’existence de deux « points de vue », si vous me passez l’expression, et en tout cas de deux entités, à savoir au moins une bouche qui parle ou une source qui émet des sons et une oreille qui les reçoit, les capte,les analyse, les transcrit. Mais cela se complique d’entrée dans la mesure où ce n’est pas un appareil qui est entièrement soumis à la volonté de son utilisateur, bien au contraire. Une radio, par exemple, on l’allume ou on l’éteint comme et quand on veut (sauf dans les approches totalitaires de l’émission d’ordres que Orwell, par exemple, a décrites). Le téléphone, il sonne même si on ne le souhaite pas et c’est même cela qui le caractérise comme appareil, c’est qu’il nous appelle à venir à lui pour découvrir qui, par son truchement, nous appelle. Et cet appel sonne comme un ordre, car nous le savons tous, nous ne pouvons nous soustraire à cette sonnerie qui envahit l’espace. Mais nous y reviendrons.

L’appel est donc coessentiel au téléphone.

Un autre aspect est important, le fait que la situation est doublement inverse selon que l’on est d’un côté ou de l’autre de l’appareil, car, comme le fait remarquer Flusser, pour celui qui appelle, l’appareil est un objet passif et c’est l’appelant qui est actif, pour celui qui est appelé, c’est lui qui est passif au moment où cela sonne, et l’appareil par contre est pour lui un objet actif. Tellement actif que l’on n’a plus qu’un objectif lorsqu’il sonne, le faire taire et pour cela on décroche et l’on se trouve connecté à un autre, à l’autre.
Cela semble une banalité, mais ces deux catégories sont centrales dans l’approche du sujet dans la philosophie, comme en témoignent entre autres les ultimes recherches de Foucault, mais bien sûr aussi les commencements de la philosophie avec la question des relations entre Socrate et Alcibiade par exemple.
Quant à l’autre, c’est aussi une notion essentielle, surtout quand cet autre est là pour vous parler ou parler avec vous, ce qui est aussi l’un des thèmes fondateurs de la philosophie, que l’on peut appeler sa dimension dialogique.
Mais Flusser, dès le début de son texte, évoque à la fois comme un rêve et comme une dimension à la fois contenue dans cet appareil et en réserve de cet appareil, le fait que l’on ne peut s’empêcher d’envisager l’existence d’un téléphone qui vous appellerait sans que l’on puisse soi-même s’en servir pour appeler.
C’est non réaliste mais si l’on revient sur l’aventure heideggerienne, cela a d’une certaine manière existé, c’était même la réalité des appareils que pouvait utiliser le pouvoir nazi pour faire passer, sans qu’ils laissent de traces, un certain nombre de ses ordres. C’est en tout cas un peu ce à quoi a eu affaire Heidegger dans cette histoire. Et comme le fait remarquer Avital Ronell, il a décroché et par là même obéi à l’ordre donné par le téléphone de décrocher, prélude à l’acceptation des ordres donnés par la voix qui parlera au téléphone directement dans notre oreille, dans notre cerveau.
Nous en arrivons à un point qui est sans doute le plus important, même si Flusser l’évoque peu sous cette forme et Avital Ronell davantage, la question de la fascination par la voix et la manière dont la voix peut, plus que tout autre vecteur, nous hypnotiser, nous fasciner, nous conduire à des réactions qui nous déconnectent du contrôle que nous pouvons avoir sur nous-mêmes et dont le dispositif interne, en permettant la régulation, est ce que l’on nomme conscience.

Avant de poursuivre avec le texte de Flusser, je crois qu’il est important de dire quelques mots sur la voix.

Je voudrais cette fois introduire les réflexions de Julian Jaynes et vous citer de manière très brève quelques passages sans développer l’ensemble de ses thèses sur la conscience. L’enjeu est juste de relever un point essentiel sur les relations cerveau/voix ou voix/fascination/conscience.

Dans son livre La naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit il écrit donc ceci dans le chapitre consacré à l’origine des hallucinations auditives, page 158 : « L’hypothèse la plus vraisemblable est que les hallucinations verbales étaient un effet secondaire de la compréhension du langage, qui se développa par la sélection naturelle comme méthode de contrôle comportemental. » Il poursuit p. 159 : « Un homme du Moyen Pléistocène oubliait ce qu’il faisait. Par contre, l’homme lingual disposait du langage pour lui rappeler, soit répété par lui, ce qui nécessitait un type de volonté dont je ne crois pas qu’il était capable, soit, ce qui paraît plus probable, par la répétition d’une hallucination verbale "interne" lui disant ce qu’il devait faire... L’action qui est étroitement fondée sur les structures aptiques ( c’est-à-dire, dans la terminologie ancienne, instinctives) n’a pas besoin d’amorce temporelle. Par contre, les activités acquises qui ne sont jamais achevées ont besoin, elles, d’être entretenues par quelque chose d’extérieur à elles-mêmes. C’est ce que les hallucinations verbales permettaient... C’est en fait à ce moment de l’histoire humaine que je crois que le langage articulé, sous la pression sélective de tâches longues, se trouve limité à un seul côté du cerveau, pour laisser l’autre côté libre pour ces voix perçues en hallucinations qui pouvaient maintenir ce comportement. »

Ce qui importe ici c’est de prendre un peu la mesure de la question que nous pose le téléphone qui n’est autre que celle de l’audition de voix qui sont à la fois extérieures et intérieures, viennent d’ailleurs et résonnent ou se manifestent directement en nous. Le téléphone objective si l’on veut une situation oubliée par nous car nous ne sommes plus des esprits bicaméraux, et pourtant toujours présente, car il existe encore des gens qui ont de telles hallucinations. On les appelle en général des schizos. Mais le téléphone, pourrait-on dire, fait de chacun de nous une sorte de schizo ou, pour être plus exact, fait de nous des gens qui sont confrontés en permanence à une structure psychotique.
À ceci près en effet que dans un échange téléphonique en général, on est réellement deux. Mais on pourra également évoquer la naissance du téléphone et l’on verra que cette dimension est liée à son invention, à son histoire, une connexion avec non pas l’autre petit ou grand, mais avec des voix d’ailleurs, des voix de fantômes ou d’esprits, bref avec une certaine magie (T.B., p. 110, 111).

Revenons donc un instant au texte de Flusser. Nous suivons le geste et commençons par celui qui appelle. Il a une possibilité innombrable d’appels vers tous les numéros mais vers une seule personne à la fois. C’est la situation dialogique du téléphone. On établit des communications à deux.
Un aspect peu retenu du téléphone est pour Flusser important, celui des numéros, code linéaire non redondant, prototype de l’ordre cybernétique. Pas d’erreur possible, pas de marge d’erreur, ou c’est le bon numéro ou c’est quelqu’un d’autre qui répondra.
On voit ici que l’on touche la limite, le point d’inflexion qui fait passer de la fonction dialogique à la fonction de surveillance ou de contrôle. Et en ce sens il est clair que le téléphone est une sorte d’appareil précurseur de l’ambiguïté des appareils de communication en tout cas.
Nous sommes encore du côté de celui qui appelle et là nous nous trouvons à un moment clé, celui où l’on décroche de l’appareil et où des bruits divers se font entendre, les voix des fantômes en quelque sorte (p. 108-109).
Ceci conduit Flusser à poser une sorte d’équation qui est celle du fonctionnement interne de l’appareil téléphonique à savoir que les bruits sont des voix et les voix sont des bruits. Disons-le autrement, les bruits nous connectent potentiellement avec de l’altérité radicale et les voix humaines se comportent comme des altérités radicales, la douce raillerie qu’il détecte dans la voix des anciennes opératrices.
Mais la question qui se pose est bien celle de l’appel. Qui appelle qui et pourquoi.
Il est vrai que dans cette description phénoménologique du geste, nous le savons, nous sommes pour l’instant du côté de celui qui est en train de composer les numéros et nous ne nous mettons pas à la place de celui qui va recevoir l’appel.
Mais il en va d’un appel et l’appel ici est simple, c’est à la fois une prière et un ordre, une prière, je t’appelle alors entends-moi, écoute-moi et un ordre, je t’appelle alors réponds.
C’est bien en ce point que nous changeons de côté, que soudain le téléphone se met à sonner et nous intime l’ordre de faire cesser ce bruit qui envahit l’espace et de décrocher pour répondre à l’appel.

II

Et là, c’est moins le téléphone qui sonne que quelqu’un qui appelle, une sorte de neutre en acte. Ça sonne, c’est un ça qui sonne, et ce ça sonne, sonne avant toute chose comme un impératif catégorique, dit Flusser. Par impératif catégorique, Kant entend le principe qui détermine le passage d’une action contingente à une action nécessaire inconditionnelle, c’est un commandement, un tu dois agir de cette manière, qui s’impose au sujet. C’est certes un ordre de la raison qui articule une nécessité morale à un acte incontournable de la volonté, mais c’est surtout la formule du commandement ou de l’interdiction. C’est, si l’on veut, la forme devenue ratioïde, du démon de Socrate.
Et le téléphone qui sonne fonctionne bien ainsi pour celui qui reçoit l’appel. Le ludion bruyant demande à ce qu’on le fasse taire comme bruit pour le faire advenir comme parole ou du moins comme porteur de nouvelle, de message, d’information.
En gros, le téléphone qui sonne, dit Flusser, c’est un appel idiot auquel on ne peut pas se soustraire.
Mais il y a une autre posture qui existe sans même que l’on y pense et qui nous met dans une posture à laquelle on n’échappe pas dès lors qu’il y a un téléphone, celle de l’attente. On attend toujours plus ou moins un appel. En deux mots, le téléphone conforte l’être humain dans l’une de ses déterminations onto-théologiques essentielles, celle de l’attente. Le téléphone est un appareil messianique ou si l’on préfère théologique. Au Venezuela, actuellement, par exemple, un cardinal prétend qu’il est « connecté » directement avec Dieu par le truchement du téléphone.

Alors venons-en à l’attente.

Flusser va distinguer quatre types d’attente, c’est-à-dire quatre postures existentielles face ou plutôt à côté du téléphone.
Cette question n’est pas vaine, car il n’y a pas de posture idéale ou désincarnée, il y a attente et chaque attente est d’un type ou d’un autre et surtout le type de l’attente détermine la manière dont on va répondre à l’appel, à l’autre, et dont on va prendre position dans la collectivité.
La première situation est caractérisée par le fait que l’attente explicite est portée par une tension entre espoir et foi en ce qui va venir. « Le téléphone muet forme le centre de l’univers vital », dit Flusser p.156. C’est une situation de dépendance où l’attente est portée à son maximum ou vécue comme telle. Il y a danger ou crise et l’appel doit venir soulager la crise. On attend un signe extérieur qui va venir se ficher en nous et nous indiquer comment sortir de la crise, c’est-à-dire de l’attente elle-même, pour être rendu à la vie pratique sans souci.
Les deux situations suivantes sont des situations où l’attente n’est pas active, est mise entre parenthèses, soit que l’on est en train de faire quelque chose d’autre qu’attendre, soit que l’on soit en train de dormir, ailleurs, hors de l’attente donc. Et dans les deux cas, il y a agression, soit irruption du public, du dehors, dans le privé, son monde intime, ses activités propres, soit rupture agressive du sommeil qui est comme un coup de couteau au ventre, dit Flusser.
Il faudrait passer un long moment sur cette irruption criminelle du public dans le privé, car c’est en fait la situation emblématique qui est devenue la nôtre depuis quelques décennies et dont le téléphone était le précurseur.
Cela pourrait faire d’ailleurs l’objet d’une séance.
L’important, en tout cas, c’est à la fois l’abolition de la frontière, le fait que l’autre surgisse en soi ou du moins chez soi sous la forme la plus pernicieuse, celle de la voix, celle de la présence à la fois réelle et fantomatique et le fait que la présence de cet autre chez moi met en place, matérialise si l’on veut, le fonctionnement même de ma conscience ou de la conscience. Jacques Derrida, à la page 89 de La voix et le phénomène, écrit en effet : « la voix est l’être auprès de soi dans la forme de l’universalité comme conscience. La voix EST la conscience ».
Il y a enfin une dernière situation, celle où l’on est ouvert à priori à l’appel, où le téléphone fait partie de l’espace organique ou vital, disons donc au travail, au bureau.
C’est là que le téléphone rencontre sa fonction dialogique ouverte, ou plutôt c’est là que se trouve la seule situation ouverte à l’appel où l’attente est orientée vers l’appel, et la position existentielle, celle d’être prêt à répondre.

La fonction dialogique, comme on le voit, n’est pas la dimension essentielle ou première du téléphone. Elle existe mais elle relève, comme le fait remarquer Flusser, de décisions que les hommes sont susceptibles de prendre par rapport à l’appareil. On retrouve un parallèle avec l’appareil photo dont il avait montré que l’on avait pour le moins tendance à occulter sa réalité, son rôle, sa fonction.
Il en est de même ici. La fonction d’ouverture, la dimension dialogique, dépend de certaines conditions qui nous échappent, auxquelles nous ne pensons pas, et qui pourtant déterminent notre relation à nous-même et aux autres. Elle n’est pas, comme on le croit trop simplement, la seule dimension ni la dimension essentielle de cet appareil, mais elle n’est possible qu’à certaines conditions. Réfléchir sur ces conditions, c’est réfléchir sur notre liberté réelle.
Revenons encore un instant à ce qui se passe une fois que l’on a décroché l’appareil et que la voix parvient à notre oreille.
En fait, le point important est qu’il se produit nécessairement un phénomène de reconnaissance, au-delà de la situation existentielle dans laquelle on se trouve, attente ou non, ouverture ou non. Entendre, c’est d’abord chercher à reconnaître la voix. Il s’agit là d’une sorte de réflexe pré-humain si l’on veut. Savoir qui parle, si c’est un ami ou un ennemi, avant même de prendre connaissance de la nouvelle qu’il apporte, du message qu’il veut transmettre, c’est ce qui s’impose à nous.
C’est aussi à cause de cela que l’on a tendance à identifier l’appareil, le médium, avec la voix qui parle, avec le TU qui nous interpelle, et que se développe la croyance en ceci qu’une communication « immédiate » existerait. Le médium est toujours présent, comme l’appareil photo, il y a seulement que nous l’oublions, l’occultons parce que finalement ce médium est approprié à délivrer des messages d’expérience vitale comme des messages insignifiants. Mais le fait que par le téléphone on apprenne la naissance ou la mort de quelqu’un, par exemple, est inscrit dans sa réalité de médium. Simplement cette dimension est recouverte par l’accumulation de la délivrance de messages insignifiants mais cela, une fois encore, ne peut qu’occulter le phénomène essentiel de la délivrance de messages vitaux.
Il reste en ce point de l’analyse une chose à évoquer, et qui est essentielle, qui est un geste que seul le téléphone permet et qu’aucun autre appareil n’autorise, à savoir le fait de pouvoir couper la parole à autrui en reposant le combiné, ou si l’on préfère d’arrêter la voix qui est venue pénétrer dans notre espace vital et dans notre cerveau.
Ce qu’il faut retenir, et là aussi c’est quelque chose que nous ne mesurons plus vraiment, c’est la brutalité de ce geste, la manière dont un tel geste nous renvoie véritablement à notre insignifiance, à notre existence factuelle, au "On" que l’on est pour parler en termes heideggeriens.
C’est surtout une manière d’interrompre la dimension raisonnable qui est inhérente au dialogue, c’est une manière de briser cet accord fragile qui a conduit à cette ouverture à l’autre.
Par contre, comme pour faire écho à cette irruption de l’irrationnel, il y a la possibilité de développer des dialogues absurdes avec des interlocuteurs absents. Là aussi pour nous c’est normal, mais il ne faut pas oublier cette dimension de dialogue étrange en quoi consiste le fait de parler à un répondeur.

III

La question de l’appel

Nous avons en gros parcouru le texte de Flusser, mais je voudrais revenir à celui d’Avital Ronell et développer le point qui me semble essentiel, à savoir que la voix est la conscience, comme le disait Jacques Derrida et que la conscience, disons à partir de Heidegger, est conçue sinon comme un téléphone du moins sur le modèle d’un central téléphonique.
Plus exactement, le chapitre dans Être et temps consacré à la conscience « morale », le chapitre II de la deuxième section, est tout à fait précis dans sa définition de la conscience par rapport à l’appel.

Un petit florilège de citations permettra de prendre la mesure de l’enjeu.
273 : - Que crie donc la conscience…
274 : - Qui n’est appelé par l’appel mais encore qui appelle lui-même...
275 : - L’appel, précisément…
276-277 : - L’appelant n’est mondainement déterminable...
fin 277 : - L’appel de la conscience, c’est-à-dire celle-ci même...
288 : - La compréhension de l’appel est le choisir...

Bref, on comprend que le fonctionnement complexe de la conscience ou plutôt de la conscience comme structure de l’appel du Dasein à lui-même est une tentative de saisie de ce qui a lieu dans l’esprit humain et qui se trouve prendre une nouvelle objectivation avec le téléphone.
Le téléphone, c’est un peu comme si cela mettait à nu la structure même, le mécanisme même par lequel la voix et les voix s’organisent en nous, à partir de nous, pour permettre à ce soi de réguler ses comportements avec ceux des autres soi qui l’entourent. Et quelle est cette structure ? C’est précisément, je crois ce que l’on peut commencer à tenter de déchiffrer à la fois avec l’aide de Flusser et par une lecture attentive de Heidegger via Avital Ronell.
Le point essentiel concerne en fait la reconnaissance de la conscience comme « fait universellement constaté et constatable » (p. 269).
Et c’est sans doute là que se situe le point majeur de toute réflexion qui voudra analyser, disons, la post-histoire, ou encore la situation de l’homme en ce début de mutation planétaire, de considérer comme le propose Jaynes, que la conscience n’est pas un phénomène absolu et sur lequel il n’y aurait pas à revenir, que la conscience est un phénomène historique, qu’elle a une histoire, qu’il y a un avant, et qu’il y aura un après, et que c’est précisément ce que nous sommes en train de vivre.
Ce point est tellement ancré, tellement un point absolu, qu’il ne peut même plus être considéré comme un interdit mais comme un point aveugle majeur, au moins dans le champ de la philosophie.
Ailleurs, dans l’anthropologie par exemple, les choses changent un peu, comme le montre le passage tiré du livre d’Yves Coppens, Le genou de Lucy aux pages 193-197.
Le complexe de Lucy nous rapproche de la thèse majeure de Jaynes telle qu’il l’évoque aux pages 82-83 de son livre. Il s’en éloigne un peu mais au fond ce qui nous importe c’est de prendre la mesure de cette nouvelle donne, de cette dimension à la fois historique de la conscience, – elle n’apparaît véritablement qu’avec le langage – et trans-temporelle ou phylogénétique, dans la mesure où nous passons tous par un stade d’avant l’existence de la conscience en nous, en ceci que nous apprenons à parler, à construire et nous-même et le monde en parallèle et que nous faisons donc l’expérience de ce statut d’infans qui a intéressé tant de gens (Agamben par exemple…). Or ce statut d’infans, d’être privé de la parole, est en fait un statut de psychotique implicite : on entend et on doit obéir, mais on n’a pas encore la capacité de répondre (Foi et savoir, p. 49).
C’est pourquoi il serait nécessaire de repenser les données concernant la conscience et c’est d’une certaine manière l’ensemble de la philosophie, l’angle de vue qu’elle s’est donnée pour penser le monde en se pensant elle-même, qu’il faut modifier.
En effet, si la séparation n’est pas le mal qu’il faut combattre par ce qu’il témoigne de la dette que nous aurions (Être et Temps, p. 286), mais bien une donnée de base, si la conscience n’est pas ce qu’il y a à perdre mais ce qu’il nous faut toujours construire, et qui peut ou pourrait ne pas être, si enfin la conscience se révèle déficiente pour nous aider à nous orienter dans le monde alors…
En fait nous arrivons à ceci : l’histoire est coextensive à la conscience dans la mesure où elle est la fiction que s’est inventée la conscience (pour à la fois parler d’elle et éviter que lui soit posée la question de son origine) pour pouvoir rendre compte de sa genèse tout en effaçant de ce récit le fait qu’elle n’est qu’une fiction et la faire prendre pour une réalité absolue.

Or, il en va autrement si nous acceptons de regarder la conscience dans son historicité, pas celle de l’histoire de la conscience mais celle de la conscience dans le temps, dans l’histoire, la grande histoire ou plutôt la longue histoire du développement de l’humanité, si nous commençons à être capables de comprendre la conscience comme fiction inventée par elle-même et si nous nous donnons les moyens d’analyser cette fiction.
Alors nous retrouvons des données aussi importantes que celles que nous apporte Flusser lorsqu’il analyse la déchirure au moment de la naissance de l’écriture entre les images et les textes. Il faut juste ajouter la voix à cet ensemble pour commencer à pouvoir penser la complexité de la conscience et la manière dont il sera possible de se passer d’elle, entendons d’inventer un autre mode de fonctionnement psychique.
Et c’est là que nous retrouvons la question de la voix, de l’appel et de la réponse d’une part, et du rôle des images d’autre part. En fait, c’est le rôle des appareils qui commence à se dessiner comme éléments inventés par les hommes et qui réinstaurent une fonctionnalité à la schize, pour le dire très très vite, c’est-à-dire à la séparation entre processus ratioïdes et moraux, et processus ou comportements échappant à leur contrôle, entre dimension individuelle et dimension collective de certains comportements, bref entre les ordres et les différents types d’impératifs catégoriques et leur transcription en comportements rationnels. Et plus globalement, c’est l’interprétation de la technique et des technologies qui est en jeu. Et singulièrement elle a été, si l’on veut, assez mal engagée par Heidegger au début du siècle en tout cas sur un chemin qui, pour être jouissif pour la philosophie et les philosophes, a sans doute conduit Heidegger lui-même à des méprises importantes, voire à des lapsus aussi importants et restés longtemps non analysés du genre de celui que relève Avital Ronell entre l’appel des S.A. et la structure de l’appel de la conscience dans Être et Temps.
Nous nous trouvons donc devant un moment important de l’histoire des hommes, pourrait-on dire, puisque se dessinent en effet pour l’instant deux voies, mais on a du mal à les faire fonctionner indépendamment l’une de l’autre malgré tout.
La première c’est celle du dialogue circulaire du jeu de l’information pure comme élément à échanger au gré des appareils ou d’un dialogue bivalent, c’est-à-dire d’une structure dialogique qui d’une certaine manière ressemble encore un peu celle de la conscience.
Mais le problème est plus grave puisqu’il s’agit de se demander si la conscience, la structure même de la pensée fondée sur la métaphorisation d’expériences physiques, si la conversion d’un appel en ordre et d’un ordre en élément rationnel contrôlable par un sujet n’a pas atteint un seuil de non-fonctionnement, lié à la fois au nombre et aux appareils pour le dire vite ?
Alors, dialogues en réseaux dans une société libre ou société cybernétiquement programmée ? Le problème c’est que l’on a les deux, mais que l’un apparaît comme une possibilité contenue dans l’autre et peu intéressante en tant que telle au bon fonctionnement de cette autre.
Nous en sommes là, au seuil de la mise en place de comportements psychotiques généralisés qui, soit conduiront à des replis peureux, soit à des contrôles accrus et au maintien de la structure de base, soit à la mutation de celle-ci…

À nous de voir…

Séance du 9 Janvier 2007