samedi 29 octobre 2022

Accueil > Voir, Lire & écrire > Lire & écrire > S’accorder à l’horizon — III/IV

S’accorder à l’horizon — III/IV

Troisième partie

, Joël Roussiez

En résonance, par assonance souvent, s’est construit ce texte, cette litanie, à l’invitation donc particulièrement de Stimmung, musique de Karlheinz Stockhausen, sous les pensées-concepts de Jakob Von Uexkül et de James J. Gibson, son propos et autour de ma maison son espace, son récit.

La brume aussi se dissipait en se déchirant aux plantes, tiges et sommités dansantes, aux graminées séchées et aux épines-aspérités des branchages épars et clairsemés qui craquaient sous les pas sur la terre brune et friable... « Bonjour, bonjour ! » Bonjours aux plantes et plantations ici au bout du champ et sous le chant des pinsons tandis que volettent les mésanges en pépiant aussi dans le même ton comme une source nouvelle, soudain un chemin d’air brille et scintille, une plainte crisse, froisse des feuilles sèches, tombées sur le mince gravier de la sente où s’obtient ainsi une puissance suffisante de sons qui se répand et, comme un ruisseau, « ou, ou-ou ! Ou-y-ah » glougloute rapidement sur la terre qui gonfle, l’aspire, s’en repaît. Et si l’on se porte à hauteur de terre, au ras donc du sol, très bas parmi les agglomérats d’argile, de sable, de silice, on entend gonfler la matière qui d’aise pousse de petit cris « aah ! Ouiii ! ». Des cris nombreux ainsi frémissent en murmure, friselis d’arbre, de plantes et d’animaux... Il y a des scarabées à la carapace lisse qui contre l’herbe sèche crisse, peut-être, imperceptiblement et mêle ainsi son murmure aux bruits, sons, chansons et cris des plantes éparses et du vent qui passe en bruissant comme de la terre qu’on déplace... Et les échos complètent la rumeur de voix qui réclament et doucement bourdonnent, caresses des lointains qui forgent un air simple et le révèle un peu comme une chanson,... Oui, un peu d’air de raison incitant une jambe et puis l’autre à battre du pied, chacune emportée, invitée à la danse alors qu’en lisière, j’observais posté le terrier où la terre repoussée récemment s’écroulait doucement, lentement, sans hâte... Lentement sans hâte tirant, repoussant le terre de ses bras minuscules, une taupe, vieille dame des fonds, venait tendre l’oreille à l’horizon...

Se hâtait à l’horizon un orage lentement, un grondement grommelait derrière le bois ; sans crainte je me hâtais, poussé, pressé soudain mais au milieu du champ loin du bois encore de la maison quand le petit sifflet du pinson s’éteignit, les grincements du bois secoué par le vent cessèrent, les herbes crissantes se turent et dans le calme soudain, le murmure sourd à l’oreille ne laissa qu’une vibration d’air sans souffle, ni son. Coulant alors sans bruit, je marchai jusqu’à la maison qui derrière ses fenêtres ouvertes glissait, glissait dans une ornière d’ombre liquide, distante, qui l’éloignait ou plutôt l’éteignait sur la route chaotique qui conduisait sans hâte, sereinement, sans obstacle, ni retenue... Entrant ensuite dans la mélancolie de l’habitacle, celle des portes et des fenêtres de la maison discrète au bord de la route vide et nue, sans véhicule, ni passage comme si la nuit venait couvrir les lumières de l’aurore, je contemplais le ciel devant la fenêtre ouverte sur le dehors silencieux. Sans hâte des insectes, des oiseaux se déplaçaient, des scarabées têtus aussi, l’un d’eux grimpait sur le châssis ouvert par mes mains, l’un d’eux comme revenu contre la vitre bientôt glissait, suspendu, accroché sur le côté, agitant les mandibules en vain. Sa chute le déposa sans bruit dans la mollesse des poussières et des miettes, dans ces riens qui assèchent, il se débattit à reprendre ses affaires, la grisaille des minons collait à son dos... Les chasseresses alors, mes mains, le jetèrent loin, si loin le point qu’il disparut derrière le vantail où vinrent cogner d’invisibles moucherons de plume qu’une mésange chassait contre la vitre où les faibles volatiles tentaient un passage et se heurtaient à l’étonnante limite des lieux. Parmi les murmures du matin, du vent, des arbres, le concert des oiseaux, ce ne sont que faibles voix qui s’éveillent, s’égosillent et chantent la joie mais si perdues, lointaines, comme à distance des choses, esseulées, isolées, étranges alors car la foule des voix, congénères fiers qui chantaient, s’est éteinte, a disparu..., ont disparu les chants confus et joyeux de l’aurore printanière. C’est donc le murmure qui donne comme un écho lointain le concert de petites voix parmi lesquelles parfois émerge : « ouiah ! », l’étrange voix grave « ou-y-ah ! » dont l’alarme incompréhensible recouvre soudain, mais peu de temps, le chant du pinson, celui du rouge-gorge, de la mésange qui peu nombreux autour de la maison tentent le concert des voix. La cacophonie des chansons singulières disparues sonne cependant comme enfouies dans le murmure mais loin, très loin, lentement, doucement émergeant des souffles faibles du vent alors que le soleil montant chasse la rosée et chauffe les bourgeons... Et bientôt sous la coupole d’un soleil caressant quelques corolles de pâquerettes à peine encore ouvertes attendent, « ne le pensez-vous pas ? », attendent une chaleur plus vive, pétales tendus à l’est de la maison, à distance des arbres des haies où l’ombre encore douce s’étale longuement, furète au pied dans l’épaisseur des tiges et des branchages emmêlés... Alors comme bégayant s’intercalent dans le chant des souffles les vols et cris de corbeaux « fuit’, oah ! » peu nombreux, trop peu nombreux, s’intercale aussi au murmure soyeux, les petits mouvements des herbes frottant, froissant d’autres herbes qui se réveillent sous une brise faible mais constante qui relève les têtes, soulève des feuilles, il y en a, il y en a peu, et, passant, salue ma maison glissant sur l’ardoise, la pierre, le ciment qui s’en refroidissent d’autant. Ainsi s’installe le ronronnement confus des branches et des rameaux remués quand le coucou, c’est lui, vient éveiller par surcroît sous le soleil naissant les derniers endormis dans l’ombre du bois encore peu murmurant. Les scarabées et mouches, moucherons aussi, se déplacent si lentement, si doucement que le sans bruit se présente comme chausson amortissant la rumeur en ce jour où se calfeutrent les lièvres disparus dans les terriers aux bouches béantes encombrées de feuilles sèches et parfois d’une tige de ronce. « Qui passe, qui va là ? » La vieille dame s’est repliée dans la terre, elle dort, la voilà retirée au fond : « je ne sors plus ! ». Doucement sourd du murmure général les voix à l’unisson des oiseaux familiers que ne trouble nullement le ramage d’un corbeau sur l’arbre haut occupé à se déplacer latéralement, mécaniquement, le long d’une branche froide dont l’extrémité baigne dans le soleil chaleureux... Pour ça..., pour ça le corbeau a ses raisons, son affaire et ses pattes, il avance et soudain coasse, envahi trois fois par le coassement à l’adresse d’un autre qui passe dans le ciel clair, d’un autre au vol majestueux et lent nageant dans la gelée anhiste d’imperceptibles brumes, gelée visqueuse mais peu attachante dont il bouscule la matière et dérange le fluide. L’air s’il était foncé serait un limon léger, fait de suspensions perlées de fines gouttes, de flocons-nuages, de fils de ouate que le vol baratte, étire, avec lenteur plus il s’éloigne, le corbeau, qui bientôt s’égare au-dessus du bois, bien loin, très loin jusqu’à devenir un point sur quelques cimes ballantes et tranquilles de pauvres arbres isolés dont le concert est inaudible.

Encore une fois dans la rosée qui blanchit l’herbe rase sous le soleil lumineux et dans le vert de la prairie tandis que s’éveillent les fines feuilles nouvelles, le rouge-gorge sifflote dans l’air frais sur le bord de la haie ; il huche, pousse ses trilles de branche en branche, sautille, la tête levée vers la cime des arbres où s’écartent en griffes légères les rameaux fragiles sous le vent faible. Une étoile stagne dans le ciel un peu blanc, légèrement bleu dans lequel vibre la lumière en perdant doucement, lentement le jaune de l’aurore qui s’évanouit sans hâte, se dissout dans la matière grumeleuse et blême de l’air frais. Des fumeroles, des brumes filandreuses, des buées nuageuses suivent des courants et s’accrochent aux aspérités des haies, en montant elles s’écorchent aux pousses nouvelles serrées comme un chœur de jeunes gens qui s’élève par-dessus la masse des corps embrouillés des buissons, puis en se déchirant franchissent ces jeunes pousses de bois tendre qui d’une tête dominent le champ vert où a lieu et se passe ce qui vient. Rien cependant, rien ne vient d’autre que la lente évaporation des rosées, goutte après goutte se résorbant, quittant donc chaque brin qui s’allège, se redresse avec lenteur, doucement, sans hâte, imperceptiblement en de fins, inaudibles crissements de tiges souples, se caressant et donc participant au murmure, à sa musique de fond s’accrochant... Une foule vivante s’approche ainsi, s’ajoute, s’agglomère aux rumeurs où, comme un court fracas, tombe puis s’écoule dans le silence bruissant quelques coassements perdus, absorbés par le feuillage des arbres lointains... A l’orée maintenant du bois, de petites voix de souris et de jeunes renards viennent glapir faiblement fêtant le jour s’avançant mais se retirant dans l’ombre, se cachant, craignant, on l’imagine, la rumeur qui monte des affairements et des moteurs lointains. Par sauts et par bonds, ils fuient la lisière trop claire jusqu’aux garennes percées de terriers-leurres, de véritables parmi, mamelonnées de buttes en terre, de mottes arrachées, d’excavations entreprises, abandonnées où parmi ce chaos se tient terrée la vieille dame à demi enfouie, plissant les yeux au jour qui insiste entre les arbres, insiste pour baigner l’endroit discret, la maison tranquille comme on ouvre une fenêtre sur un champ où l’horizon survient...