dimanche 2 avril 2017

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Reine de la nuit — 1/2

, Bernadette Kelly et Marc Petit

Cela avait commencé presque imperceptiblement – depuis des années ses yeux avaient tendance à se brouiller, le soir, quand il travaillait à sa table à la lumière de la lampe, après des heures passées à dessiner ou à écrire ;

mais voilà que la même gêne troublait son regard dès le matin, au réveil, pour ne jamais cesser de la journée entière. L’habitude de manier le crayon lui permettait de donner le change, l’hésitation du trait pouvant passer pour un effet de style, une manière de flou artistique accordée à sa rêverie autant qu’à la nature de ses sujets d’élection qu’un rendu trop précis, un trait trop appuyé auraient privés de cette aura de poésie qu’il chérissait. À personne il n’aurait voulu confier ce secret que son élégance naturelle, alliant à la désinvolture aristocratique, à la sprezzatura, la maîtrise et la sûreté du geste de l’homme de métier, ne pouvait pas ne pas ressentir comme une infirmité, l’injuste sanction ruinant en lui tout espoir d’arriver un jour à donner forme et visage à cette beauté pure, cette vision absolue dont il guettait l’apparition et poursuivait les vains fantômes depuis si longtemps.

Écrire aussi lui devenait difficile. Une tache claire, presque fluorescente, occupait le milieu de son champ visuel, repoussant la précision des détails à la périphérie, transformant en page blanche la page écrite. Mais quoi, n’avait-il pas répété à l’envi que les mots n’étaient d’aucun secours pour exprimer l’essentiel, que seuls le silence et la musique pouvaient dire ce que la peinture et le dessin montraient du doigt – ce doigt dont on voyait, sur les statuettes antiques, l’enfant Harpocrate barrer ses lèvres pour préserver le mystère ?

Orange et bleu, 2017, huile sur toile, 89×115 cm.

Un air de Mozart – celui que chante la Reine de la Nuit dans La Flûte enchantée – vint caresser son oreille, s’élevant du jardin dans le ciel bleu du printemps. Il se leva en prenant appui sur sa canne et s’approcha de la fenêtre. En contrebas, le long des boulingrins suivant l’allée qui s’éloignant de la terrasse bordée d’orangers, menait vers la forêt, une très jeune fille, qui peut-être n’était encore qu’une fillette, s’avançait d’un pas dansant, accompagnant de menus gestes de ses deux mains la mélodie. Sa voix était légère et pure ; ne se sachant pas observée, elle ne s’appliquait pas à trouver la note juste, mais l’accrochait par jeu tant bien que mal et jonglait avec elle comme avec une balle, un volant de plumes aux soubresauts virevoltants.

En l’entendant, le vieil homme sentit son cœur se nouer. C’était comme si, venu de la nuit des temps, d’une autre vie, le souvenir d’un bonheur aboli, d’une féerie familière, contre toute attente venait soudain de s’incarner. Il fit l’effort d’écarquiller les yeux et reconnut à ses cheveux blonds flottant à la diable, Clara, la fille du docteur Sprenglé, qui veillait avec une attention distraite sur sa santé chancelante.

À l’heure du thé, le dimanche qui suivit, il ne manqua pas l’occasion de poser au docteur la question qui depuis plusieurs jours tenait son esprit en alerte.

– Accepteriez-vous, lui dit-il, que Clara me serve quelque temps de modèle ? Pourriez-vous lui demander si elle serait d’accord pour poser, ne serait-ce qu’une heure ou deux, le mercredi par exemple, le jour où il n’y a pas de cours au collège, dans mon atelier ? Bien entendu, vous pourrez assister aux séances, vous et votre épouse, si vous le souhaitez. L’important est de ne surtout pas la brusquer ; elle seule décidera...

Noir et bleu, 2002, huile sur toile, 88 x 130 cm.

C’est ainsi que dès le mercredi suivant, à quatre heures de l’après-midi, Clara se présenta à la porte du manoir de la Louvière, près de Vevey, sur les bords du lac Léman, où résidait le célèbre peintre d’origine russe Igor Egorski, âgé de quatre-vingt-deux ans, désormais à moitié aveugle et perclus de rhumatismes, pour lui servir de modèle. Elle allait jouer ce rôle durant six ans, jusqu’à la mort de l’artiste, sans jamais manquer un seul rendez-vous, sauf pendant les vacances scolaires. C’est elle dont on devine les traits sur les dernières toiles du maître, toutes inachevées, baignant dans une lueur crépusculaire, un irréfragable clair-obscur. Elle est assise, parfois à demi couchée ou entièrement étendue sur une méridienne, plus ou moins dévêtue, l’air toujours perdue dans ses rêves, à la fois étrangement absente et présente, immobile, rayonnante telle une apparition et en même temps fragile, fuyante, comme sur le point de disparaître.

La première séance se passa bizarrement, chacun des deux, le modèle et son peintre, observant l’autre sans dire un mot, à la manière des chats qui rencontrant par hasard un congénère, se demandent lequel des deux cédera la place le premier. La partie se solda par un match nul, aucun des deux protagonistes n’acceptant de baisser la garde devant l’autre. Pour la forme, l’artiste esquissa sur une feuille de papier Ingres un profil, mais c’était un exercice de routine plus que d’observation, ses doigts effectuant leurs gammes sans vraiment s’attacher au motif. À la fin de la séance, Egorski, intimidé et déçu, rendit sa liberté à Clara, presque sûr que la chance ne se représenterait pas d’apprivoiser un jeune modèle aussi rétif. Le mercredi suivant, pourtant, à l’heure dite, Clara frappait à la porte de la Louvière, l’air toujours aussi réservé (renfrogné, se dit le peintre en la voyant) et les traits du visage impassibles, figés dans leur beauté juvénile, impersonnelle, tels ceux gravés sur les médailles et les stèles attiques, qu’aucune expression n’identifie.

Sur le coussin bleu, 2013, huile sur toile, 47 x 65 cm.

Le peintre demanda à la jeune fille de bien vouloir prendre place sur ce que Clara appela un canapé – non, une méridienne, reprit Igor, chatouilleux sur le point du vocabulaire comme l’étaient souvent, dans la vieille Europe, les étrangers épris de la langue française plus que les Français eux-mêmes ; comme celle de madame Récamier peinte par Gérard, ajouta-t-il, sans éveiller le moindre écho chez Clara qui, d’un bond de chat, s’était perchée au fond de ladite méridienne avec un parfait naturel.

Le jeune modèle était vêtu d’une tunique bariolée et d’un pantalon, ce que le peintre regrettait quelque peu, mais bon, se disait-il, ne brusquons rien, et si d’aventure le docteur ou sa femme venaient, comme lui-même le leur avait proposé, jeter un œil sur la manière dont se passait la séance de pose, mieux valait assurément sauver les apparences et ne point prêter le flanc aux critiques et insinuations que ses tableaux et ses dessins n’avaient cessé, au cours de toute sa carrière et les derniers temps surtout, de susciter chez les censeurs et la troupe des esprits chagrins ; il est vrai, se disait-il encore pour se rassurer, que le docteur ne pouvait ignorer la réputation sulfureuse qu’avaient valu à Igor Egorski ses portraits controversés de très jeunes filles, lesquelles, aimait-il dire à ses détracteurs, n’étaient rien d’autre que des anges, des apparitions surnaturelles, allégoriques et poétiques. De fait, le docteur et Mme Sprenglé ne se privèrent pas, à plusieurs reprises, de rendre visite à leur vieil ami, à l’heure des séances de pose ; mais bientôt, ils s’abstinrent de venir déranger Igor et Clara au milieu de leur travail, leur fille leur ayant signifié que ces irruptions intempestives nuisaient à la concentration de l’un et de l’autre en rompant le silence.

Florence, 2002, huile sur toile, 43 x 59,5 cm.

Le temps qu’il faisait vint prêter main forte au projet du peintre, une vague de chaleur s’étant abattue subitement sur le lac et les hauteurs environnantes. « Mets-toi à l’aise, dit Egorski à la jeune fille, je ne regarderai pas » – et il il lui tendit ce qu’elle prit d’abord pour un peignoir, mais qui n’était en réalité qu’un mince tissu aux dessins de cachemire, une sorte de châle qu’elle jeta sur elle un peu n’importe comment, en en nouant les pointes.

Le vieil homme, qui avait tenu parole, ouvrit les yeux. Accoutumé à la contemplation de la beauté, il s’interdisait par principe de laisser libre cours à l’émotion, pensant qu’il était préférable, moins par prudence, pour ne rien dire de considérations platement morales, qu’en vertu de sa propre conception de l’art formée à l’école des maîtres anciens, de sublimer le désir, d’en émousser l’aiguillon, plutôt que de lui permettre de s’exprimer selon la nature. Mais voilà que le regard qu’il posait sur Clara nonchalamment étendue sur ce qu’il avait appelé une méridienne – à tort, se dit-il soudain, se rappelant tout à coup son vrai nom : « chaise étrusque », il l’avait lu dans un livre – voilà que ce regard, à moitié réel seulement, l’imagination volant au secours de ses yeux, faisait battre son cœur plus vite, réveillant en lui une sensation oubliée dont la violence le laissait sans voix.

– Nous pouvons commencer, finit-il par murmurer. Je te demande seulement de ne pas bouger, cette pose est parfaite.

Igor se leva de son siège, un antique fauteuil de rotin comme on en alignait autrefois sur les terrasses des établissements balnéaires, pour aller s’emparer d’un cahier à spirale et d’un crayon. À peine rassis, il se disposait à tracer sur la feuille de papier le premier trait, lorsqu’il s’aperçut que ce geste, pourtant des plus simple, lui était interdit, ses doigts se crispant inutilement de part et d’autre du crayon sans réussir à le serrer.

La nuisette noire, 2002, huile sur toile, 50 x 70 cm.

« Il ne manquait plus que cela, pensa-t-il. Je vais finir comme Renoir, qui devait attacher à sa main ses pinceaux avec des élastiques. Déjà que je n’y vois pas plus que le père Monet sur ses vieux jours, quand il peignait ses nymphéas à Giverny et n’y voyait plus que du bleu. »

Paradoxalement, cette pensée le rasséréna quelque peu. Il y a encore de quoi peindre, même pour un quasi-aveugle doublé d’une moitié de paralytique, se dit-il. Le poète avait peut-être raison, qui écrivit un jour :

Il y a encore des airs à chanter
Au-delà des hommes...

Et, comme pour se le prouver à lui-même, le vieil Igor Egorski, d’une voix de tête qu’il savait inaudible, se mit à fredonner un air de Cosi fan tutte, soulignant le rythme de ses doigts noueux comme s’il écrivait dans le vide.

Frontispice : La lampe, 2015, huile sur toile, 81,5 x 100 cm.
Photos Christophe Beauregard

Exposition à la Galerie Artrial
du 11 mars au 30 avril 2017
30, Place Hyacinthe Rigaud — 66000 Perpignan — t. 04 68 62 97 05
www.artrial.fr

Atelier de Bernadette Kelly
20, Passage Saint-Sébastien – 75011 Paris
t. 01 43 57 03 31– contact@bernadette-kelly.com
Visite de l’atelier le samedi