mercredi 30 juillet 2014

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Recyclage

, Marjorie Keters

« De ma pissotière j’aperçois Pierre de Massot.
La plus belle poubelle du monde dans un courant d’art. » (Marcel Duchamp)

Personnages :
Téléobjectif
Porte
Poubelles
Lunettes
Une masse gisante

Paris 8e. Un boulevard. Nuit.

TÉLÉOBJECTIF (aux poubelles) : Je voudrais rencontrer la masse qui gît à vos côtés.

POUBELLE JAUNE : Aucun intérêt, ce n’est même pas du verre cassé.

TÉLÉOBJECTIF : Porte vitrée, dis-moi quelle ombre s’étale à tes pieds.

PORTE : Aucun intérêt, on ne peut pas la recycler.

POUBELLE JAUNE (à la façon d’un bonimenteur) : Recyclons ! Bouteilles, bocaux, flacons !

PORTE : Vitre en verre recyclé ! Solide comme une porte blindée !

POUBELLES (en chœur) : Nous sommes les reines de la propreté. Pots de confiture vidés : lavés ! Vase de Chine ébréché : nettoyé ! Phare de voiture cassé : récuré ! L’aristocratie des déchets, l’avenir de l’humanité !

On entend tousser du côté de la masse gisante. Une tête à lunettes surgit d’un carton.

LUNETTES : Regardez ! Regardez ! La finesse de mes verres, la qualité de mon acier. Poubelles bénies, je veux me recycler, me renouveler, me transformer.

POUBELLE JAUNE : Déchet, ordure, saleté ! L’amas qui t’accompagne pourrait me polluer ! Qu’on en fasse du compost, de la farine, de l’engrais. Il souille un beau carton à récupérer.

Le téléobjectif avance vers les lunettes. Le reflet d’un panneau publicitaire scintille dans les verres embués.

LUNETTES (chuchotant, au téléobjectif) : Aide moi à m’échapper. Je veux refléter les lueurs. Briller à ma juste valeur.

Les lunettes commencent à glisser sur l’ arête d’un nez. L’ongle noirci d’un doigt interrompt la tentative de fuite. Dans les verres, une image bleutée vante les bienfaits de vacances au soleil.

TELEOBJECTIF (aux lunettes) : Dis moi ce qui se cache derrière tes reflets.

LUNETTES : Des yeux invisibles et honteux. Moi, je suis aussi fine qu’un cristal. Je veux mieux.

La masse se redresse et s’appuie sur la porte.

PORTE (furieuse) : Ne me touche pas ! Tu abîmes ma transparence ! Alerte ! Une opacité agresse ma limpidité !

TELEOBJECTIF : Je veux le regard de ce clochard de boulevard.

PORTE : Fermez les serrures, barrez les battants ! Un intrus s’attarde sur mes flancs. Voleur de pas de portes !

POUBELLES (en chœur) : C’est une chose déjà morte. On ne peut rien en tirer.

Une paume se tend vers le téléobjectif.

TELEOBJECTIF : La chose est vivante.

POUBELLE JAUNE : Quelle importance ? Elle n’est d’aucune utilité.

La paume s’avance comme pour serrer une main. Les lunettes glissent à nouveau le long du nez. Elles tombent. La masse les ramasse et les remet.

TELEOBJECTIF (à la masse) : Permet moi de te rencontrer.

La tête s’anime. Une lueur envahit le regard posté derrière les lunettes. La bouche s’étend. Un sourire se forme. On aperçoit un flash à travers la porte vitrée.

TELEOBJECTIF : Te voici devenu cliché. Recyclé en œuvre d’art, immortalisé. La photo révélera ton humanité.

POUBELLE JAUNE : On recycle aussi le papier.

Rideau.

Photographie d’Albert Facelly