vendredi 5 mai 2023

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Philippe Grand

Extrait de Sur Idéal, 2019, inédit

, Philippe Grand

Tout objet intellectuel qu’on produit serait-il le moulage du vide intérieur ?

Sur le vide

A

 

En peine sur le texte en cours comme jamais sur un — mais je suis oublieux –,
hier j’ouvre, plus par désœuvrement qu’animé d’une intention précise, sur sa première page le cahier d’écolier commencé en même temps que lui (le second d’un lot de 5 anciens comme neufs ramené des Puces il y a 2 ou 3 mois, en couverture (bleue pour celui-là – il restera deux rose et un autre bleu) un grand idéal * (typo années 40 ou 50 bas de casse, lettres creuses, un énorme accent aigu sur le é et au bas du l final un trait ornemental imitant mal une signature) et lis le tout premier bout, sous rature :

        Phase de repos.

        C’est de ces mots que l’épuisé

        habillera son vide dans le monde.

 

Je vois sur la même page vite apparaître je, dès la quatrième ligne :

        J’habille mon vide du mot repos

 

– c’est lui qui a biffé.

 

Suivent 17 autres lignes pleines constituant ce qu’en page 2 j’appelle une

« phase d’amorces courte mais efficace », phase à l’issue de laquelle

j’affirme sur la même 2 avoir vu le texte-à-écrire.

 

* Idéal. Je regarde la 3e acception du Littré : « Assemblage abstrait de perfections dont l’âme se forme l’idée, mais sans pouvoir y atteindre complètement. » Et si, sur la couverture du cahier, Idéal était plutôt qu’une marque le nom de l’objet qu’il est ? J’ouvrirai un idéal, pour y écrire.

 

 

 

B

 

A c’était vendredi, en B je suis lundi.

Quelques corrections sur A dans l’intervalle et hui même

 

        (ainsi je supprime le passage où je disais avoir fait, avec la promesse bidon d’« aller au plus

        court », de « couper dedans pendant l’écriture plutôt qu’après-coup », muter Lassitude

        — qui s’inquiétait de la longueur pressentie du texte « vu » (20-30 lignes) —,

        en Incapacité-à-ordonner, car ce n’est pas tant d’avoir cherché à lui vendre ma manière

        habituelle de procéder comme une nouvelle qui eut cet effet, pour l’avoir pour ainsi dire

        vexée, que ma tendance contraire, mutagène en elle-même, à farcir en injectant Contexte

        et Autocommentaire, Nuance et Question-sans-réponse)

 

mais tarde le bénéfice escompté du pas arrière, ne s’opère pas le changement d’axe supposément vertueux.

 

Il est clair que j’ai mal vu en A, sous-estimé la difficulté d’articuler.

Je l’ai déjà rencontrée souvent cette, et presque toujours résolue brutalement, en laissant en l’état

        (de nombreux cas, diversement modulés dans le <corpus> – bien difficile d’utiliser ce terme         après Danielle Mémoire, mais pour autant devrais-je, alors qu’il convient, m’en priver ?).

Pourquoi cette fois aspiration à construire ? Pourquoi cette fois tant de mal à accepter mon désordre ? Moins sûr de la véridicité ? De moi ?  

 

Demain C.

Demain je donne le chantier.

 

 

C

 

J’ai

un vide

 

que j’appelle

mon vide.

 

 

J’ai

                sans savoir dire à l’intérieur

                de quoi il est

un vide

 

que j’appelle

                car un n’en est pas un autre

                et il n’est pas celui d’un autre

mon vide.

 

                Personne ne le connaît que moi.

                Chacun a peut-être le sien, qu’il est de même seul à connaître,

                mais c’est le mien qui m’intéresse

                ce n’est que du mien que je veux dire ou le tenter.

 

 

Il se dilate et contracte, se comprime et gonfle, s’expanse et se rétracte à sa guise, sur un rythme du moins qui paraît lui être propre et sur lequel je n’ai pas prise

 

        et dans un milieu si mal défini que non seulement sa rétractation ou sa dilatation ne peut

        être dite l’effet d’une dilatation ou rétractation antagoniste ou symétrique, mais qu’il faut        

        l’envisager, si cela se peut, comme un vide dans rien, une sorte de trou autonome et qui a

        son identité propre.

 

L’actuelle situation du moins est celle-là : il est gonflé et, dans cet état, se fait sentir, se fait souffrir comme un.

 

(Perte d’élasticité comme d’un caoutchouc cuit.

Son rythme contraction/dilatation plus lent, et il ne se comprime plus autant surtout.)

 

 

Pour lui donner sens en ce froid et venteux mai 19

je l’habille

        (sur le papier car, à part moi, ne fais que le ressentir)

 

du mot repos, des mots se recharger, récupérer, se remettre

 

je puise, pour m’expliquer toute cette place qu’il prend,

dans la garde-robe des causes et des états

 

: parce que je me suis vidé

        – oui, c’est sûrement ça, me suis vidé.

 

 

Je ne me plains pas de l’avoir été par quelque action d’autrui ou environnement néfaste : l’habillage est uniquement pour me rassurer : la sensation de vide atteste que j’ai fait – elle passera.

 

Mais c’est un habillage : je suis plus vide que si je m’étais moi-même vidé – et le reste.

 

 

        Tenter d’écrire sur lui alors qu’il est enflé, ce serait

        pour le réduire

        mais il n’y a pas de pire moment.

                (Mais le pire moment n’est-il pas aussi le meilleur ?

                Quand il se remplira mon vide, je l’aurai perdu.)

        C’est essayer de le remplir alors qu’il doit lui-même se remplir – car c’est ainsi et seulement         ainsi qu’il disparaît

                (c’est quand il est contracté que j’écris, ou c’est alors qu’il  a des mots en lui qu’il                 est contracté).

 

 

        On ne peut guère dire de la sensation de vide puisque

        se produisant précisément elle ôte la capacité d’en dire

        (au point que, à l’inverse, c’est cette suspension de la capacité d’en dire

        qui crée le sentiment de vide intérieur).

 

 

        Je voudrais dire de mon vide intérieur mais

        ni uniquement pour m’en plaindre

                (même si je ferai saillir ce qu’il a de pénible)

        ni pour le verser à quelque spirituelle sagesse

                (Hermès, n° 6, 1969 (« Le Vide. Expérience spirituelle en Occident et en Orient ») :

        une somme qui ne me sert à rien) :

        je veux analyser à chaud comment il fonctionne.

 

 

        (Mon vide – intérieur est pléonastique – n’a que peu à voir avec ce que la nosographie         psychiatrique décrit sous ce terme. Ce n’est pas qu’une question d’échelle, ce n’est pas un         “petit” vide.

        Sa source n’est pas une carence affective, il ne me semble pas trait de personnalité         schizoïde. Une marche entre psycho et physico.)

 

 

C’est un vide inactif que j’habille : je sais que mon vide n’est pas un

moins-quelque-chose, mais chose active

        (et à la fois, que même de mode actif, un vide reste un vide).

 

        (Bien sûr que je me paye de mots à dire actif un vide.

        Bien sûr que je me paierais de mots à affirmer que c’est monvide

        qui a produit monœuvre.

        Mais dans le texte futur que je vis une fois la phase d’amorces

        passée, il y avait ça : une reconnaissance de dette envers lui.)

 

 

Mon vide aurait deux modes :

inactif/dilaté (et habillé) et actif/contracté (et rempli, soit disparu).

J’entends par actif ceci, de paradoxal : il se laisse remplir de mots, au point de se confondre à eux et de n’être plus identifiable.

 

Mais il y a dans l’actif/contracté que l’on ne reconnaît pas comme vide,

un souvenir, une empreinte, le fantôme de sa forme dilatée.

 

 

Dilaté, ou comme dilaté

c’est comme si mon vide rognait sur certaine épaisseur

aussi me vient-il de lui opposer la rétractation comme récupération de celle-ci, que je me représente protectrice.

 

 

L’opposé du sentiment de vide intérieur : la plénitude ?

Mais de quoi alors est-on ou se sent-on plein ?

 

 

Un vide qui se remplit de la même matière que ce qui l’entoure se contracte, jusqu’à se résorber.

 

 

En quoi est fait ce qui entoure le vide ressenti ?

Il y aurait une forme, et la sensation de plénitude se produirait comme un plus sur la face interne de celle-ci… Mais dans quoi cette forme ?

 

 

Admettons un espace qui serait <l’intériorité>, dans lequel se formerait une bulle. La physique naturelle et ses lois obligent à se figurer le vide sous la forme la plus économique qui soit : sphérique. Pas de vide cubique.

 

 

Quand on se sent vide, quelle représentation se fait-on de ce vide ?

Quelle forme ? En a-t-il même une ? N’est-ce pas plutôt absence de forme que l’on ressent, et précisément telle ce que vide intérieur nomme ?

Se sentir vide, vidé : une expérience que chacun a fait.

À chaque fois, le sentiment aurait une même forme ou une même absence de forme – mais une absence de forme se peut-elle reconnaître ? – et c’est elle que chacun pourrait identifier comme son vide, soit une sorte d’empreinte, dans l’intériorité, laissée par une première expérience (?) et renforcée par les suivantes.

Et j’essaie de concevoir que cette empreinte, cette forme-fantôme se retrouve dans ce qu’on fait, dans tout ce que l’intériorité produit d’elle au dehors…

 

 

Tenté de dire : Sa forme distingue mon vide.

Mais qu’est-ce que la forme d’un vide ? Qu’est-ce qu’une forme invisible,

intouchable ? Qu’est-ce qu’une absence de forme ayant une forme ?

 

(Voir du côté de la sculpture négative d’un Bruce Nauman ou après lui d’une Rachel Whiteread.)

 

Bruce Nauman
A Cast of the Space Under My Chair (1965-68)

 

 

Il y a eu en art et en architecture des exemples de matérialisation du vide.

Chez Luigi Moretti, conception du volume intérieur comme un volume transparent possédant sa propre volumétrie et son identité propre, chez Rachel Whiteread, solidification de l’espace vide comme « copie inverse et interne » de l’objet réel, ou, quand il s’agit de reproduire l’espace entourant un objet, décision quant à la quantité d’espace à solidifier autour.

Je lis à propos des œuvres de RW : « simulacre négatif », « oxymore ».

Une absence de forme sous la forme d’une forme et que l’on obtient artificiellement, en forçant l’apparence.

Dans le cas RW (et BN) avec le vide sous la chaise, il y a un biais : c’est un vide sous un tabouret.

 

 

Sur la forme du vide.

- Moulage d’un volume (façon basique) : on coule une matière dans un vide défini autour de lui par un coffrage. On ne le noie qu’à demi dans cette matière de façon à l’en extraire facilement, aussi doit-on répéter l’opération pour avoir le moulage des deux faces. Ressoudée, la matière coulée dans les deux moules restituera le volume initial dans cette matière. (La finesse du moulage dentaire.)  

- Ou l’objet est creux : couler une matière dedans permettra d’obtenir la forme du vide intérieur (Ant Sculpture – voir l'illustration en début d'article).

 

        (J’aurais aimé réaliser une transposition sur le plan mental des tentatives artistiques ou

        sculpturales de matérialisation du vide mais rencontre les problèmes technico-logiques

        rencontrés par celles-ci).

 

 

C’est en remplissant un vide que l’on connaît sa forme.

 

Le vide intérieur, sa forme est donnée par ce qui s’y coule, les mots qu’il accepte.

Tout objet intellectuel qu’on produit serait-il le moulage du vide intérieur ?

 

Sa forme dit la forme de ce vide, lequel disparaît dans l’opération.

 

Le texte comme prenant la forme de l’absence-de-texte ?

Mon travail d’approche serait-il alors de définir/dessiner au plus près celle-là, le texte venant ensuite se couler dans ce moule ?

 

Je vois tout à travers mon vide. C’est une optique.