mardi 21 août 2012

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« Au fond de cet œil d’eau sans bords »*

Peuple hors-saison II

, Jean-Marc Hémion

Ces lignes esquissent la poursuite d’un bref texte commandé par Serge Bouvier, président du « pôle artistique et culturel Angèle Vannier » organisateur, depuis des années, de « saisons culturelles » et collaborateur de « l’association du Coglais pour le développement économique, social et culturel » ; la commande était effectuée à l’occasion du « Printemps des Poètes 2012 » et, plus précisément, d’une fête pour la reconnaissance officielle de Saint-Brice-en-Coglès comme « Village en Poésie ». Le poète des « Saisons » - « Je veux bien que les saisons m’usent » - inspirait alors la relecture d’un essai de Jean-Christophe Bailly – Le Dépaysement (Voyage en France) – dont un chapitre médite Charleville et son « paysage » comme « le pays de Rimbaud en allé, de Rimbaud parti ».

« Peuple hors-saison », le titre, fait signe, à partir d’un projet d’ « éducation populaire », vers une condition territoriale que structure le désancrage ou, pour reprendre le vocabulaire de Jean-Christophe Bailly, le « déscellement » d’un peuple « effiloché, un peuple désaccordé, désœuvré, qui ne croit pas en lui-même », et veut inscrire le combat spirituel, « aussi brutal que la bataille d’hommes » (Rimbaud, « Adieu » dans Une Saison en enfer), dans une « géographie spirituelle » infiniment inquiète, toujours « dépaysante », comme aux alentours de Charleville sur une terre telle « qu’il n’y ait plus rien qui puisse annuler le silence de cette campagne enlisée couchée sous le ciel et sous le vent comme n’importe quelle autre, mais qui est celle-là, non pas certes le « pays » ou la « terre » de Rimbaud – une telle réassignation à résidence serait une erreur de jugement – mais le pays de Rimbaud en allé, de Rimbaud parti ». Ainsi, se propose une marche hors-saison - « point de cantiques : tenir le pas gagné » (« Adieu ») - formant une géographie des départs, de paysages sans résidence populaire et de départs « habités » comme le sont les voix du cante jondo ; ainsi, se situent les conditions en zone de désertion, et hors temps assigné et régulièrement éprouvé, hors temps tout court, se dépayse le salut populaire et s’endure les danses du déménagement.

Une géographie des départs s’essaie comme écriture de la terre, écriture telle qu’elle inscrive son tracé dans des mouvements d’arrachements et non de resacralisation des dessins perdus ; une écriture qui rompe avec la célébration des issues réconciliatrices et des sorties victorieuses à la faveur d’une mémoire des « zones » et des « trous » (« Au fond de cet œil d’eau sans bords »), mémoire qui situe ancrage et embourbement, géographie qui reprend sans espoir de retour ou de coïncidence spirituelle un procès de désertion disposant formes et variations paysagères.

Une mémoire-situation déterminait l’inquiétude devant l’équivoque succès d’un « village-étape » décoré comme « Village en Poésie », devant le risque que la décoration ne réduise à l’unité charmante d’un décor stabilisé une condition sociale s’éprouvant dans l’étude du monde dont l’ordinaire nous absente. Faut-il avoir combattu, littéralement, pour l’étude de la poésie contre la scolarisation du poème et la folklorisation de « zones rurales excentrées » (Serge Bouvier), pour une réactivation de la langue habitée, pour « un compte tenu des mots » et un « parti-pris des choses » (Ponge), et finir comme site intéressant dans le paysage garanti par l’État ? On peut certes suggérer d’identifier le statut de « Village en Poésie » comme reconnaissance, par l’universel concret, d’une réappropriation par un peuple de ses conditions et lieux déterminés et proclamer ainsi le succès d’une « éducation populaire » ; on peut tout autant mesurer cette issue à partir du déscellement ou « désœuvrement effiloché » qui fait vaciller, hors de la subjectivité dont il était l’institution rousseauiste, hors de la temporalité régulière qu’il se constituait et que les saisons n’usaient pas, le peuple qui s’appelle dans l’étude. Se répète alors, non le chant de retour de qui revoit de son village fumer la cheminée, mais l’adieu, « d’une ardente patience », l’adieu comme désenchanté du poète qui, sans cantique, tient le pas gagné de son combat spirituel et salue : « L’automne déjà ! - Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, - loin des gens qui meurent sur les saisons. » (« Adieu »).

L’étude « engagée à la découverte de la clarté divine » chante, dégrisée, l’automne hors-saison sans perpétuer la métaphore d’un « éternel soleil », et abandonne jusqu’aux regrets dans une nouvelle étreinte : « Moi ! Moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan ! » (« Adieu »). Le paysan de l’adieu ne dessine aucun paysage d’évasion et son poème se forme de tracer et d’incarner un départ pugnace ; le tracé en question ne tend vers aucun idéal – c’est le paletot qui est idéal – mais vers le sol, la réalité rugueuse et le « pays » rimbaldien, tel qu’il se présente dans Une Saison en enfer (dont le titre fut d’abord « Livre païen ») enserre celui qui s’en tient au départ, tient résolument sur le départ et appelle au départ : Qui s’appelle dans la lecture du poème ? Vers qui le poème part-il ?

« Païen », le livre aurait pu se lire en appel à la constitution d’un « pays » que le « paysan » incarnerait fournissant, ipso facto, la figure d’un peuple que son champ inscrirait dans une géographie spirituelle, un territoire des cultures et de leurs visées. Or, ce titre abandonné au profit d’« Une Saison en enfer » pour libérer une épreuve de l’abandon, Rimbaud ne propose ni ne trouve refuge dans la science (« La race inférieure a tout couvert – le peuple comme on dit, la raison ; la nation et la science. »), ni dans l’Évangile (« L’Esprit est proche, pourquoi Christ ne m’aide-t-il pas en donnant à mon âme noblesse et liberté. Hélas ! L’Évangile a passé ! L’Évangile ! L’Évangile. », « Mauvais sang ». Abandon du pasteur soucieux de son peuple et distance à l’égard de l’âge démocratique de la science : « Ma journée est faite ; je quitte l’Europe. » L’Europe, figure spirituelle de la géographie de Valéry à Husserl, n’est pas laissée au profit d’un pays enchanté, d’une utopie sans histoire ou d’un recours spatio-critique ; mais l’adieu laisse un départ et un appel, un silence et une chute, un paysage enlisé. Ce reste coïncide-t-il alors avec l’élan, irréductible à toute figure populaire qu’il emporte, de l’ « Internationale » dont déclarations, manifestes et adresses sont contemporains du poème rimbaldien ? Le paysage ouvert serait-il celui, industriel, des villes crépusculaires et révolutionnaires, d’un avenir prolétarien ?

Si l’élan rimbaldien, au rythme accidenté, demeure élan par-delà le siècle qui le sollicite et si son appel demeure injonction populaire par-delà le passage de l’avenir (prolétarien, plébéien, multiple, peu importe la victoire par lequel l’avenir réduit ce qui l’excède), ce n’est pas en coïncidant avec le triomphe spirituel et démocratique de la science mais en répétant résolument l’épreuve d’un abandon et d’un décentrement, à l’ère de la circulation dans un procès de mobilisation sur le marché mondial.

Ce que le marché touristique a pour fonction collective et individuelle d’enchanter sous forme de paysage, le poème aurait pour tâche, et non cible assignée, de l’étreindre sans illusion. À ce jeu salutaire, se ruinent les peuples folkloriques (et toutes les variantes, des plus scélérates aux plus insignifiantes, du « folk », « Volk », peuple populiste....) et s’endure la dispersion ou l’éclatement d’un concept ou sentiment, c’est-à-dire aussi d’un territoire, d’une tête et d’un combat. Le « dèmos », rappelle Benvéniste, « concept territorial et politique, désigne à la fois une portion de territoire et le peuple qui y vit » ; et c’est cette unité et cette liaison qui se morcellent lorsque s’accélèrent et se déprécient à la fois les déplacements de populations et les remembrements du sol, affaiblissant le sentiment de commune condition sociale et formant le territoire perçu comme dispersé de ces isolements. Le « laos » (l’autre mot que nous traduisons par « peuple »), dont la laïcité véhicule faiblement les significations, renvoie à la relation personnelle d’un groupe d’hommes avec son chef et à la communauté guerrière : Quel laos se préserverait dans un combat sans chef ni cause commune ? « Village en Poésie » dit plus le désarroi studieux d’habitants écartés que la poésie ne doit chanter le pays pittoresque ou la misère vindicative : cette situation poétique est aussi celle d’une désertion qui fait paysage, structurant présence et mémoire.

Les pays désertés appellent leur mémoire : démystification historico-économique d’une poésie dissimulatrice ? Poésie de l’avenir contre ruine du capital ? Mémoire du non-retour pour banlieues sans ville ?

Sir Athur Young

Agronome et homme de lettres, Sir Arthur Young faisait passer dans l’écriture de ses Voyages en France, à la veille de la révolution française, un paysage dont la vue était soutenue par une consternation savante devant, par exemple, ces grands seigneurs très riches de Saintonge - « Et tous les signes que j’ai vu de leur grandeur, ce sont des landes incultes, des déserts, des fougères, des bruyères » - : la lande est aperçue comme la misère retirée, la fougère et la bruyère comme l’épanouissement de l’abstraction économique et politique, la désertion cynique par une élite que protège une forteresse de préjugés. Loin d’inviter à la rêverie romantique sur fond de landes incultes, le regard du voyageur est subordonné à une question sur la tonalité affective de l’abstraction dominante : « Jusqu’à Combourg, le pays a un aspect sauvage ; la culture n’est pas plus avancée, au moins pour le savoir-faire, que chez les Hurons, ce qui paraît incroyable dans un pays de clôtures. Les gens sont presque aussi sauvages que leur pays (…).

Château de Combourg

Il y a un château, et qui est habité. Quel est donc ce Monsieur de Chateaubriand, le propriétaire dont les nerfs sont assez solides pour séjourner au milieu de tant de saleté et de misère ? ». Le sentiment romantique du paysage sauvage ne serait-il que le fruit de cette apathie habitant fougères et bruyères, surplombant misères et tourbières ? Le fils poète de ce seigneur au cœur insensible édifiera une œuvre d’habitant embrumé et nostalgique, après une agitation historique brillante, et cet édifice ne se distinguera de celui de tel théâtre - « Dès mon arrivée à Nantes, je vais au théâtre (…) : Mon Dieu ! M’écriai-je en moi-même, est-ce à un tel spectacle que conduisent les landes, les déserts, les bruyères, les genêts et les tourbières que j’ai traversés pendant trois cents miles ? Par quel miracle toute cette splendeur et cette richesse des villes de France n’a aucun rapport avec l’état des campagnes ? » - que par un sentiment de la fragilité travaillé par une conscience d’infini. Les landes signifient, pour le regard de l’écrivain agronome, la misère d’un peuple aux limites de l’hébétude et, pour le vieil aventurier devenu jeune romantique, le recueil de la nostalgie, le ressort d’une exaltation infinie : ce que la poésie des paysages de landes dissimule, la science historique de de la désertion en permettrait-elle la reprise populaire ?

Théâtre de Nantes

Ce qui est perçu comme lande désertique n’est pas séparable d’une conception que l’indignation agronomique formée par l’histoire tourmentée de l’agriculture anglaise, pas plus que la conscience romantique de l’espace infini de la liberté, favorisée par la retraite historique, ne parviennent à élaborer de façon déterminée. L’interprétation par Marx, dévoreur de poésie et de littérature, de la misère des campagnes, relève, non sans distraire des paysages accidentés de la précarité humaine au nom de la mobilisation glorieuse d’une histoire prolétarienne, d’une théorie du capital autant que d’une poésie de l’avenir. Il s’agirait, d’abord, du recueil théorique du capital, d’une récapitulation de l’époque marchande et de pénétrer un « secret », celui de l’ « accumulation primitive », sans la manifestation duquel la transformation de l’argent en capital et en plus-value et en capital demeure impénétrable et fascinante : « En fait, les méthodes de l’accumulation primitive sont tout ce qu’on voudra hormis matière à idylle ». L’écriture du secret doit rompre avec la poésie amoureuse champêtre comme avec l’économie de la nature humaine éternelle et dévoiler ainsi la violence séparatrice (masquée par l’idylle de Villages en Poésie), la violence inhérente à cette nécessité que « les moyens de production aient déjà été arrachés sans phrase aux producteurs ».

Une « violence sans phrase » se recueille et s’interprète dans l’histoire théorique de l’expropriation, au début du XVIe siècle en Angleterre, de la population campagnarde dont le territoire juridique est annulé par une rationalité productive de clôtures et la concentration, la diffusion et la circulation fournissant « à l’industrie des villes les bras dociles d’un prolétariat sans feu ni lieu ». L’interprétation scientifique de la circulation du capital passe par celle de l’institution des clôtures, pénétrant un « secret », libérant une promesse qui trouverait sa formulation dans la poésie urbaine. Le passé du capital résiderait dans l’institution violente d’un paysage de clôtures ; l’avenir de la clôture résiderait-il dans la libération d’un paysage de villes crépusculaires ?

Cette poésie urbaine dont Marx espérait qu’elle romprait avec les timides répétitions comiques du passé en inventant sa propre langue pour un retour du présent sur lui-même tend toutefois vers la ville transparente, un pur champ de temporalité infinie, et ne renonce au tourisme ainsi qu’aux indignations savantes de la littérature que pour une urbanité sans reste, sans nostalgie timorée certes, mais aussi sans égard pour l’espace résiduel de banlieues sans villes. Non que la poésie de l’avenir soit indifférente aux ruines et aux spectres dont il a été montré, de Benjamin à Derrida, que, pour Marx, ils doublent le texte de la rationalité historico-critique, mais plutôt du fait d’une résistance à toute mémoire du non-retour telle qu’elle s’esquisse chez des chroniqueurs essayistes qu’on réduirait à tort au statut d’écrivain pittoresque de la mémoire régionaliste.

Ce serait simplement manquer l’importante réplique de la mémoire aux mutations de la paysannerie, à la disparition du paysan et de l’agriculteur au profit d’un groupe professionnel de moins en moins attaché à la glèbe et, démographiquement ultra-minoritaire, de plus en plus adapté au machinisme et à la rationalité des études de marché, de sorte que l’idylle et le thème virgilien du bonheur agreste s’effacent devant l’aménagement paysager (La Fin des paysans de Henri Mendras). Le paysage ménagé ne relève alors, à son tour, ni de la persistance du retour des saisons, retour plus ou moins pédagogique pour la succession des générations, ni du décor divertissant favorisant l’apaisement des sociétés-machines et l’oubli d’exodes pénibles.

Du reste, au peuplement des villes pré-industrielles par l’émigration paysanne, à l’exode de masse vers les villes industrialisées, succède, selon Mendras, la mobilité de villes globales. Que reste-t-il alors, au-delà des différentes configurations techniques du tracteur et de l’usine, d’une séparation entre le temps du calcul et le paysage du retour ? Une zone incertaine que l’essayiste et romancier de la « mémoire des vaincus » repère moins chez les victimes libertaires de l’internationale transparence des villes que chez les paysans exposés aux variations météorologiques plus qu’à la régularité des saisons et à la boue plus qu’au charme du bocage ; paysans balayés avec le pays façonné par la culture des champs, ombres historiques entourées de poulets hors-sol dans des bourgs transformés « en une sorte de banlieue qui, détachée d’une ville invisible, serait partie à la dérive » (Les Coquelicots sont revenus, Michel Ragon). C’est bien, même si le mot n’est pas de Michel Ragon, un « dépaysement » qui s’effectue là où, dans une zone incertaine, la misère des oubliés du marché coexiste avec les expédients et les fraudes des sans-domicile revenus de la ville.

Revenus où ? Loin des solidarités urbaines et des harmonies bucoliques, nulle part à la vérité, sous forme d’ombres, de zombies de l’économie clandestine et de travailleurs industriels épuisés fondus dans le paysage déserté.

L’étude, adressée à ce qui n’est pas encore « populaire », des paysages désertés inscrit ceux-ci dans une histoire qui les destinerait, selon la poésie de l’avenir (qui liquide la superstition à l’égard du passé), à la pure libération énergétique du temps urbain : S’agit-il encore d’un paysage, lorsque se dissolvent les choses dans le courant de la vitesse ? Demeurent ceux qui « reviennent », les uns pour se protéger des violences de la ville, en un « retour » qui substitue friches et caches aux champs cultivés antérieurs, les autres, par Mémoire poétique qui endure la zone de non-retour dans le retour. Si le « Village en Poésie » ne se dresse pas pour la seule déploration de banlieues à la dérive et la dissimulation par vagues aménagements paysagers, c’est parce que la poésie endurée laisse être une géographie spirituelle : laquelle ? Une géographie de l’adieu, du départ, que rythme une restitution poétique au sol « dépeuplé » : Ce tracé procède-t-il de la mémoire d’une désertion ? Celle-ci, loin d’osciller entre la poésie des landes et l’indignation rationnelle devant l’insensibilité aristocratique, ou de passer de la violence des landes à la poésie de l’avenir, ne lie-t-elle pas le retour de la mémoire à la formation d’une zone de non retour ?

Le poème qui restitue au sol dépeuplé ménage un dépaysement en commémorant des « trous » de départ, des ouvertures invisibles irréductibles aux clôtures utopiques, des zones d’exposition hors-saison où s’endurent et se dansent nos déménagements.

Le dépaysement peut dépasser le simple divertissement et l’on substituerait alors à la diversion par la vision apaisante ou étourdissante d’un territoire, non la visibilité finie d’un phénomène pré-urbain, d’une proximité pré-réflexive soustraite à l’indifférence de la conscience naturelle pour laquelle tout va de soi, revient au même et, surtout, ne se constitue pas dans une ouverture orientée formatrice d’un sens inépuisable, mais plutôt la trouée d’une invisibilité désorientée, ce trou, « au fond de cet œil d’eau sans bords », de la mémoire rimbaldienne qu’il faudrait alors opposer aux tentatives d’empaysement de l’industrie culturelle. Le « trou », la zone incertaine de non-retour, dessinée par les trouées poétiques, correspondrait alors au « dépaysement » que Jean-Christophe Bailly repère là où le connu semble passer ailleurs ou bien là où l’on tend vers l’ailleurs que les lieux connus, en un tremblement de toute présence et de toute résidence que le voyageur peut éprouver à Charleville et dans les alentours, à Roche près de la ferme – une ruine désormais – où s’écrivit Une Saison en enfer et qui demeure « le pays de Rimbaud en allé, de Rimbaud parti », et non retrouvé, restauré, re-présenté.

Charles de Gonzague, Duc de Nevers & de Rethel

Dans son Histoire du Paysage français, Jean-Robert Pitte rappelle que Charleville fut fondée en 1608 à partir d’Arches (400 habitants) par Charles de Gonzague, Duc de Nevers et de Rethel, pour sa plus grande gloire et pour satisfaire, comme d’autres, le rêve « d’exercer des pouvoirs absolus de prince éclairé sur des territoires débarrassés des archaïques contraintes féodales », et que la ville utopique ne doit, contrairement à d’autres, d’avoir survécu à son devenir fantôme, après la mort du bâtisseur, qu’à « la proximité de l’industrieuse Mézières » : la clôture urbaine d’un dernier rêve de renaissance se défait donc au rythme de la génération politique sans, toutefois, laisser devant un pur néant ou favoriser un retour à la petite forme antérieure de rassemblement populaire et d’organisation culturelle du territoire. Au lieu du peuple dont fut tentée, au début du XVIIe siècle, l’installation comme « socle » d’une « statue », comme institution spatiale inaltérable faisant rayonner une puissance directrice capitale, au lieu de l’inscription infiniment répétable dans un territoire, un déplacement qui reprend, une défection qui dépeuple, un retour sans coïncidence avec l’antérieur.

Ce retour dépeuplé forme l’ouverture d’une invisibilité désorientée qui ne relève ni du paysage qui dépayse en divertissant, ni du paysage qui constitue la première ouverture vers l’accès à l’« arche-terre », où se forme l’infinité phénoménologique selon Husserl.

Vue de Londres, Canaletto

Nul paysage pré-réflexif ne se dévoile donc au terme d’une enquête sur le « sol » de toute visibilité, de toute « vue » (« veduta » ne sera que tardivement remplacé, en italien par « paesaggio » emprunté au français) ; nul « peuple » authentique n’affirme sa communauté de sens dans un retour à l’originaire : la poésie « rendue au sol » découvre une zone hors-saison.

Paysage avec les funérailles de Phocion, Nicolas Poussin

Cette « zone » ou « trouée »ne s’inscrit pas comme nouveauté moderne dans un temps naturel ou culturel et les « paysages » les plus apprivoisés de l’histoire poétique, paysages presque contemporains des dernières renaissances utopiques urbaines, témoignent, au-delà d’une harmonie néo-stoïcienne de la nature à mesure humaine et de l’humanité confiante dans les puissantes articulations du cosmos, au-delà même d’une expérience relative au temps orienté du salut, d’une inquiétude devant les proliférations organiques insensibles et face à l’engloutissement à venir. « Paysage avec les funérailles de Phocion » et « Paysage avec les cendres de Phocion » de Nicolas Poussin [Phocion (402-318), général et homme d’État, partisan du régime oligarchique, fut injustement condamné à mort à la suite d’une accusation vengeresse par les chefs du parti démocratique ; son corps fut banni d’Athènes] soulignent une apparente puissance univoque du cosmos contrastant avec le recueil clandestin de l’humanité vertueuse à l’écart de la ville inconstante et corruptrice redoutée par un contemporain lucide des deux Frondes, d’une instabilité politique grandiose et menaçante à laquelle il est difficile de se soustraire pour contempler à son aise.

Paysage avec les cendres de Phocion, Nicolas Poussin

Nicolas Poussin, aux tendances néo-stoïciennes, est au fait de « la bêtise et l’inconstance des peuples » (à Chantelou, le 19 septembre 1649) et si le poète de la peinture - « C’est une imitation faite avec lignes et couleurs en quelque superficie de tout ce qui se voit dessous le soleil, sa fin est la délectation » - ne s’étonne nullement de cette inconstance des peuples, est-ce parce qu’il s’appuie sur la régularité cosmique des saisons ?

Le printemps, Nicolas Poussin

« Les quatre Saisons » réalisées entre 1660 et 1664 pour le Duc de Richelieu font coexister, en apparence, la régularité stoïcienne d’une « grande année » et de ses « saisons » avec les thèmes bibliques de la tentation au Paradis (printemps), du travail généreux et modeste avec Booz et Ruth (été), de la Terre promise (automne), du Déluge effrayant, enfin, avec l’hiver dont le terrible n’est pas affaibli par le probable retour du printemps, retour insuffisant pour rassurer ceux que les saisons usent.

L’été, Nicolas Poussin

Le printemps n’est pas le salut et celui-ci ne se conçoit, peint et dit, que hors-saison ; l’inquiétante étrangeté des paysages de Poussin favorise alors les gestes clandestins de recueil des bannis et de leurs cendres. Ne sommes-nous poétiquement rendus au sol que pour endurer les bannissements ?

L’automne, Nicolas Poussin
L’hiver, Nicolas Poussin

Ce qui sauve, cette « découverte de la clarté divine » dans laquelle s’engage le poétique, ce « sol » auquel, paysans, nous sommes rendus, s’indique sans méthode et sans pasteur - « Hélas, l’Évangile a passé ! » - et les zones d’exposition hors-saison se tiennent d’un « dépeuplement », non celui que favoriserait l’exode rural, mais ce mode d’être dont le souci bio-politique (constitué, selon Foucault, par le modèle pastoral du soin pour la vie de chacun) ne parvient pas à rendre raison puisqu’il consiste moins à vivre la vie qu’on lui laisse vivre au nom de la raison, la nation et la science, qu’à être, comme on dit parfois, vivement « sur le départ ». Pareille disposition peut bien prononcer son adieu et préparer sa disparition dans une ferme comme celle de Roche où le « Livre païen » devient « Saison en enfer », le pays de Rimbaud ne se constitue pas pour autant de marques de sa résidence et la ferme ruinée signale tout au plus l’endurance de l’absent.

On objectera à toute généralisation par le « dépaysement » que le « départ » est une singularité rimbaldienne et que d’autres lieux peuvent coïncider avec le retour consistant de tel ou tel auteur qu’ils permettent de glorifier par commémoration touristique et on ajoutera qu’être, c’est habiter : « Être-au a si peu en vue un « au-dedans de » s’appliquant spatialement à des étants là-devant que « au » [all. in], à l’origine, ne signifie pas du tout une relation spatiale de cette sorte ; in vient de innan, wohnen, habitare, séjourner ; an signifie « je suis habitué, je suis en familiarité avec, je cultive quelque chose », il a la signification de colo au sens de habito et diligo » (Heidegger, Être et Temps). La formule heideggerienne distingue deux rapports, « catégorial » et « existentiel », à l’être spatial et, ce faisant, sépare bien l’habiter, habitude et familiarité, de l’« être au-dedans de », au point que le cultivateur - « je cultive quelque chose » - est aussi celui qui « séjourne », ce qui n’est pas incompatible avec le départ. La ferme, un nom, selon Heidegger, pour ousia, étance, est donc la forme d’un séjour, de l’endurance d’un départ et jamais une métaphore du « temps » ; le « pays de Rimbaud en allé » ouvre alors sur l’invisibilité du déménagement poétique indissociable de l’être-là comme séjour, c’est-à-dire possibilité irréductible de départ. Séjourner, c’est passer mais pas en touriste.

Si l’endurance du départ, distincte du voyage divertissant, inspire, en poétique de l’adieu, le « dépaysement », c’est parce que les lieux hantés par Rimbaud sont dispensés par « déménagement », autrement dit par déplacement parfois difficile à repérer mais inséparable de la culture poétique que le poète paysan développe sans les stratégies que ménagent les « managers » de l’industrie culturelle, sans le support des gestes traditionnels du labour ou de la forge : reste un paysage de trous d’eau, « Mon canot, toujours fixe ; et sa chaîne tirée / Au fond de cet œil d’eau sans bords, - à quelle boue ? ». Le départ paysan ne laisse pas à proprement parler un paysage mais une trouée boueuse qui marque l’étude poétique dont on aurait tort d’écarter ceux qui séjournent dans le dépeuplement et signifient ce séjour dans leurs danses.

Une étude ancienne, et si peu poétique, menée par Bourdieu sur le « bal de la Noël » fait apparaître la fonction de la danse dans un monde paysan coupé de la société d’autrefois, où la danse répétait le passé et celui-ci se répétait dans tous les gestes collectifs, et pris dans une rivalité décisive avec l’incorporation moderne urbaine qui fait ressortir aux yeux des filles (du fait de leur statut ancestral qui les fait passer de bas en haut par le mariage, de leurs études traditionnellement plus longues que celles des garçons plus utiles à la ferme, de leur attention, cultivée par la préparation au mariage, pour la « tenue », elles sont toujours sur le départ) la maladresse des hommes au corps façonné et alourdi par les travaux des champs : « Pour qui a en mémoire l’anecdote de Mauss concernant les mésaventures d’un régiment britannique doté d’une fanfare française, il est clair que le paysan empaysanit, c’est-à-dire empaysanné, n’est pas à son affaire au bal » (Bourdieu, Le Bal des célibataires). Les jeunes filles ont toujours dansé, sont toujours parties de leur famille à la faveur d’un succès dans la rivalité pour les mariages et, désormais, celles sans lesquelles, sans le départ desquelles, la société paysanne ne peut, faute de mariage fécond, connaître de pérennité, facilitent le dépaysement en abandonnant les empaysannés pour un déménagement. Celui qui relève des stratégies matrimoniales ne doit pas cacher de son apparente trivialité sociologique le fait que tout départ est hors de saison mais inévitable et que le retour, vers le trou ménagé par abandon, dépayse comme la danse restitue au sol.

* Rimbaud, Mémoire.