mercredi 27 juin 2012

Accueil > Les rubriques > Appareil > Paysagiste versus paysagiste

Paysagiste versus paysagiste

, Hervé Bernard

Un paysagiste est une personne qui fabrique des paysages. Tout est dit, mais simultanément, rien n’est expliqué car le paysage recouvre deux réalités : le paysage fabriqué par les chargés d’aménagement du territoire et le paysage fabriqué par les producteurs d’images quel que soit leur médium. Comment expliquer la réunion de ces deux métiers sous un seul vocable ?

photographie (c) Hervé Bernard 2006

Introduction

Un paysagiste est une personne qui fabrique des paysages. Tout est dit, mais simultanément, rien n’est expliqué car le paysage recouvre deux réalités : le paysage fabriqué par les chargés d’aménagement du territoire et le paysage fabriqué par les producteurs d’images quel que soit leur médium. Comment expliquer la réunion de ces deux métiers sous un seul vocable ? Qu’ont-ils de commun pour se retrouver sous la coupe d’un même label ? Explorer ces deux métiers, c’est simultanément explorer le paysage.

Le genre paysage-image et le terme paysage-espace semblent contenus dans l’étymologie du mot paysage. Cependant, longtemps le paysagiste désignera le fabricant d’images aux dépends du fabricant de paysage-espace. En effet, il faudra attendre la seconde moitié du XXe siècle pour que ce terme désigne l’activité de mise en forme de l’espace. Pourtant, comme le montrent les Jardiniers du Roi, l’activité de paysagiste de l’espace est ancienne, elle n’a pas attendue le XXe siècle pour être pratiquée.

Ainsi, André Le Notre, l’un des plus célèbres d’entre eux, a supervisé à Versailles des travaux d’une ampleur -8 000 ha avant la Révolution française, dont 93 ha de jardins (en 2012, il reste 715 ha)- telle qu’aujourd’hui, le Jardinier du Roi serait inscrit au registre des métiers sous la nomenclature paysagiste. Avec son père, il appartient probablement aux précurseurs du genre en Occident.

Quelle est la source de ce décalage entre la naissance du terme et l’existence de cette activité ? Certes le terme de jardinier a longtemps pallié ce manque. L’usage du mot paysagiste pour désigner les créateurs du paysage-espace provient-il d’une nouvelle vision du rôle de la puissance publique ? Il est vrai que les Jardiniers du Roi travaillent sur un espace privé, celui des biens de la Couronne alors que les paysagistes de l’espace travaillent simultanément sur l’espace public et dans une plus faible mesure sur l’espace privé.

Quels sont les points communs entre ces deux métiers et les deux objets qu’ils produisent ?

Les paysagistes et le point de vue

« Agir le paysage »
L’un est l’autre se constituent autour de la question du point de vue. Le paysage est une production humaine. De ce constat surgit une question : « Existe-t-il un paysage-espace naturel ? » En effet, si l’on s’en tient à une définition du paysage comme production humaine, comment désigner la forêt vierge ou les glaces de l’Antarctique qui restent des lieux où l’influence de l’homme semble, au premier abord, relativement minime.

Il faudrait de plus définir l’influence humaine. Est-ce une influence raisonnée, pensée ou une influence involontaire ? Ainsi, certaines théories expliquent la disparition des grands mammifères herbivores d’Australie, il y a 45 000 ans, par l’usage intensif de la technique du brûlis pour rabattre le gibier. Ces incendies impossibles à éteindre et leur multiplication auraient provoqué la disparition de la forêt humide, disparition dont la conséquence a été la désertification de l’Australie et par conséquent, celle des grands mammifères herbivores. Tout comme le réchauffement climatique aujourd’hui, cet exemple appartenant à l’histoire australienne montre que l’influence humaine involontaire est au moins aussi importante que notre action volontaire sur le paysage.

Illustration travaux de Versailles sous Louis XIV, en 1661, plus de 40 000 ouvriers et 6 000 chevaux travailleront pendant des dizaines d’années.

Le paysage-espace, tout comme le paysage-image ne se constituent pas ex-nihilo. L’un comme l’autre émergent d’un terrain existant. Pour incendier la savane, il faut que l’herbe soit sèche et l’histoire nous rappelle que le Jardinier du Roi Soleil transforme la nature du paysage en faisant disparaître des marais et en aplanissant des collines. Le travail du paysage-espace est contraint par la nature au sens géologique comme écologique du terme.
Ainsi pour constituer un nouveau paysage, encore de nos jours et malgré nos moyens techniques colossaux, nous dépendons toujours d’une réalité écologique et géologique comme le montrent des travaux de l’ampleur de ceux du barrage des Trois Gorges.

Les peintres ou les photographes, eux, construisent à partir d’une réalité, leurs images de paysages, réalité parfois fantasmée mais réalité malgré tout. Certes, il existe des paysages-images fantastiques. Mais, sont-ils des lieux où l’on habite ? Le peintre Tanguy représente-t-il un paysage réel ?

Yves Tanguy

Yves Tanguy (1900-1955).

La question de l’image dans les trois religions du livre s’articule autour de cette phrase de la Genèse « Et Dieu créa l’Homme à son image. » Or le paysage-image, tel qu’il est pensé depuis la fin du XVIIe, est un paysage qui, avec la disparition de la scène de genre, va progressivement se vider de la représentation humaine. Cette disparition a-t-elle entrainé un réexamen de la question du paysage-image dans les religions du Livre ? Cette absence progressive de la représentation humaine a-t-elle eu une influence sur la pensée de l’image ? Il ne semble pas.

Dans les cultures où les pratiques religieuses sont plus ou moins apparentées au chamanisme, les paysages-espaces sont souvent considérés comme des lieux religieux, car les créatures et les lieux qu’elles habitent sont appréhendés comme un tout sacré. Cependant, les représentations de paysage-image sont rares, à l’exception de celles réalisées par les peuples aborigènes qui est de plus totalement différente de la nôtre. Dans ces images du paysage qui ne sont pas désignées par ce terme ou par un terme équivalent, il n’est pas question de représenter un point de vue individuel à tel point que les désigner par ce vocable est de l’ordre du contresens voire du non-sens.

Bien que construits autour du point de vue individuel, le paysage-espace et le paysage image occidental sont-ils eux aussi liés au religieux ?

Le paysagiste de l’espace Gilles Clément affirme que le lien paysage-espace et représentation religieuse a autrefois existé, bien que ce lien soit en fait bien antérieur à l’apparition du Christianisme.

Ainsi, lors de son intervention du 9 février 2012 au Collège de France, il parle du mythe de Gargantua comme d’un mythe structurant le paysage français. Pour cela, il s’appuie sur le cas du Mont Saint-Michel qui avant d’être un lieu de pèlerinage chrétien fut un lieu de pèlerinage honorant Gargantua.
Il prend aussi l’exemple, en Bourgogne, de reliefs nommés pâtons. Selon la légende, ces derniers seraient créés par la boue collée aux chausses de Gargantua et tombées de celles-ci lors de ses déplacements. Toujours selon Gilles Clément, on trouve dans toute la France des images ou des expressions qui rapportent le relief aux déplacements de Gargantua.
Ainsi, les plaines de la Beauce seraient nées des forêts détruites par le battement de la queue du cheval de Gargantua. L’image, ici, semble naître de mots. On peut en tout cas comprendre qu’une image n’a pas seulement un sens pictural.

Le principe d’incertitude
En fait, du point de vue perceptif, le paysagiste de l’espace tout comme le paysagiste de l’image produisent de l’image. Le paysagiste de l’espace se différencie du paysagiste de l’image par son outil. Pourtant, chez l’un comme chez l’autre, son importance est cruciale. L’outil modèle pleinement la forme et le type de création.

Nous sommes ici confrontés au principe d’incertitude. « Étant donné que l’appareil de mesure a été construit par l’observateur. Nous devons nous souvenir que ce que nous observons n’est pas la nature elle-même mais la nature exposée à notre méthode de questionnement. »

La représentation du paysage est une représentation de notre technologie, mais cette technologie est, elle-même, un point de vue sur le paysage. On peut être conduit à penser que nous avons inventé ces outils qui nous donnent accès à l’imperceptible pour palier les déficiences de cet autre outil qu’est la vision.

Si l’on peut parler de réalité augmenté, c’est bien en ce sens. Les Rayons X, les microphones-ultra-sons... sont des convertisseurs de signaux qui nous donnent accès à un monde inconnu parce que hors de portée par la distance et/ou par la fréquence de notre système perceptif. Ces nouvelles technologies ont-elles apportées une nouvelle vision du paysage-image ?

La technique comme point de vue
La perspective est l’un des outils qui constituent notre vision du paysage tel que nous le comprenons aujourd’hui. Associée à l’aquarelle, la fresque, la peinture à l’huile, le lavis, la gouache... la photographie argentique, instantanée, numérique, panoramique, carré, à 360... elle est un des outils d’élaboration du paysage-espace tout comme du paysage-image. Dans le premier cas, elle sert sa conception, dans le second, elle le représente.

photographie (c) Hervé Bernard 2006

Photographie Hervé Bernard, paysage maraicher, Sarcelles, Val d’Oise

Photographie (c) Hervé Bernard 2004

Photographie Hervé Bernard, Paysage de prairie, Loiret

Le rôle de l’outil est-il aussi essentiel dans la fabrication du paysage-espace que dans la fabrication du paysage-image et la définition de cet outil est-elle aussi large ? Le paysagiste de l’espace ne fabriquera pas le même paysage s’il le fait labourer avec une charrue Brabant dix socs et un tracteur quatre roues motrices d’une puissance de deux cents chevaux ou s’il demande à dix jardiniers de le bêcher. Cette différence ne réside pas uniquement dans une différence de rythme de travail.

Dans le premier cas, le labour est d’une profondeur quasi constante, et les variations de la taille des mottes de terre répondent aux variations de vitesse tout en restant relativement constantes d’un sillon à l’autre tandis que la taille et le poids du tracteur induisent des problèmes de compactage du sol.

Dans le second cas, les sillons sont marqués par des différences de régularité se traduisant par des variations de profondeur du sol bêché, ou de la taille des mottes de terre retournées.

Ces différences entre ces deux modes opératoires liés aux outils auront d’importantes conséquences sur l’absorption de l’eau de pluie, sur la diffusion des racines en profondeur et donc sur le végétal susceptible de pousser sur cette terre.

De la même manière, le paysagiste de l’espace n’obtiendra pas la même étendue d’herbe s’il la fait faucher ou tondre toutes les semaines ou tous les mois. Cette étendue ne produira pas non plus la même herbe si elle est un pâturage pour des moutons, des vaches ou des chevaux... Ici encore, la cadence mais aussi « l’outil » s’il est possible de considérer les animaux comme des outils, auront une forte influence sur le développement du végétal. Le rôle des outils est donc essentiel dans la constitution du paysage-espace.

Mais ce paysage-espace a-t-il une influence sur les outils employés par le paysagiste de l’image quand il s’agit de le transformer en paysage-image ? L’appareil photographique serait-il une réponse à la vélocité du labour avec une charrue dix socs ?

Photographie aérienne Hervé Bernard, Espagne

Photographie (c) Hervé Bernard 2006

Le XXe siècle et l’invention d’un nouveau paysage
Dans le domaine du paysage-image, la seconde partie du XXe a donné naissance à de nouveaux paysages, avec la photographie aérienne, puis depuis un satellite. L’exploration spatiale a non seulement permis une nouvelle approche du paysage terrestre, avec la terre vue depuis un satellite, mais elle a nous a permis de découvrir de nouveaux paysages, comme le paysage cosmique formé par les planètes de notre système solaire.

Pourtant, il est important de préciser que celles-ci ne sont pas, à proprement parler, photographiées. En effet, les techniques utilisées sont plus souvent proches de celles du radar que de la photographie. Ces images des planètes ne sont pas la conséquence de l’agitation d’électrons par des photons. C’est pourquoi, les couleurs de ces paysage sont arbitraires. De plus, elles ne sont mêmes pas déterminées par le couple œil-cerveau comme dans le cas d’un paysage terrestre mais uniquement par l’intelligence des chercheurs et les capacités de calcul des ordinateurs.

On peut alors s’interroger sur l’impact qu’ont certains effets de mode sur la représentation de ces paysages. Au niveau de la représentation du paysage et de notre conception du paysage, ces bouleversements sont probablement aussi importants que l’invention de la perspective.

La vue aérienne est-elle un paysage dans la mesure où elle est, très souvent, dépourvue d’horizon ? La courbe du globe terrestre dans les photographies par satellite correspond-elle à l’horizon ou est-elle un horizon artificiel ? Certes, c’est bien une ligne circulaire que l’on voit, mais la terre et le ciel qui semblent se rejoindre appartiennent-ils à un même espace ? Ce dont il faut prendre acte, c’est du fait que cet horizon-là ne fonctionne plus comme limite du champ visuel.

Si l’on définit la ligne d’horizon comme la ligne constituée par les éléments du paysage terrestre et qui se détache sur le ciel, cette ligne-là n’existe pas plus,ni sur les vues aériennes, ni sur les photographies prises par satellite.

Photographie (c) Hervé Bernard

Photomontage Hervé Bernard, extrait de « L’Écume de la Terre »