samedi 1er octobre 2016

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Pascal Toussaint, l’homme traversé

, Pascal Toussaint et Valérie Labrousse

Chaque époque produit des créatures de cette étonnante espèce, sorte de mediums plus choisis que choisissant. Une résistance essentielle face aux pollutions d’une classe dominante d’artistes contemporains qui ignorent la transcendance et savent parfaitement choisir et négocier les moyens d’exposer leur ego. La création échappe à toute conscience de soi. À cet égard, Pascal Toussaint en est la parfaite démonstration.

Des ombres criminelles à l’allure d’âmes en peine errant dans un purgatoire infini qui trimballent leurs victimes comme des fardeaux. Des jeunes femmes sacrificielles s’enfonçant dans des lits mous et cloaques opaques. Des jeux de miroirs à double tranchant. Du plastique, du mécanique comme du vivant. Des sons de noyade. Des ovnis flottants aux incisives mécaniques ouvrant leurs mâchoires. Des prédations érotiques aux couleurs pathologiques. Des eaux troubles. Du liquide, toujours du liquide. Des mises en abymes et répétions qui tanguent entre promenades nauséeuses sur lac genevois et mal de mer du Nord… Drôle de traversée… Mais où Pascal Toussaint va t-il chercher tout cela ? La réponse n’est ni dans sa propre histoire, ni dans sa parfaite maîtrise de la technique du montage, ni dans son originale exploration de la matière (saturation des couleurs, effets de texture de films VHS), ni dans son habileté à détourner des genres comme, par exemple, le Giallo italien... Ni dans un composé de tout ceci qui ne serait qu’un résumé rassurant et mensonger, car rationnel, de ce qui fait qu’un artiste est un artiste.

Transcendance

L’Art est le résultat d’une entreprise périlleuse, celle d’un medium qui traverse la matière par laquelle il est traversé. Une matière concrète et éthérée, pétrie de molécules de bois, de sable, de métaux, de pierre, de liquides et de vents, d’ondes radiophoniques, de signaux vidéos, de notes inconnues, de paroles scandées et de particules de songes.

N’est pas démiurge qui veut. Il ne suffit donc pas de la matière, de sa maîtrise technique, et encore moins d’une "idée" pour créer. C’est Michel Ange qui percevait la forme contenue dans le morceau de marbre dont surgira La Pietà où les esclaves inachevés. C’est Henry James qui a dessiné cette Image dans le tapis dont il avait eu la prémonition.

L’artiste est à la fois médium et visionnaire. Il voit, est traversé et transmet sa vision. Toute production artistique échappe à son auteur. C’est dans cet équilibre, cette tension, ce tour de force prodigieux entre maitrise de la matière et perte de contrôle que l’œuvre apparaît.

Or, si toute œuvre échappe à son auteur, il faut alors poser le postulat de la transcendance. L’Art est dernier degré de la Connaissance. Il est poésie. Il est politique à condition d’en prendre sa mesure irrationnelle et d’en accepter sa nature divine. Et si ce n’est de Dieu dont il est question, il faudrait alors admettre les vérités suivantes : la transmission des rêves, la télépathie à travers l’espace et le temps, l’immortalité de l’âme dont l’esclave accouchant d’une vérité mathématique dans Le Menon de Platon est le stigmate indiscutable.
C’est à travers la transcendance que surgit la résistance à ce qui n’est que conjoncturel et finira bien par disparaître : l’ego, le pouvoir, l’argent.
Dans une civilisation non décadente (ce qui n’est pas le cas de la nôtre mais qui est donc vouée à une extinction plus ou moins proche), l’artiste devrait retrouver la fonction incantatoire et secrète qu’il tenait autrefois. Par exemple, avant que Vasari ne désigne son nom et sa place à l’artiste (qui devient dès lors un aliéné, courtisan des Médicis puis de tant d’autres Princes, Papes et autres Marchands)....Avant la Renaissance donc, il y avait les peintres "primitifs", des "créateurs", ou plutôt des "creature" (prononcer en italien "créatouré"). C’est ainsi que les italiens, depuis Saint François d’Assise, nomment les animaux et les enfants. Les "petits" de Dieu en somme. Dans la lignée des poètes grecs colporteurs de Mythes, des artisans, des céramistes, des enlumineurs, des moines, des êtres humbles, traversés, vierges de tout compromis, connectés, en liaison directe avec le divin, des "creature" besognaient la matière mimant la Création.

Si nous restons touchés par ce que nous offrent ces "creature" c’est qu’au-delà de la propagande catholique, les primitifs italiens, qui sont plus proches de la mystique d’un derviche tourneur, des scories du bing bang, et des sortilèges telluriques des statues de l’Ile de Pâques que du catéchisme niaiseux, produisent la jonction entre le "complètement nouveau" et le "déjà vu", réveillant un Souvenir venant du Tréfonds, narrant l’histoire d’avant l’Humanité. Un Souvenir que les artistes mediums, comme Pascal Toussaint, se partagent et transmettent sans même le savoir.

Classe dominante et Résistances

À chaque époque, ses "creature", ses démiurges. Depuis que "l’Art Contemporain" embrasse toutes productions actuelles, des plus sincères et fulgurantes aux plus narcissiques et mercantiles, les Pascal Toussaint sont plus que nécessaires. Ils nous rappellent qu’il s’agit de ne pas se laisser polluer par la démagogie véhiculée par une classe dominante acculturée, biberonnée à la médiocrité, dont la référence en sculpture est Arman. Cette classe dominante, composée de mégalos cyniques, experts en art de la photocopieuse pour un rendement optimisé (Exemple quelques peintres animaliers résidents au Lutecia "autel" de la Collaboration) voudrait nous faire croire 1) Que la fonction de l’Art est de choquer 2) Qu’elle détient le monopole du choc mais aussi de l’incompréhension pour se parer ainsi d’une apparence sulfureuse et rebelle.

Les fresques de Fra Angelico (contemporain et avant-gardiste des siens, ce qui rend caduque toute tentative de catégorisation de l’Art par le Temps) giclées de sang sur fond céleste que ce fou de Dieu projette sans relâche sur les murs des cellules de ses congénères au convent de San Marco de Florence, sont mille fois plus audacieuses radicales et choquantes que bon nombre d’œuvres dîtes contemporaines. Une iconographie chamboulée, un espace tiraillé entre perspective et volumes invraisemblables, tons passant de la douceur d’un bleu du ciel au verts morbides... Il y a là tout ce qu’il faut pour hypnotiser et réduire à un état de "crainte et tremblement" les petits frères dominicains qui se réveillaient dans leur cellule terrassés par l’unique Vision devant laquelle ils ne pouvaient que s’agenouiller. C’est autrement plus "contemporain" et renversant que des chiens ou culs couleur fuchsia qui ne choquent guère que les grenouilles de bénitier. L’impudeur et l’impudence ne résident pas dans le sujet en soi. Elles demeurent dans le fait que ces personnes n’exposent pas. Elles s’exposent.

Un jour peut-être chassera t-on les imposteurs et les traders de la cité. Pour l’instant on les accueille à bras ouverts, les poches bien remplies.
Pour conserver le pouvoir cette classe dominante a instauré un totalitarisme d’un soi-disant démocratisme du goût. C’est en réalité une véritable élite qui a façonné un marché bien éloigné des préoccupations de ses "contemporains".
C’est ainsi que mes amis florentins, peuple pourtant difficilement impressionnable, m’ont accueillie à Florence ce mois d’août 2016 avec un air consterné : "Tu verras quand tu iras Place de la Seigneurie..." Cette place est, peut-être, la plus belle du monde. C’est la plus prestigieuse pour qui s’y prélasse en sirotant un café au café Rivoire. Mais c’est aussi la plus magique pour qui la lit entre les lignes. Les trajectoires des regards des statues dessinent un espace scénique imaginaire représentant l’idéal de beauté, cher à la Renaissance.

C’est donc sans doute pour rompre cette Harmonie et en finir avec la grâce éternelle que la municipalité de la Ville a permis à Jan Fabre d’y poser sa grossière tortue de derrière les fagots et, d’immiscer entre le "Davide" de Michel-Ange (certes une reproduction mais plus que fidèle et authentique ici que jamais) et le "Judith et Holopherne" de Donatello, un imbécile heureux à lunettes. Des œuvres pompeusement appelées « À la recherche de l’utopie » et " L’homme qui mesure les nuages ». Le tout en un bronze dont l’unique intérêt est qu’on imagine qu’il a fallu pour le couler s’adjoindre toute la prouesse d’un artisan demeuré, lui, bien entendu, anonyme.

N’est pas inspiré qui ne veut pas l’être s’agissant ici d’un évident éclaboussement masturbatoire sous fond de manigances politiques et financières (la tortue, monumentale, chevauchée par Jan Fabre himself prétend vraisemblablement ridiculiser la statue équestre de Cosme de Médicis devant laquelle elle a été posée) au frais des Florentins qui, et alors qu’ils déclinent unanimement un choix pour lequel ils n’ont pas été consultés, n’ont rien à dire sous peine d’être traité de fachos. L’art officiel a tout du système de la Terreur et du mépris des masses. Avant cette (fort heureusement) exposition temporaire (qui néanmoins s’étendait sur d’autres endroits illustres de Florence), Dario Nardella, le premier citoyen de la ville, en mal de renommée, se sentent sans doute devoir challenger son illustre prédécesseur à la mairie, et qui n’est autre que Matteo Renzi, actuel Président du Conseil Italien, avait fait preuve d’un véritable courage en invitant, l’inévitable triste sire, Jeff Koons, a se branler lui aussi sur la Place de la Seigneurie.

À propos de pouvoir et de résistances au système, j’invite le lecteur à lire l’excellent papier de Jean-Marc Adolphe publié sur son blog le 4 avril 2016 et intitulé "Jan Fabre n’ira pas se faire voir chez les Grecs". En attendant il a coulé un bonze chez les Florentins. Il va de soi que la trivialité que j’utilise ici à dessein ne peut rivaliser avec celle qui nous est imposée ici à Florence, ou ailleurs...

L’Institution n’est pas, il est vrai, toujours une entreprise de prostitution. Le succès n’est pas synonyme de bêtise et d’argent. Il existe des ouvrages contemporains admirables, reconnus, et qui ne peuplent pas les collections de parvenus ou les salons qatari. Leurs auteurs, comme par hasard, sont discrets, même lorsqu’ils sont invités au Grand Palais, et ils sont, pourtant, autrement plus légitimes. Bill Viola, lui véritablement en liaison avec les Maîtres de la Renaissance, n’aurait jamais osé exposer (S’exposer encore moins) entre Cellini, Giambologna, Michel Ange et Donatello. Noblesse oblige.

De la citation au Tréfonds

Qu’il est difficile de résister. Prenons le cas fascinant de Pascal Toussaint. Voilà un homme issu d’une famille pas spécialement férue "d’art", et qui, sans malice, on veut bien le supposer, accorde aux bas reliefs qu’il a façonné avec l’ardente conviction d’un étudiant en fin d’étude aux Beaux Arts, la place de balises délimitant une parcelle de jardin. Pascal Toussaint va donc suivre un chemin spirituel et social inattendu, trouver ses guides, se façonner sa culture, devenir réalisateur et monteur professionnel… Et passer ses nuits à composer des partitions visuelles qu’il décide après de nombreuses années de présenter avec une timidité et une grande préoccupation d’être entendu comme il l’entend, qui ne sont pas étrangères à une genèse solitaire dans un milieu d’origine indifférent si ce n’est récalcitrant.

Or tout ce qui a formé Pascal Toussaint, tout ce dont il s’est nourri, n’est pas la réponse à son art.

Voilà un artiste singulier. Une "creature" qui ne cesse de penser devoir s’appuyer sur des béquilles alors qu’il marche tout seul et, qui plus est, sur l’eau.
Pascal Toussaint définit lui-même son art autour de "la citation" nous dit-il. D’abord, il est vrai qu’il puise largement dans le détournement, le remaniement d’œuvres pré existantes. Ensuite il dit s’inspirer d’un certains nombre d’auteurs dont je lui ai demandé de me "citer" une liste, certes non exhaustive, mais a priori significative, surgie d’une adhésion immédiate de la conscience. J’ajoute que j’ai, ensuite, dupliqué l’expérience.

Dans la vision que Pascal Toussaint a de Pascal Toussaint, les appartenances sont "Expressionisme, Impressionisme, Cubisme, Dada, la Beat Generation, la Nouvelle vague..." Pour citer quelques artistes, les premiers noms qui lui viennent sont Soutine, Kurt Schwitters, Kandinsky, Malevitch, Duchamp..Puis le musicien de prédilection, Robert Wyatt… Enfin beaucoup de cinéastes et d’écrivains : Godard (et sa bible "Histoire(s) du Cinéma"), Tarentino, Sautet, Cassavetes, Fellini, Melville, les Séries B, les polars, Steinbeck, Nabokov...
Or, l’extraordinaire est que lorsqu’on se plonge dans les vidéos de Pascal Toussaint, c’est, parfois, tout à fait autre chose qui apparaît. Certes, certaines références sont effectivement évidentes et mêmes obsédantes. Elles sont soit liée à son époque (la fin des années 60 et début des années 70… D’où certains auteurs cités et des empreintes d’objets, de mobiliers reconnaissables entre tous), soit aux genres du Giallo et de la série B.

Cependant nous voici devant des scènes saisissantes qui nous rappellent d’autres univers et d’autres artistes que ceux cités par Pascal Toussaint. Kubrick par exemple qu’il n’évoque ni la première, ni la seconde fois, et qui finit par devenir également pour lui une évidence lorsqu’on lui soumet cette idée. Mais ce n’est pas tout. Car on lui propose d’autres noms d’artistes, écrivains ou cinéastes dont il dit lui-même ne pas connaitre du tout le travail ou parfois très peu. Donc a fortiori, impossible qu’ils constituent pour lui des sources d’inspirations. Et c’est tant mieux. On va voir pourquoi.

Des impressions de chasse à cour sanglante, des landes ondulantes sur des teintes automnales...Dans certaines des visions de Pascal Toussaint, on reconnait bien plus la douce férocité d’un univers britannique inspiré d’Henry James ou de Joseph Losey, deux auteurs que ne maitrise pas Pascal Toussaint, que les préoccupations d’un Claude Sautet qu’il admire tout particulièrement. Il admet, amusé lui aussi par cette remarque, que ses ouvrages n’évoquent en fin de compte que très peu l’Italie pourtant a priori thème stratégique… Mais bien plus les plages du Finistère ou du Nord. Tiens, à ce propos, il n’a pas lu Simenon dont on a pourtant tellement le sentiment qu’il hante bien plus ses nuits que Nabokov… Vraiment. À se demander de quoi rêve Pascal Toussaint. La texture onirique, les apparitions, les disparitions qui confèrent à ses vidéos une sorte d’immatérialité, les effets sonores à la limite de la surdité, ces sons qui se noient et que j’évoquais toute à l’heure, ces rythmes et répétitions parfois cauchemardesques, ces impressions et superpositions proches du daguerréotype, ces trucages, ce personnage inquiétant et récurrent qui semble vouloir dissimuler un crime perpétuel… Tout ceci rappellent bien plus les récits gothiques anglais du 18e siècle de la veine de Ann Radcliffe ou les films de Dreyer que les romans de Steinbeck et les films de Tarentino. Ann Radcliffe et Dreyer dont Pascal Toussaint n’est pas un habitué.

On ne peut pas tout connaitre et là n’est pas la question. Ce qui est remarquable c’est ce que tout cela signifie.

D’abord cela confirme que l’Art en vérité n’a rien à voir avec la culture. Certes il ne se niche pas dans l’auto revendication péremptoire (ou consacrée par d’autres dans une sorte d’apologie triomphante) de l’ignorance, de l’inculture (en vérité "sous culture " au sens où l’entendait par Pier Paolo Pasolini) érigées en règles totalitaires. Pour autant, il n’est pas invention conceptuelle, labeur laissée au philosophe, ni a fortiori, une suite de scories de faux concepts qu’on appelle slogans. S’il peut aussi s’en nourrir, il s’affranchit de la culture, de l’érudition, ou de l’intelligence. Il ne transite par le cerveau que par impulsions électriques. Par "Correspondances". Il se dissimule dans les rêves.

Si tout ignorant, tout autodidacte, ou tout érudit (les trois figures ou postures du rapport au savoir) peut aussi être un artiste ce n’est pas en vertu de ce rapport qu’il le sera. Ou alors il nous faudra admettre que quelque chose cloche. Un peu comme la cloche que Boriska, dans Andreï Roublev de Tarkovski, le fils de le maître fondeur de cloches, réussit à fondre alors que son père ne lui a jamais reçu transmis son savoir.

Appelez le miracle, foi qui soulève les montagnes… Peu importe on voit bien là qu’il ne s’agit pas d’appliquer des techniques, de recycler son savoir, plus ou moins scolaire, plus ou moins élaboré, ni même de raconter habilement une histoire intelligible.

Alors quoi ? Comment Pascal Toussaint peut-il ainsi s’inspirer de ce qu’il ne connait pas ? Tout simplement parce qu’il ne s’en inspire pas. Il ne "cite" pas Henry James, Dreyer ou Simenon. Il puise sans le savoir dans la même besace, ce tréfonds que les "creature" fréquentent. Il y a en Pascal Toussaint du moyen-âge. Il est traversé. Il parle un dialecte qu’il n’a pas appris et dont la grammaire se perd dans la nuit des temps. La nuit il ne le sait pas, mais dans une cosmogonie pétrie d’archétypes il converse avec des fantômes
Jan Fabre sait ce qu’il fait. C’est pourquoi ce n’est pas un artiste.
Quant à Pascal Toussaint, pardonnez lui car il ne sait pas ce qu’il fait.