lundi 1er avril 2024

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Musique Concrète/Acousmatique

Oxymores

Frédéric Acquaviva

, Frédéric Acquaviva , Martial Verdier et Yoann Sarrat

Un créateur exigeant, un autodidacte sans chapelle mais avec de multiples références, un artiste « multiplateforme » qui recherche la liberté de création : Frédéric Acquaviva développe depuis des années une production multiforme, musicale, plastique, littéraire, curatoriale. Provocateur, mais avec humour, il a créé grâce à la qualité de son travail des liens avec des artistes de la musique, des arts plastiques ou du cinéma toujours prêts à jouer avec lui.

Frédéric Acquaviva travaille la notion d’oxymore, il utilise la différence de potentiel entre des termes opposés associés dans une même phrase, un même discourt comme un excitant, créatif et un stimulateur intellectuel.
Il aime les références et les ruptures, comme une syncope, il aime être là où on ne l’attend pas.

Extrait de Phonosophie et corporalité compositionnelle – L’art sonore de Frédéric Acquaviva par Yoann Sarrat [1]

La musique de Frédéric Acquaviva est souvent rattachée au courant de la musique acousmatique [2], nommée initialement musique concrète puis électroacoustique (qui est en fait plutôt un terme technique). Mais, à mon sens, elle dépasse ce « genre » tout en en sublimant ses techniques et spécificités : l’enregistrement microphonique, l’agencement et le montage des sons, la diffusion et la spatialisation, etc. Cependant, cet attachement ne peut être éludé mais est à envisager, semble-t-il, comme médium, un socle générique, la musique d’Acquaviva étant une musique de recherche, comparable en certains points à des œuvres poétiques qui n’existent pas que sur la page mais en débordent complètement, existant à travers le corps de l’auteur et parfois du lecteur. N’analyser l’œuvre du compositeur que sous le prisme de la musique acousmatique serait réducteur, il parle d’ailleurs davantage d’un « monde de production sonore », et ne se contente pas de l’acousmatique.

Il faut essayer d’ouvrir de nouvelles perspectives tout en ayant conscience de la distance parcourue par la musique. La sensation d’étouffement, liée à la volonté d’investir tout l’espace des possibles, je la trouve présente dans des œuvres qui me sont chères : Traité de Bave et d’Eternité d’Isou, Salo de Pasolini, L’Authentique Procès de Carl Emmanuel Jung d’Hanoun ; mais aussi Guyotat, Sterne, Wölfli, le Mallarmé du « Livre » ou même sous certains aspects les motets polytextuels d’Adam de La Halle, certaines chansons de Janequin, Gesualdo, Ives… [3]

Cependant, la musique acousmatique permet d’ouvrir de nouvelles perspectives car selon lui, elle correspond à : « un acte conscient, d’essence philosophique, d’écriture du son dans l’espace [4] » et ne s’attache plus aux « apparences ». Le processus d’écriture du son dans l’espace donne lieu à plusieurs matières à utiliser : les sons de la rue, de la salle de concert, du studio. Comme la vie peut devenir acte sonore. Ce qui caractérise l’œuvre d’Acquaviva, c’est cette écriture précise et ce rapport novateur aux sons, avec la résonance des grands apports musicaux à travers les siècles et les frontières. C’est une trajectoire créative, la création engendre la création, une idée en féconde une autre, le dépassement est perpétuel et ne peut être arrêté. Tous les moyens et supports sont bons. La musique acousmatique est liée au monde, à l’Autre et à l’instant, dans un rapport interrogatif permanent de la matière, ou même des matières. Le compositeur précise, dans le livret de K. Requiem : « Toucher la matière est inhérent à l’approche acousmatique, c’est d’ailleurs ce qui fait l’intérêt, la révolution de ce monde de production sonore qui permet d’aller infiniment plus loin dans la finitude de l’œuvre, contrairement aux aléas d’une interprétation fluctuante. [5] » C’est un contact direct avec la matière sonore, le monde sonore, pour en faire un événement philosophique. Mais l’acousmatique est une musique parfois académique, voire ennuyeuse, en tant qu’énumération de sons sans attrait philosophique. Acquaviva va plus loin dans son approche, il veut toucher la matière, la finitude de l’œuvre, y compris dans la décomposition, qui en fait une musique qui n’est pas à interpréter mais à défaire avec ou contre son compositeur. D’autant plus que ses pièces sont toujours mixtes, parce qu’il est un compositeur instrumental, même s’il ne veut plus jouer, et que l’instrument ne l’a jamais quitté, tout comme ce super-instrument qu’est la voix.

L’écriture radiophonique, « envisagée depuis son double sonore : l’espace compositionnel [6] », jouera une place importante dans l’œuvre et la vie d’Acquaviva étant, d’une part, le lieu de documentation quant aux artistes et, d’autre part, de création. La radio est un espace de liberté de la composition, qui peut se faire sans argent, contrairement aux pièces instrumentales. Et même, au contraire, Acquaviva a pu avoir accès à des instrumentistes avec K. Requiem.
Son rapport à la radiophonie est donc double : il a créé une dizaine d’émissions sur les artistes qui ont enrichi sa culture (Isidore Isou, Maurice Lemaître, Gil J Wolman, Henri Chopin, Marcel Hanoun, Pierre Albert-Birot, Otto Muehl, Bernard Heidsieck), ce qu’il nomme des « Radio/phonies », d’un côté, et il a composé sa propre musique grâce à deux ateliers de créations radiophoniques, de l’autre. Ses émissions font montre d’une grande originalité des documents sonores choisis et du montage réalisé par ses soins (sauf celle sur Isou, coréalisée avec René Farabet, également producteur de K. Requiem), ce qui permet d’envisager avec une autre oreille sa propre création. Il y a dans ces émissions qui relèvent donc à la fois du documentaire, mais aussi de l’art sonore, à mon sens, des parti pris esthétiques propres à Acquaviva, notamment dans les processus de dissociation entre canal droit et canal gauche, l’émission sur l’actionniste viennois Otto Muehl est à ce titre exemplaire : on entend parfois deux documents sonores différents dans les deux canaux, ce qui est déjà une épreuve d’écoute tout à fait efficiente. De plus, ses émissions lui permettent de mêler des éléments constitutifs de son écriture sonore : lectures, témoignages, sons divers, recueil des voix qui participent de l’histoire de l’Art, documents inédits ou jamais écoutés. L’émission radiophonique est une architecture sonore qui peut aussi servir d’espace d’expérimentation tout en mêlant les deux aspects de l’artiste-chercheur qu’est Acquaviva : les archives et la création. Et ce qui le séduit aussi dans l’acousmatique, c’est cette liberté sonore, cette liberté d’exploiter des sources sonores, nécessitant un enregistrement, donc un travail d’écoute environnementale. La radiophonie lui permet de toucher à la matière, de se confronter à des réalités sonores à appréhender. Par ailleurs, Acquaviva a revisité, avec Sens Unique(s), composé en 1994/1995, le genre du Hörspiel, né en 1924 avec la pièce mythique Zauberei auf dem Sender (Magie sur les ondes) écrite par Hans Flesch ; pièce métaradiophonique parce qu’un personnage, magicien, converse avec le directeur d’une radio sur les possibilités de cette nouvelle écriture pour les ondes. Le Hörspiel use ainsi d’une esthétique hybride qui explore les limites de l’écriture et de l’expérience radiophoniques, intégrant différentes strates sonores qui cohabitent ou se confrontent, qu’elles soient discursives, instrumentales ou concrètes.

A.I Music, Performed by Antoine Spennato - 2022

Dans le numéro 10 de ma revue FREEING [Our Bodies] — numéro spécial : une enveloppe noire sérigraphiée éditée à 50 exemplaires contenant divers documents dont une clef USB — Frédéric Acquaviva présente une vidéo de sa pièce A.I. Music. Celle-ci (la # 112) est issue de son cycle The 120 days of Musica dont un ouvrage est paru aux éditions Al Dante / Les Presses du réel en 2018 et qui est décrit ainsi :

[…] Les « 120 Days of Musica » ne sont ni des gags Fluxus, ni des œuvres imaginaires lettristes, ni des dérives ambiantes situationnistes, ni des actions actionnistes, ni des musiques contemporaines d’un ancien temps, mais 120 partitions réelles et oxymoresques composées entre 2015 et 2017 à Berlin.
Sodomisation du domaine musical ou attentat terroriste contre un monde de la musique sclérosé et une société décomposée, les « 120 Days of Musica » seraient-elles ce nouveau, magnanime et tant attendu « Art de la Fugue » ? [7]

La pièce est incarnée par Antoine Spennato, ami de Frédéric Acquaviva, mettant l’« intelligence » artificielle à l’épreuve définitionnelle (entre autres) de sa musique, continuant, depuis de nombreuses années, à résister à toute tentative de classement générique et de mise en relation algorithmique. Une critique musicalisée que le compositeur avait autrement formulée auparavant avec des pièces comme Musique algorithmique (demandant à iTunes — ne sachant que répondre avec exactitude — quel pouvait être le « genre » de la musique d’Acquaviva, comme le demandent souvent les auditeurs, les résultats sont disparates, surprenants, et toujours faux), interrogeant des auditeurs aléatoires par le biais de l’outil en ligne Chatroulette sur leur rapport à l’œuvre, et, dans une autre mesure, avec Musique Cabalistique plaçant l’auditeur dans une posture différant d’un concert ou d’une écoute spatialisée mais seul face à l’ordinateur de l’artiste (photographiant alors les personnes en train d’écouter) diffusant la musique en cours de composition.

L’oxymore (pour moi déjà contenu dans cette notion d’« intelligence artificielle »), figure au centre de la réflexion compositionnelle d’Acquaviva et de ses processus créatifs, se musicalise encore ici, dans cet échange particulièrement touchant entre un humain et une machine censée « aider » l’écoute, l’assister, censée répondre également aux demandes, mais générant une musique de réponses répétées engagées dans une sorte de stratégie de la déception en circonvolution.

Quel est l’intérêt d’avoir Alexa ?

Alexa peut être utilisée pour jouer à des jeux, écouter des livres audio, raconter des blagues et fournir des informations amusantes et divertissantes. Alexa peut être utilisée par des personnes ayant des handicaps physiques, y compris les personnes aveugles et sourdes, pour contrôler leur environnement domestique. [Source : Google]

Mais cette chère Alexa, avec un accent québécois, continue d’affirmer, sur le même ton neutre et robotique (ou alors progressivement enjoué puis presque désespéré, si l’on veut bien écouter différemment, en décontextualisant les sons — elle dit notamment : « désolée, je ne suis pas sûre… » ou « désolée, je rencontre des problèmes », et encore « désolée, je ne peux pas encore faire cela ») que cette recherche n’aboutit à rien (« je n’ai pas pu le trouver sur Amazon Music » — ouf, Jeff Bezos n’a donc pas accès à la musique d’Acquaviva), nous répétant, donc, qu’elle est « désolée ». Nous n’écouterons donc pas les pièces de Frédéric Acquaviva sollicitées par Antoine Spennato chronologiquement. Mais cette déception deviendra la pièce non pas diffusée sur acousmonium mais sur cette petite enceinte sphérique. Alexa devient alors l’« assistante vocale » de la pièce, et contribue, en tant que voix, à la musique en n’hésitant pas à couper la parole : « il semble que je n’ai pas entendu tout ce que vous avez dit, pourriez-vous répéter toute la question ? ».

Alexa répond à un moment à Antoine Spennato en passant du Yann Tiersen à la place de la musique demandée d’Acquaviva, ce qui est légèrement insultant (mais peut-être est-ce une blague particulièrement cynique et maligne de la part d’Alexa, qui apparemment n’hésite jamais à « fournir des informations amusantes et divertissantes » ?), et elle semble vouloir écouter du Chopin, insistant étrangement.

Finalement, Antoine Spennato demande à Alexa — après l’avoir remerciée pour sa contribution appréciée (« Alexa je te remercie, tu as bien travaillé », ce à quoi elle répond : « désolée, je n’ai pas de réponse ») — ce qu’elle pense de la musique acousmatique, la réponse reste définitionnelle et peu convaincante, la musique d’Acquaviva ayant résisté à ses poncifs également. Mais Acquaviva disait que l’intérêt de la musique acousmatique est pour lui cette récurrente incapacité à identifier la source des sons, est-ce la thèse que souhaite également défendre Alexa ici, la définition étant contenue dans son précédent « désolée, je ne peux répondre » ?
Une musique, donc, qui résiste non seulement à l’I.A (en 2024 !) mais aussi aux tentatives de définitions et de classements. Une musique qui ne s’active pas sur demande mais qui est à chercher, à comprendre, aidant à repenser la notion d’« intelligence » (et d’écoute, la musique consistant à « penser avec ses oreilles », selon Acquaviva) qui me paraît si mal placée dans cette I.A omniprésente tant il est aussi question d’intelligibilité sensible du monde, de la société, des corps, des voix, des sons qui nous entourent et qui ne peut, par définition, être artificielle. L’intelligence de la musique réside aussi dans notre capacité sensorielle et corporelle entièrement humaine à la percevoir et à lui donner du sens, relativement à nos individualités, à nos intelligences, nos cultures et notre propension à la mise en relation.

Ceci dit, Acquaviva l’écrivait autrement en ouverture des 120 days of Musica : « merci de votre incompréhension ».

Notes

[2La page Wikipédia de la musique acousmatique intègre Frédéric Acquaviva dans la liste des compositeurs, parmi une centaine de noms.

[3Frédéric Acquaviva, K. Requiem, op.cit., p. 5.

[4« Frédéric Acquaviva », in Philippe Robert, Agitation frite, Témoignages de l’underground français, op.cit., p. 289.

[5Frédéric Acquaviva, K. Requiem, op.cit., p. 5.

[6Frédéric Acquaviva, « Monomédia », in Isabelle Chol et Christian Moncelet (dir.), Écritures radiophoniques, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 1997, p. 215.

Voir en ligne : http://frederic-acquaviva.net

Frédéric Acquaviva exposera Demoliciones / Mariachi, à la Galerie Satellite, Paris en avril 2024.