jeudi 24 janvier 2013

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« Maintenant que je suis sur le point de m’engager dans la relation mélancolique d’une vie silencieuse… »

, Jean-Louis Poitevin

Il y a quelque chose en nous, qui est le fruit d’un long apprentissage, c’est-à-dire d’un long dressage, et qui est plus ancien que notre mémoire individuelle ou collective, du moins de celle qui nous est accessible par la conscience.

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Enrique Vila-Matas

Il y a quelque chose en nous, qui est le fruit d’un long apprentissage, c’est-à-dire d’un long dressage, et qui est plus ancien que notre mémoire individuelle ou collective, du moins de celle qui nous est accessible par la conscience.

Ce quelque chose apparaît comme une force se manifestant à travers un message délivré par une voix sourde souvent inaudible ou difficilement compréhensible par notre conscience.

Le message est par contre tout à fait clair pour notre corps-pensée. En effet, il l’écoute et l’entend quelles que soient les formes qu’il prend. Ce message est l’un de ces messages liminaux qui déclenchent immédiatement le système défensif qui fait s’inscrire sur l’écran de nos pensées les mots « non pas ça ! »

Il l’écoute, mais il n’est guère autorisé à l’entendre. Tout, même, est fait par notre conscience pour qu’il soit brouillé et qu’incompréhensible, le corps-pensée finisse par le rejeter, l’oublier.

Par exemple, nous ne cessons de dire qu’il y a de l’être, qu’il faut qu’il y ait quelque chose comme l’être, qu’il y a de la durée, qu’il faut qu’il y ait quelque chose comme de la durée, qu’il y a de la certitude qu’il faut qu’il y ait quelque chose comme de la certitude, qu’il y a de la croyance qu’il faut qu’il y ait quelque chose comme de la croyance, qu’il faut que quelque chose comme soi existe absolument, à tout prix, à n’importe quel prix !

Et cette voix qui s’adresse à nous à travers note corps-pensée ne provient pas, elle, de notre conscience, mais la traverse de part en part. C’est du fond de l’angoisse fondamentale, fondatrice peut-être, de notre être au monde, active sans cesse mais occultée toujours, que ce message est délivré.

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Samuel Beckett

C’est sans doute la chose la mieux partagée que de parler de soi. Une autre chose aussi bien partagée, c’est de ne pas parler aux autres, sinon de soi. Nous ne sommes que des îles à la dérive frôlant ici où là d’autres îles, les heurtant parfois et dessinant sur l’océan des craintes la carte d’un improbable univers, celui que pourtant nous habitons.

C’est la chose la mieux partagée, car ce faisant nous projetons toujours les images du possible sur l’écran vide de ce qu’est pourtant notre vie terrestre, « un oasis d’horreur dans un désert d’ennui ». De cela nulle mention, sinon ici où là chez quelques poètes et quelques écrivains, chez les plus grands d’entre eux, les autres s’ingéniant, pour séduire leurs ouailles, à prolonger la croyance fondamentale en l’existence nécessaire du bonheur.

Parler de soi ne devrait se faire que sous la forme d’un discours prenant en compte l’échec, cet échec incessant qui hante et constitue le nerf insécable de chaque vie.

Car qu’est donc une vie réussie sinon l’élaboration d’un fantasme de toute puissance.

Qu’est donc notre moi sinon le réceptacle fêlé de ce fantasme ?
« Of course all life is a process of breaking down ». Ce sont les premiers mots de La fêlure de F.S. Fitzgerald. Rien d’autre à espérer, rien d’autre à faire que passer le temps en dansant au rythme de ce continuo.

Une vie d’écrivain est une vie ratée. Le seul privilège, si c’en est un, c’est de le savoir et donc de faire en sorte, - mais qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? - d’être capable selon la formule de Beckett, fail better, de rater mieux.

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Enrique Vila-Matas

Il n’est pas utile de prétendre échapper au leurre et d’affirmer qu’une conscience de l’échec serait la forme secrète d’une réussite. Il n’est pas utile de rien prétendre, sinon de constater que la solitude est le lot de chacun, un lot littéralement impartageable, un lit tout autant, comme une faute de frappe pourrait le faire écrire.

Le hasard a voulu que ces jours-ci je lise Le mal de Montano d’Enrique Vila-Matas, une méditation récurrente sur cet écart qu’il y a entre vivre et écrire parce qu’écrire est plus que vivre et que vivre, vu à l’aune de la faiblesse des mots, apparaît dans la splendeur de son inanité. La prétention de ceux qui prétendent le contraire, et ils sont nombreux, a ceci de terrible qu’il est impossible de ne pas voir qu’ils surjouent matin et soir, soir et matin, prolongeant un mensonge avec lequel ils ont appris à composer précisément pour pouvoir continuer à vivre en se mentant.

Pas d’autre erreur. Pas d’autre source à l’aveuglement généralisé. Pas d’autre philtre que ce jus qui coule de ce mensonge programmé par n’importe quelle structure familiale et sociale qui viendra étaler ses discours, ensuite, toujours, pour tenter de panser des plaies qu’elle contribue à laisser ouverte en prétendant les soigner.

Pourquoi cette obsession à ne pas voir ce qu’il en est ? Pourquoi cette obsession de chercher à « tromper l’ennemi vigilant et funeste » ?
Pas d’autre solution qu’être quelqu’un ? Pas sûr ! Mais même dans le cas où l’on ne prétend pas à cette posture renouvelée au prix de constants reniements, il est difficile de comprendre pourquoi, en effet, on y a renoncé.
Aussi loin que la mémoire nous vienne, cela n’a pas été une priorité mais plutôt une source de reproche, la pierre d’achoppement, rarement évoquée, de l’incompréhension. Pourtant la réponse est simple : rien n’est apparu dans tout cela qui méritât qu’on le désire. Ni les honneurs ni l’argent ni le pouvoir ni les femmes dont on dit qu’alors, si vous êtes quelqu’un, elles se précipitent dans vos bras. Pas même la prétention qu’il pourrait y avoir à vivre ce retrait hors de la vie !

« C’est précisément parce que la littérature nous permet de comprendre la vie qu’elle nous maintient hors d’elle »

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Scott Fitzgerald

Habiter la faiblesse native du langage, l’impuissance même des mots à transformer le grain en ivraie, c’est être condamné à vivre hors des limites acceptables de la vie. Longtemps, on a nommé une telle position d’existence, mélancolie. Nous pouvons garder le mot malgré les sautes d’humeur des faussaires en étymologie. Nous ne pourrons pas en tirer une once d’orgueil.

Sans doute est-ce là le fil ténu qui relie au monde, les mots, non pas en tant qu’ils portent ordre et informations, mais en tant qu’ils sont des messagers.

Ainsi vit-on se dessiner une carte singulière composée d’un ligne brisée se démultipliant sans fin et se glissant en chacun de nous, passant entre notre désir de contraindre le réel par les mots et l’idée qu’ils n’y peuvent rien, les mots, sinon nous dire quelque chose de l’impossible correspondance entre un rêve et un autre rêve.

La biographie est tout pour qui entend dominer les autres en prétendant se dominer lui-même. Elle n’est rien pour qui surfe sur les vagues du temps en sautant de mot en mot comme on changerait d’esquif au milieu d’une tempête pour ne pas revenir à terre, pour ne pas laisser de traces.
Étrange obsession, rengaine lancinante, infatigable litanie, écrire serait vouloir laisser des traces, comme s’il s’agissait de mesurer à l’aune des assassins la ligne d’un destin. Veut laisser des traces celui qui confond sa blessure et le monde. De biographie point pour qui arpente le long filet de bave de l’éternité qui coule de ses lèvres, oubliant jusqu’à la bouche d’où il sort.

« Tu as remarqué comme nous, les hommes de lettres blessés, sommes étrangement impersonnels, à moins que ce soit notre personnalité qui soit très peu intime ? » fait dire Vila-Matas à un certain Gabriel Ferrater.

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Sueños
Francesco Goya

Tourner en rond, oui en effet, dans le palindrome du soi, mais non sans s’apercevoir que chaque virage, (comme le note encore Vila-Matas) est un virage vers la désolation. Ainsi, chaque date anniversaire est-elle peuplée de fantômes voraces qui rappellent comme clignote un feu mal éteint dans la nuit électrique, qu’en étant allé par là, parfois en croyant échapper pour un moment à la ratiocination perpétuelle, on allait encore plus sûrement vers le mieux de l’échec : « amour gloire bonheur ! enfer c’est un écueil ! »
Le vernis des photos peut rester brillant. Sous sa fine couche glacée, tremblote l’ombre du cadavre éternellement tiède d’un soi dépecé.
Avoir entrevu, sans que personne ne vous le dise, sans pouvoir prétendre l’avoir découvert, avoir trouvé cela en soi comme une pièce de monnaie dans la rue du voyage, avoir aperçu que cela n’était pas une fatalité mais une donnée de fait de l’existence, est ce qui fait de la biographie le règne de l’inessentiel, et de la vie, le domaine de l’impossibilité de partager cela autrement que par des mots rongés par le silence des livres.

Une fois pris le premier virage vers la désolation, aucun autre ne ramène en arrière, aucun ne nous éloigne non plus au point que l’on pourrait imaginer avoir changé de monde et ainsi avoir pu, ainsi, échapper à soi. De virage en virage, simplement la confirmation de la distance impartageable et infranchissable qui sépare les mots des mots, les mots qui ordonnent la mort des autres, des mots caressant leur propre disparition comme on le fait d’un fauve un instant dompté.

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L’histoire est donc, nécessairement, celle d’un abandon. Maître Eckhart l’a signalé dans une formule aussi magnifique qu’éprouvante lorsqu’il a dit : « eine gelassenheit ober aller gelasseheit ist gelassen sin in gelassenheit. » Autrement dit : « un abandon au-delà de tout abandon est de s’abandonner à l’abandon. »

Rien de plus. Rien de moins.

Les mots alors ? Sans doute, tels les restes d’une ambition qui s’écartèle, imagine-t-on parfois encore qu’ils doivent pouvoir servir à la construction de l’éternel monument, de ce tombeau qui fera de nous les Igitur de notre propre oubli.

Si les mots sont des pierres qui portent en elles leur lumière, alors le monument qu’ils construisent pourra être dit temple, mais ce temple sera fait d’une lumière si pâle qu’elle ne sera pas vue de ceux qui se pavanent au soleil.

La nuit, au moment où l’on referme un livre avant de s’endormir, ce temple qui a absorbé tous les rayons du jour, ne laisse s’échapper, en un dernier salut, qu’un souffle, sans nom.

À ce moment, qui n’existe pas ailleurs que dans l’imagination des spectres, ce temple brille, emporté qu’il est, sans reste après le souffle engendré par des pages qui se referment les unes sur les autres, par son invisibilité.
Essayer de ne pas manquer ces apparitions. Rien de moins. Rien de plus.