samedi 2 mars 2024

Accueil > Inter-Action(s) > Sur un plateau > Madame de Sévigné, ou la question du pouvoir

Cinéma

Madame de Sévigné, ou la question du pouvoir

regard sur le film d’Isabelle Brochard

, Anne-Marie Poucet

Le film Madame de Sévigné, de la réalisatrice Isabelle Brocard, nous expose discrètement la richesse de la relation mère-fille, dans un contexte historique particulier, le règne de Louis XIV et ses convulsions, qui en décuple l’intérêt et donne un film foisonnant, complexe. Avec en filigrane la question du pouvoir, sous toutes ses formes.

La relation mère-fille est l’une des plus riches qui soient. C’est d’abord la fusion totale, elles ne font qu’une tout au long de la gestation, puis cette union se prolonge bien souvent par le nourrissage au sein. Il en restera toujours quelque chose quoi qu’il puisse se passer. Le destin de cette relation sera cependant différent selon que l’enfant est garçon ou fille, ce que le film Madame de Sévigné, d’Isabelle Brocard, nous expose discrètement. Il explore cette situation dans un contexte particulier qui en décuple l’intérêt et donne une création foisonnante, complexe.

La relation entre Madame de Sévigné et Madame de Grignan, sa fille, se déploie dans une période agitée du XVIIe siècle : le règne de Louis XIV et ses convulsions — la Fronde et ses conspirations, les jacqueries lors desquelles les paysans qui refusent de payer les impôts nécessaires à la conduite des guerres intérieures et extérieures sont torturés, broyés, pendus. Elle nous donne à voir une grande variété de rapports amicaux, sociaux, familiaux qui s’entrecroisent et dont l’adroit tissage forme la trame d’un film. Son sujet principal est pourtant constitué des rapports entre Madame de Sévigné et sa fille, rapports uniques en leur temps et qui parlent encore à notre époque. De quoi s’agit-il ?

Isabelle Brocard excelle dans la description, tout en finesse, des liens affectifs et de leurs difficultés. Que ce soient ceux d’une architecte en phase terminale et de la jeune femme qui l’accompagne au quotidien — Ma compagne de minuit — ou de ceux des « jeunes aidants », enfants en charge de leurs parents malades ou handicapés et qui se trouvent propulsés dans le rôle de « parents de leurs parents », alors qu’eux-mêmes sont encore loin de la maturité. Ainsi Un trou dans le mur et un câlin sur l’épaule gauche, rend-il compte par le biais d’un atelier de cinéma de la situation et des préoccupations de ces jeunes.

Madame de Sévigné
©Julien Panié

De relation, il est question aussi dans Madame de Sévigné, mais cette fois dans un tout autre contexte puisqu’il s’agit, là encore, d’une relation complexe, peut-être une des plus complexes qui soit : la relation mère-fille. Une relation faite d’attirance-rejet, de fusion-séparation.
En effet, si les débuts de la vie sont identiques pour la fille et le garçon — une intimité partagée avec la mère — la suite diffère notablement. Si le garçon se trouve un modèle identificatoire paternel — le Nom-du-père lacanien — qui va lui permettre de gagner en autonomie face à la mère, pour la fille dont le modèle identificatoire est précisément la mère, la proximité reste grande. De ce point de vue, le film d’Isabelle Brocard, qui explore ces relations, est intemporel et universel. Bien sûr, il se déroule sur un fond historique précis qui exacerbe les relations de pouvoir et les manifestations les plus cruelles de l’absolutisme.

De pouvoir, il est question en filigrane de ce film, et pas seulement du pouvoir royal qui s’exerce sans contrainte, y compris à l’encontre des femmes, mais aussi de celui dont elles peuvent espérer jouir... ou pas, sans parler du pouvoir marital. Le passage où Madame de Sévigné disserte sur la distinction entre liberté et indépendance dans le salon de son amie Madame de Lafayette est, à cet égard, éloquent.

L’indépendance, Madame de Sévigné en rêve pour sa fille qui refuse de jouer le rôle prévu pour elle par sa mère. Elle veut se plier corps et âme à ce que les conventions sociales exigent d’elle, même si, dans un cri de révolte déchirant, elle dépeint le désespoir de sa condition en reprochant à sa mère d’en être l’artisane.

Madame de Grignan admire cette mère qui la fascine, elle le dit et le récit le montre lorsque nous découvrons qu’elle rend ses lettres publiques. Pour qui en douterait, la piété avec laquelle elle a conservé ces lettres en administre la preuve.

Plus fouillés sont les sentiments de Madame de Sévigné, sentiments qu’elle exprime sans détour dans ses lettres, seuls exutoires à une situation qui lui est insupportable dans une société corsetée. L’avenir de sa fille constitue sa seule ambition, le but de sa vie, l’horizon de tous ses rêves  ; séparée d’elle, elle dépérit — extraordinaire expressivité de Karine Viard. Ses lettres constituent son échappée, sa possibilité de partage, de rêves, d’expression de sa tendresse pour sa fille en ce qu’elles abolissent l’espace et cultivent une forme de proximité avec celle dont son gendre la sépare... Car il est aussi question de relations de couple dans une société où la toute-puissance maritale est comme un écho domestique à la toute-puissance royale.

Madame de Sévigné s’est trouvée opportunément veuve, ce qui lui a permis de se construire une vie, si ce n’est à sa guise, au moins de façon acceptable — son cousin-amant Bussy est certes moins encombrant que Sévigné. Elle utilise sa relative indépendance au profit d’une fonction maternelle qui s’exerce prioritairement à l’égard de sa fille, mais aussi d’une enfant pauvre de la noblesse, la maternité symbolique faisant écho à la maternité physique. La marquise se sent l’âme pédagogue pour former cet esprit inculte, mais fort logique et elle amorce une éducation émancipatrice dans le cadre d’une relation presque filiale, cadre qui sera brisé par les conventions. Lors du retour inopiné de sa fille auprès d’elle, elle se séparera sans un geste de sa petite protégée — mais l’expression désemparée qu’adopte en cet instant Karine Viard est éloquente. Cette « fille de substitution » restera « à sa place » quoiqu’en veuille la Marquise.

Au sein d’une même classe s’élaborent des stratégies pour préserver sa situation ou sa vie, les complots font florès. Des solidarités transversales s’esquissent ou se confortent : Bussy, en disgrâce, rédige ses mémoires et peut compter sur l’aide de la Marquise. Une autre ligne de front traverse ce microcosme soumis au caprice tyrannique du roi : la sororité. Madame de La Fayette est une précieuse alliée sur laquelle la Marquise peut compter.

La forme du film épouse parfaitement son propos grâce à une construction rigoureuse sous le foisonnement des événements. Les premier et derniers plans sont presque symétriques, l’un et l’autre se déroulent au même endroit, au bord de l’eau, laquelle est, du taoïsme, pour lequel elle est « yin », à la psychanalyse, la marque du féminin : du côté de la psychanalyse, elle est la métaphore des origines, de la fécondité, de l’enfantement, du liquide amniotique (Freud, Jung). Or la première scène nous montre mère et fille se promenant : la fille prenant un bain, puis sa mère, au sortir de l’eau, l’enveloppant et lui évoquant son entrée dans le monde, comme une seconde naissance. Dans la dernière, nous retrouvons la mère, livrée à une solitude méditative. Une boucle est parcourue, qui la dépose au lieu où tout a commencé, mais transformée. Il ne s’agit en aucun cas de la réitération du même. La Marquise, transformée physiquement et moralement, semble au terme d’un parcours initiatique dans lequel l’introspection à laquelle se livrent les lettres a joué un grand rôle.

Madame de Sévigné
©Julien Panié

Entre-temps une succession de retrouvailles et de départs comme autant de ruptures dont l’importance est soulignée par l’écran noir qui rythme la narration, ravageant moralement et physiquement madame de Sévigné mais la faisant aussi advenir autre. Ce processus douloureux accouche d’une nouvelle femme qui, d’une mère, devient une grande épistolière. On peut risquer, là encore un parallèle entre Françoise de Grignan accouchant dans la douleur d’un enfant de chair lors d’une séquence assez éprouvante, et Marie de Sévigné accouchant, elle aussi dans la douleur, mais lors d’un processus beaucoup plus long, d’une écrivaine et d’un nouveau genre littéraire. Cette mère dans l’âme — il faudrait aussi parler de la tendresse inquiète qui la lie à son fils — a fini par accoucher d’elle-même, réalisant avant la lettre cette injonction de Nietzsche : « Deviens ce que tu es ».

Image d’introduction : Mme de Sévigné, Julien Panié.

Madame de Sévigné, Isabelle Brochart
©Killian Bridoux