mardi 21 août 2012

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Maboneng, lieu de lumière

Brèves de Johannesburg

, Daniela Goeller

Maboneng veut dire « lieu de lumière » en Sesotho. Plus encore qu’un lieu de lumière, c’est un lieu de rencontre, un centre de créativité dans une ville qui n’a pas de centre : Johannesburg, sans cesse déchirée et recomposée.

Johannesburg est une ville où se croisent les chemins de beaucoup de personnes qui repartent ensuite dans différentes directions. Mais au points de leur croisements naît une grande énergie et cette énergie nourrit la ville, la fait grandir et se mouvoir.

Un soir je descends Bree Street vers Newtown. Adolphus m’accompagne et nous parlons. Il dit : « Il fut un temps où l’on ne pouvait pas voir un seul homme noir dans la rue ici... » Je lui réponds : « Aujourd’hui, on ne peut pas voir un seul homme blanc dans la rue ici... ». Nous nous regardons et nous rions. C’est de l’histoire, ce qui compte vraiment, c’est que nous marchons en ce moment ici ensemble dans la rue, un homme noir d’un certain âge et une jeune femme blanche, et que nous pouvons en rire. De tels moments sont rares et la conscience du fait qu’il ait senti le besoin de m’accompagner pour que je sois en sécurité, outre son éducation de parfait gentleman, trouble notre joie.

Après le déplacement de la population majoritairement blanche et du quartier des affaires vers le nord de Johannesburg, le centre-ville a accueilli une population majoritairement noire et originaire de tous les pays d’Afrique et est devenu un non-lieu pour une grande partie de personnes, noires et blanches.

Comme souvent en Afrique du Sud, les problèmes ne sont pas résolus, mais déplacés. Inverser la situation n’a encore jamais fait avancer. Le vivre ensemble s’apprend au jour le jour et quelquefois péniblement dans une société qui s’est construite sur la séparation. Bientôt 20 ans après la fin de l’apartheid, les marges de manœuvre sont parfois très étroites et l’équilibre reste fragile, suspendu à la volonté de chacun d’ériger des ponts sans avoir la moindre idée, s’ils tiendront, à l’endroit où d’autres avaient pris soin de creuser des fossés, trop larges et trop profonds pour ne jamais être traversés. Marcher sur ces ponts revient à marcher sur un fil. Chacun veille sur ses pas, toujours en train de scruter l’autre, des fois qu’il lâcherait le bout du fil sur lequel on avance et toujours aux aguets, des fois qu’un acte de sabotage interviendrait de l’extérieur. L’ignorance, même involontaire, est le plus grand danger. La conscience, aussi de cette ignorance, est le plus grand atout.

Un grand orage éclate au moment où j’arrive à Maboneng et une pluie torrentielle se met à tomber. C’est un dimanche après-midi. Le vent écrase les gouttes contre les vitres et l’eau chute du toit. Il fait sombre et on n’y voit rien. Impossible de regarder au delà des confins de la cour intérieure du bâtiment. Peu de temps après, la pluie cesse de tomber et le ciel s’éclaircit. Le regard porte vers l’ouest, sur le centre ville de Johannesburg. Les silhouettes des tours des immeubles plus proches se dessinent à l’horizon avec le Carlton Center au milieu en face.

Construit à la fin des années 1960 et inauguré en 1973, ce gratte-ciel de 50 étages et 223 m de haut est le plus haut bâtiment en Afrique et fait partie du patrimoine architectural emblématique de la ville de Johannesburg. La tour elle-même abrite essentiellement des bureaux et le siège social de la compagnie de transports Transnet, son propriétaire actuel. Elle marque un très grand centre commercial, qui s’étend autour d’un atrium central couvert d’une verrière et descend sur plusieurs niveaux au sous-sol de ce vaste complexe, comprenant en plus un parking, une patinoire et un hôtel de luxe, légendaire à son époque, mais fermé en 1997 et qui reste aujourd’hui abandonné.

Je suis assise en face de la fenêtre dans le lobby de l’hôtel 12 Decades qui se trouve au septième étage du bâtiment Main Street Life et j’essaie d’établir une connexion Internet. Dans ma chambre de l’autre côté du couloir, la réception est trop faible, ici le signal est plus puissant, mais ce n’est pas pour autant que le réseau fonctionne. Je commence à discuter avec un professeur d’architecture de Chicago. Il n’arrive pas non plus à se connecter et il est furieux, car il doit envoyer des documents urgents chez lui. Alerté par le professeur, le gardien de nuit de l’hôtel arrive. Il a informé le fournisseur et ne peut rien faire de plus. Il faut attendre. Probablement demain matin. Le professeur pousse quelques injures, tourne les talons et s’en va dans sa chambre en claquant la porte. Nous nous regardons avec le gardien de nuit et nous haussons les épaules en souriant. C’est un homme grand et plutôt mince, d’un naturel très doux et ferme, avec un beau sourire. Son calme et sa gentillesse sont rassurants. Est-ce qu’il y a souvent des problèmes avec Internet ? Demande-je. Hélas, oui...! Dit-il avec un autre sourire. Nous discutons un peu. Ensuite il part faire un tour sur le toit et je retourne dans ma chambre, me changer.

Je descends un peu plus tard pour aller au cinéma, regarder « Africa shafted under one roof », un film documentaire réalisé par Ingrid Martens qui parle du bâtiment Ponte et de ses habitants. Le Ponte est un autre édifice encore plus emblématique que le Carlton. Il est aussi situé à proximité de Maboneng, mais un peu plus vers le nord, sur le bord du quartier de Hillbrow et en face de Yeoville. Outre son aura de monument, Ponte tient le record du plus haut bâtiment résidentiel sur le continent africain. Initialement conçu comme une habitation de luxe avec des vues spectaculaires sur la ville et situé entre un quartier prisé et cosmopolite (Hillbrow) et à côté d’un quartier résidentiel de bon standing (Yeoville), Ponte est devenu par la suite un lieu de refuge pour des immigrés venant de toute l’Afrique et cherchant fortune à Johannesburg, situé désormais dans un environnement avec un taux de criminalité record. Le photographe sud-africain Michael Subotzky s’est fait connaître par un public international avec « Ponte City », un projet photographique qu’il développe avec Patrick Waterhouse autour de ce bâtiment et qui a reçu le prix Découverte aux Rencontres d’Arles en 2011. Connaissant le travail de Michael, je suis curieuse de découvrir le film. Le film se joue presque exclusivement dans les ascenseurs, nous fait rencontrer les habitants, les laisse parler. Il en sort un plaidoyer contre le racisme, touchant, contradictoire et rempli d’humanité. La réalisatrice est présente, il y a une petite discussion avec le public après le film.

En sortant de la salle, je croise une amie historienne de l’art de Berlin qui travaille sur un project de recherche en Afrique du Sud, comme moi, et est venue assister à la conférence annuelle des historiens de l’art sud-africains qui se tient à Pretoria dans les jours qui viennent. Elle me présente une collaboratrice du Goethe-Institut avec qui je discute longuement. C’est un heureux hasard. À la fermeture, un des deux patrons du cinéma vient nous rejoindre. Il nous rapporte les dernières nouvelles du jour. Depuis peu, le quartier possède son propre service de transport, ce qui est une bonne initiative dans une ville où les transports en commun sont rares et mal organisés et les taxis collectifs difficiles d’usage pour les non-habitués et les étrangers. Marcher à pied n’est pas une alternative praticable pour tout le monde et n’est surtout pas conseillé la nuit, aussi, étant donné l’étendue de la ville, ce n’est pas vraiment un moyen de déplacement adapté. Ainsi on reste souvent bloqué sans voiture. Maintenant un mini-bus, baptisé « Mabo-go » attend devant l’hôtel. Le chauffeur fait des circuits réguliers le matin et le soir et propose aussi des services à la carte. Il emmène tout le monde, touristes, habitants et employés confondus. Ce jour-là, il s’était fait arrêter et menacer, arme à l’appui, par un groupe de chauffeurs de taxis collectifs. Ces chauffeurs sont organisés comme une mafia et contrôlent leur territoire. L’incident a pu être réglé et n’a pas eu de conséquences, autres que le versement d’une somme d’argent à l’association des taxis. Les chauffeurs de taxis collectifs ont un certain pouvoir et il le font valoir, même vis-à-vis les autorités publiques quand il s’agit d’entrave sur leur territoire – que ce soit par l’installation de transports en commun ou par la création de péages sur les routes. En dehors du problème de l’orientation et de la langue, les taxis collectifs constituent le moyen de transport le plus fiable et le moins cher à Johannesburg – mais certainement pas le plus rapide. Les gares de taxis collectifs constituent un monde à part, ce sont des plaques tournantes, toujours grouillant de monde, souvent liées aux marchés d’alimentation et/ou de vêtements et entourées des petits stands de vente improvisés par des vendeurs de trottoir qui présentent un ensemble de bonbons, pop-corn, Zambuk (un baume au camphre que beaucoup mettent aussi sur les lèvres) et des cigarettes à l’unité.

Je rentre tard et tombe sur le gardien de nuit dans l’entrée de l’hôtel. Il est en train de parler au téléphone et me fait signe de l’attendre. Quand il raccroche, il me dit que l’ascenseur est en panne et me fait passer par l’autre entrée pour prendre le deuxième ascenseur. L’autre personne qui prend l’ascenseur avec moi est Jonathan Liebman, visionnaire et promoteur du quartier. Il a organisé un dîner avec des sponsors sur le toit du bâtiment qui vient tout juste d’être terminé. Pendant un certain temps, il dort aussi à l’hôtel, en changeant de chambre tous les jours ou presque, selon les disponibilités. Ses bureaux sont dans le bâtiment à côté qui est en phase de construction. Il tient à être présent sur les lieux. Il a toujours fait ainsi, dès le départ – dès le début de la réhabilitation du premier complexe de bâtiments qu’il achète en 2008 et qui deviendra par la suite Arts on Main. Nous discutons le temps de monter. Le tout avait commencé avec le constat qu’il cherchait en vain un endroit pour vivre et travailler dans la ville de Johannesburg qui correspondrait à ses ambitions. Par conséquent, il a décidé de le créer.

En suivant l’exemple du réaménagement d’un complexe industriel à Milpark, dans la périphérie ouest de la ville, il achète un premier complexe de bâtiments situé dans un carré entre Fox et Main Street donnant sur Berea Street, dans un quartier situé à l’est du centre-ville de Johannesburg qui comprend nombre de vieux bâtiments industriels en partie abandonnés et propices à être transformées en espaces de travail et de vie modernes. Il commence à créer Arts on Main, un espace de travail, comprenant ateliers d’artistes, galeries et espaces de travail et d’exposition. Son projet constitue une initiative importante dans le réaménagement du centre-ville de Johannesburg et représente une contribution majeure au développement urbain de la ville. Persuadé que d’autre gens viendront partager sa vision d’une nouvelle vie dans la ville de Johannesburg et de la création d’une communauté créative, il continue à développer son projet et commence à se lancer dans la création d’une économie communautaire et intégrante qui offre des possibilités à tout et chacun. Le projet gagne vite en envergure. Main Street Life, un complexe résidentiel avec restaurants, boutiques, cinéma d’art et d’essai, théâtre, espaces de travail et d’exposition et hôtel, est inauguré à peine deux ans après Arts on Main. Cette année, le Main Change, Revolution House et Fox Street Studios ont ouvert leur portes, et deux autres bâtiments, Artists and Res et le MOAD, le premier musée du design en Afrique, sont en phase de construction.

(à suivre)