mercredi 23 septembre 2015

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Logiconochronie — I

Venise 2015

, Jean-Louis Poitevin

Ici, au fil des lectures, des rencontres, parcourir les reflets des mondes hallucinés dans lesquels nous allons, fantômes sectaires assermentés, inventer des voyages dans les plis du grand drap de notre cerveau en creusant dans le ciel des images les chemins de nos extases désarçonnées.

Tintoret

Dans la sixième salle de l’Académie à Venise, à peine a-t-on passé la porte que l’on fait face à trois tableaux rectangulaires, à peu près de la même taille, des tableaux assombris par les siècles, des tableaux puissants qui disent dans la langue de la théologie trois moments qui confèrent à la pensée errante la double confirmation contradictoire que le temps ne passe pas, voire même qu’il n’existe pas à proprement parler, et que dans l’écartèlement que les siècles encombrés accroissent sur la ligne brisée que dessinent en vain les mains des humains rien de plus ne s’accumule que cette terrible confirmation : la vie humaine s’oriente en fonction de trois forces incompressibles : créer, partager, détruire. On pourrait dire : agir, offrir, faire mourir. Ou encore étendre la main, tendre la main, lancer la main. Ces trois tableaux disent la cohabitation dans le psychisme de trois états, solitude royale dans un monde sans autre, rencontre attendue de l’autre et détestation absolue de l’autre.

Ces trois œuvres qui appartenaient à un cycle de cinq, autrefois rassemblés sous le titre Récits de la genèse, ont été peintes entre 1550 et 1553. Elles prennent appuis sur la Genèse et par la manière dont les corps sont mis en scène, saisis au seuil du basculement, elles confèrent à ces gestes accomplis dans des moments de grande proximité encore avec le dieu vivant, une puissance d’affirmation indéniable.

Nous nous trouvons si près des commencements que nous pouvons considérer que nous sommes, avec ces tableaux en deçà de tout jugement en ce qu’ils nous projettent dans une strate où rien de ce qui fait le devenir encore n’a pu se déployer. Et pourtant ces trois œuvres dessinent, à quelques détails près, la gestuelle dont les hommes jusqu’ici ne se sont pas défaits. Qu’ils l’aient voulu ou n’aient pu le vouloir n’importe pas ici.

La création est prise dans un geste d’ampleur, un geste souverain qui s’appuie sur la nuit de l’oubli pour exhiber ses joies. Caresse portée sur le revers des vents, la création dit la fuite qu’il faut lire sans doute fuite en arrière tant c’est vers la gauche que tous les êtres s’égaillent sur ce tableau.

La rencontre de l’autre, de la femme par l’homme et de l’homme par la femme, a lieu au creux de l’invisible anfractuosité qui tenaille chaque cerveau, celle de la duplicité, invisible en tant que telle puisque l’on s’y trouve situé, aveugle à ce qui n’est pas l’autre, et dont le salaire immédiat, celui par lequel chacun est rétribué en de telles circonstances, puisqu’il s’agit de l’envers de la même monnaie, est la plongée dans le fleuve sombre de la fuite et la reconnaissance à même la chair, de l’abandon auquel elle est soudain assujettie.

L’assassinat de l’autre, frère et double, écho renouvelé des engendrements infinis auxquels les deux premières scènes constituent l’inqualifiable prélude, inscrit la violence et la mort comme aboutissements inéluctables des gesticulations du corps lorsqu’il tente de connaître la source des forces qui l’agitent.

Il est possible de faire varier cette trinité et de la dire encore autrement. Autrement est variation infime sur un thème lancinant, irréductible, ineffaçable à ce jour. Autrement dit l’impuissance à se défaire de l’incoercible assignation à être-là. Incapables de se défaire de la peau de temps qui ne se fait oublier qu’à une distance infinie du soleil à laquelle nous ne parvenons que si rarement, tel apparaît ici l’homme. Il est déchiré alors même qu’il découvre la maison de son corps, entre un temps vers lequel remonte toute créature, le temps mythique d’avant le temps que la fuite vers la gauche du tableau de tous les animaux met en scène avec précision, entre trois forces. Chaque force peut être nommée temps. Il y a donc trois « temps ». Dans ces tableaux, ces temps sont encore inexistants. Chacune de ces œuvres dit l’engendrement de cette trinité temporelle dans la répartition effective des rôles.

Le premier tableau montre un temps qui fuit vers l’avant, non pas l’avant qui dit le devant, l’avenir, mais bien ce qui était avant, le rien peut-être l’ombre, l’inexistence, et qui est symbolisé par le mouvement de tous les animaux vers la partie gauche du tableau.

Le deuxième tableau écartèle le maintenant. On « sait » déjà qu’il est trop tard pour que cela n’ait pas eu lieu, tel est le sens du péché, ce retard dans la saisie d’un fait psychique qu’il était impossible d’anticiper puisque la dimension temporelle qui aurait rendu cela possible n’existait pas et vient seulement, par ce geste même, d’être inventée, crée, ouverte, déchirure impossible à refermer, jamais. La double scène qui zèbre le tableau, la présentation à l’autre de l’autre, la découverte implicite de la disparition de l’ombre planant au-dessus de tout du créateur et la fuite des deux devenus des semblables dans le lointain de l’abandon confère à l’arbre la fonction d’un repère, puisque c’est lui qui marque l’infigurable d’une déchirure qu’il recouvre, empêchant les corps de basculer vers l’avant comme le font les autres créatures dans le tableau précédent.

Le troisième tableau marque la tentative d’interrompre la multiplication des demains en interrompant la propagation de l’espèce dans la série infinie des corps. Il en restera toujours au moins un, machine lancée par l’infini pour coloniser l’espace-temps de la répétition de ses gestes vitaux. L’ombre errante du vainqueur de ce combat douteux fuit vers nulle part, s’évanouit dans nul temps, et pourtant ouvre ainsi, malheur consommé de l’aveu, ce que certain appelleront un jour avenir, ou futur, ce demain vécu sans autre but que d’effacer ses propres traces en tournant en rond dans le désert de sable de l’amour évanoui.

Arsenal

En même temps, dans Venise éclaboussée de soleil, hantée de corps errants et graffitée de rues abandonnées, on se trouve, à l’autre bout de la colonne des siècles, dans un aujourd’hui ressassant ses remords et déclinant sur les registres de sa grammaire ses visions post-apocalyptiques.

En même temps, à l’autre bout de la ville cerveau séparant ses hémisphères d’une virgule sifflante, on expose d’autres œuvres. On crée ou tente de faire venir au monde ceci, cela, autre chose, encore. On partage, regard absenté ou fasciné, le fruit d’un don dont on ignore la provenance. On l’esquive, mais on capte en catimini, partout, tout autour, l’accumulation parthénogénique des cadavres.

En même temps, un peu disséminées dans le secret de palais mal gardés, encore d’autres œuvres, images en rut, cadavres en fuite, les regards extasiés côtoient des images animées, des installations malades, des objets sans décence.

Dans l’inévitable et finalement annuelle Biennale, car si le sujet change un an art, l’autre architecture, qu’importe, elle est là dans Venise tous les ans, et jusqu’à la Toussaint – on ne voit sous formes d’œuvres en tout genre que reprises incidentes de ces trois forces irrésistibles, de ces trois états du psychisme dont l’homme à l’évidence ne semble pas pouvoir se défaire – et d’ailleurs pourquoi le faudrait-il ? – : créer pour ne pas mourir, baiser pour ne pas mourir et tuer pour ne pas mourir.

On pourrait montrer, démontrer, prouver, que cette remarque, qui n’est rien qu’une confrontation de formes et de figures, de symboles et de gestes dans l’espace-temps qui relie la page du livre des histoires à la page du livre de comptes dans le livre de sable des siècles, trouve dans la rencontre mentale entre trois tableaux du Tintoret et une Biennale d’art une confirmation des plus éclatantes.

Même si nous ne faisons rien d’autre que d’aller du pareil au même, rapiéçant les haillons d’une théologie vivace avec les oripeaux d’une mémoire faillie, nous prétendons à autre chose. La question serait bien de dire à quoi nous prétendons prétendre. Est-ce du plus ou du moins que nous accumulons sur les graphiques de nos démesures ?

Il n’importe pas ici de parler de l’immensité vaine des œuvres déployées dans l’Arsenal, ce « All the world’s futures » dont le nom même sonne comme une absurdité de paroisse engoncée dans ses certitudes bienveillantes que l’humanité serait sinon bonne du moins non mauvaise. Et d’ailleurs, si l’on s’accorde sur le fait que la majorité des œuvres ont été choisies ou produites comme une sorte de réponse ou d’écho à ces mots absurdes d’infantilisme béat, alors, oui, on voit bien que ceux qui se décident un instant à regarder vers ces futurs sont tordus jusque dans leur âme par l’ombre du déni. Non, ce n’est pas possible. Nous ne pouvons faire cela. Non, ne pouvons avoir fait cela ? C’est impossible . Mais quoi ! Chacun se tait. Nous sommes ici face à un mur de silence contrit et contraint. Il s’agit moins de la manifestation d’une angoisse que d’un constat d’échec que l’on ne parviendrait à faire qu’en se voilant la face.

Personne n’a envie de savoir ce que seront ces soi-disant futurs tant chacun est convaincu, idéologie dominante et réalistement probable, que l’avenir est pétri au levain de la destruction et que le futur n’a désormais qu’un visage, celui de la fin dans le feu cosmique de cette vie humaine si valorisée et pourtant si traîtreusement méprisée par tous ceux qui la vivent, ces mafieux de la terre et leurs hommes de main, ces politiques et affairistes tortionnaires du quotidien, les petits chefs et les suppôts, les peuples couards et les pauvres décervelés qui offrent leur chair en pâture plutôt que dire simplement non.

Ainsi, les œuvres présentées dans ce cadre sont-elles toutes plombées par les boulets des aveux impossibles. L’art montré ici est l’otage d’une non-pensée en acte, fruit d’un décalage censé représenter la bonne conscience consciente de ses questionnements et qui ne fait qu’enfermer le possible dans les rets que ses assassins, ceux qui vivent de sa surexploitation par anticipation, nous tous donc, tendent au-dessus de lui. Ainsi voit-on l’Arsenal se transformer non tant en un tombeau qu’en un immense ostensoir à reliques, mais de reliques qui n’ont pas été produites par des saints.

C’est même tout le contraire. Pour être appréhendé à sa juste mesure, l’art ici exposé devrait par exemple, et c’est facile à faire, être rapporté à ce qui se déploie dans les églises de la Sérénissime. Alors on verrait en mettant en marche un esprit comparatif, pas branché sur le pôle « valeur- jugement » mais sur le pôle « de quoi ça parle », que ce cimetière de reliques fonctionne comme un onguent censé soigner les plaies de la plus grande des culpabilités, celle qui vient après le sacrifice, une fois qu’on a en effet mis à mort ce qu’on aimait le plus, soi-même comme monstre et qu’on sait qu’on ne reviendra pas en arrière.

L’allégorie, héroïne d’un Trauerspiel sans fin

L’errance de pavillon en pavillon, marche monomaniaque à variations continues, est un peu plus excitante. Elle confère à ces rapprochements intempestifs une paradoxale validité de cascade. L’air, entre chaque incarcération dans une de ces demeures du passé, même quand, de construction plus récente, son architecture tend à nous faire croire encore que modernité et vie ont quelque chose en commun, permet d’aborder le suivant avec détermination.

Ainsi voit-on comme il se doit défiler les diverses postures qui participent à la danse contrite de l’art contemporain, où la figure centrale est ce grand écart qui voit une moitié de cerveau supposé créateur faire tendre les œuvres qu’il produit vers le redoublement métaphorique d’une réalité défigurée et l’autre moitié de ce cerveau maintenir ces œuvres dans les rets d’une duplication décalée, métonymique, d’une réalité malade.

Ce grand écart délimite le giron de l’art, ce doux abri sous lequel les artistes se réfugient pour pouvoir continuer d’exister ou du moins prétendre pouvoir le faire. Ce grand écart se conclut toujours par un clap de fin comme si les branches des ciseaux venaient d’un coup se refermer sur les prétentions et les aspirations, les déclarations et les si nobles intentions. Ce clap de fin temporaire, ce sont les œuvres qui les incarnent. La plupart à des degrés divers relève d’une catégorie singulièrement ignorée dans l’analyse de l’art contemporain : l’allégorie.

Un parallèle entre la thèse de Walter Benjamin et la réalité de l’art contemporain doit pouvoir conduire à une refonte des critères qui servent aujourd’hui encore à la mesure des qualités des œuvres et à la possibilité d’une esthétique. Le recours à la formulation que donne de l’allégorie Hannah Arendt dans son petit livre sur Walter Benjamin, par sa concision, est un moyen plus efficace pour ouvrir « cette porte où je frappe en pleurant. »

À lui seul, ce long passage constitue une sorte de compteur Geiger permettant de repérer et de mesurer les radiations émises par les œuvres à la Biennale comme ailleurs. Il indique, dans la concision un partage qu’il met en place métaphore et allégorie, non tant quelque chose qui ressemblerait de loin à une évidence partagée qu’un appareil d’une précision remarquable mais d’un usage délicat, dans la mesure même où est grand le risque de confusion entre les radiations émises par l’œuvre et celles émises par celui qui tient le compteur.

« Intéressé comme il l’était par des faits concrets, directement et réellement montrables, par des événements et occurrences singuliers dont la « signification » est manifeste, Benjamin n’attachait guère d’importance aux théories ou aux « idées » qui ne prenaient pas immédiatement la forme extérieure la plus précise qu’on pût imaginer. Pour ce mode de pensée très complexe mais toujours hautement réaliste, la relation marxiste entre superstructure et infrastructure devenait, en un sens précis, une relation métaphorique. Si, par exemple – et celui-ci ne serait certainement pas infidèle à l’esprit de Benjamin – le concept abstrait de Vernunft (raison) est reconduit à son origine dans le verbe vernehmen (percevoir, entendre), on peut penser qu’un mot de la sphère de la superstructure a été restitué à son infrastructure sensible, ou, à l’inverse, qu’un concept a été transformé en une métaphore – à supposer que « métaphore » soit entendue au sens originel non allégorique de metapherein (transporter). Car une métaphore établit un lien qui est perçu de manière sensible dans son immédiateté et n’appelle aucune interprétation, tandis qu’une allégorie précède toujours d’une notion abstraite et invente ensuite quelque chose de tangible qui permet de se la représenter en quelque sorte à volonté. L’allégorie doit être préalablement expliquée pour pouvoir prendre un sens, il faut trouver une solution à l’énigme qu’elle présente, de sorte que l’interprétation souvent laborieuse des figures allégoriques fait malheureusement toujours songer à la solution d’une devinette, même si cela ne demande pas plus d’ingéniosité que dans le cas de la représentation allégorique de la mort par un squelette. Depuis Homère, la métaphore est, dans la poétique, l’élément proprement transmetteur de connaissance ; par son emploi s’établissent des correspondances entre les choses physiquement les plus lointaines – ainsi, ce passage de l’Iliade où au déchaînement de peur et de douleur dans le cœur des Achéens répond le déchaînement conjugué des vents du nord et de l’ouest sur les eaux sombres (Iliade, IX, 1-8) ; ou cet autre où à l’ébranlement de l’armée vers le combat, en vagues pressées, répond le mouvement des lames de la mer qui, poussée par le vent, se soulèvent d’abord au large, puis s’en viennent se briser sur la terre dans un fracas de tonnerre (Iliade, IV, 422-428). Les métaphores en ce sens mettent poétiquement en œuvre l’unité du monde. » (Hannah Arendt, Walter Benjamin, Éditions Allia, p.32-34).

Ce que nous pouvons voir en déambulant tel un flâneur benjaminien entre les pavillons de la Biennale 2015, nous conduit immanquablement, – mais il faut dire une fois de plus ou une fois encore – à ce constat que les œuvres présentées sont basées pour l’essentiel sur une relation allégorique aux choses du monde en ce qu’elles les retranscrivent pour nous à partir de ce qu’il faut bien appeler une idée abstraite, d’autant plus abstraite d’ailleurs qu’elle tend à se présenter comme saisie et présentation d’une réalité concrète.

C’est bien cette occultation généralisée des filtres implicites et explicites, ceux d’une époque, ceux d’une personne, ceux d’une pensée, ceux d’une perception engluée dans ses habitudes, qui constitue le fond abstrait à partir duquel la création artistique se constitue, planétairement parlant. Et rien n’est moins simple que de gratter une peu de ce limon des habitudes sur lequel nous faisons marchons sans éveiller la peur de la perte des fondements chez ceux qui le foulent et qui sont aussi bien créateurs que médiateurs, spectateurs que producteurs.

Il n’en reste pas moins que certaines des créations pavillonnaires ont le mérite et la force de nous installer sur ce seuil incertain où action allégorique et action métonymique sont presque indistinctes ou suffisamment mêlées pour qu’il soit difficile de les distinguer. Et s’il n’importe guère de juger, plutôt de s’éprouver avec elle, il est difficile de ne pas entendre les flots de discours qui crépitent parfois dans l’air ambiant.

La rigueur du pavillon autrichien ne laisse pas de confiner à l’asphyxie mentale. Le vert du pavillon égyptien imite par trop bien la couleur de l’herbe. Les éclats de verre du pavillon norvégien ne sont justement pas indemnes de ces voix. Les tourments de l’histoire engluent le pavillon russe dans une allégorisation évidente. Le capharnaüm du pavillon canadien nous fait trébucher sur des choses prises au pied de la lettre. En proposant de le mettre en ordre, l’inventaire du pavillon australien nous plonge littéralement dans la confusion du monde. Le pavillon slovaque met en scène une fois de plus la relation déceptive parce que présupposée directe entre une image et son référent. Le pavillon français nous emmène dans un voyage macbethien dans lequel les arbres certes ne nous assaillent pas mais nous convient à une paix impossible. Le pavillon grec nous renvoie à la déception immémoriale d’exister que n’abolit jamais le passé même sauvé pour un instant de l’oubli. Le pavillon coréen nous embarque vers le nulle-part d’un demain qui n’adviendra jamais. Le pavillon israélien tente de rapporter le réel à son image et cette image à un réel écrasé. Le pavillon anglais exacerbe la métaphore au point qu’elle s’exhibe allégoriquement. Le pavillon japonais nous enferme littéralement dans un monde où l’absence de clé métaphorique vient buter sur la profusion allégorique de clés bien réelles, abstraites pourtant puisque ne servant à ouvrir aucune porte pas même celle de notre esprit.

Et dehors, autour, dans l’infinité labyrinthique de la ville, il y a les églises.

Les yeux au ciel

On occulte généralement le contexte, comme réalité, comme question, comme enjeu. À Venise outre la ville même dont la forme conditionne les modalités de la réception des œuvres contemporaines, il y a les églises et dans les églises, l’infinité des tableaux et des fresques, des niches et des plafonds peints. Cette possibilité de pénétrer à volonté dans une partie au moins des entrailles d’une ville, car pour connaître l’intérieur des palais privés il doit falloir être vénitien et encore pas n’importe lequel, constitue un fait rare qui confère au contexte une dimension supplémentaire. On doit considérer que ces milliers de tableaux, le plus souvent grandioses, constituent une sorte de contexte dans le contexte et que c’est en relation avec lui que la vision et la lecture de l’ensemble des œuvres s’effectue.

De quoi nous parlent ces tableaux ? À sujets religieux tous ou presque, se déploient devant nos yeux selon un axe double, l’un historique disant le grand basculement du Quatro au Cinquecento, l’autre thématique, se déployant au gré d’une ramification foisonnante de situations toutes hantées par la mort et soulevées par l’espoir du salut.

Dans la majorité de ses églises on voit des œuvres des XVIe et XVIIe siècles. À l’Académie on peut cependant accéder à une partie de la vérité du siècle qui précède, et qui lui peint les amours en gloire du fils et de la mère, des couronnements de l’une par l’autre, des jeux de regards éclairant des visages jeunes. À voir les tableaux de Veneziano par exemple, comment ne pas se dire que plutôt qu’une mère et un fils on voit deux amants magnifiques ?

Un demi-siècle plus tard, tout a basculé. À la possibilité du bonheur répond la nécessité de la souffrance et l’évidence du malheur. Le dieu ensanglanté a pris le dessus et c’est la terreur qui règne à l’ombre de la croix. À la mise en scène de la mort souffrante s’ajoute le constat de l’impossibilité d’échapper à la violence, celle qu’exerce sur chacun le destin, la haine, la passion, la méchanceté des hommes. Partout des corps assaillis par d’autres dans des enchevêtrements impossibles à dénouer. Ailleurs, hiératiques, des portraits qui ne parviennent qu’à rendre à la réalité d’un visage un peu de sa dignité profonde. Et puis, aussitôt, encore des corps enchevêtrés, des crimes que rien n’arrête et au-dessus, l’ombre sanguinolente du flanc divin. Mais s’en tenir à cette seule présence de la souffrance serait manquer l’autre scène présente dans tant de tableaux, la scène irreprésentable et pourtant si souvent montrée de l’extase.

Face à la puissance de la souffrance, à sa force irrésistible, un seul moyen, un seul chemin, une seule voie se dessine peu à peu, et s’impose brutalement lorsque les recours aux échappées belles que proposent les recoins de l’espace semblent devenues impossibles : la montée au ciel.

C’est la grande invention baroque que d’avoir substitué à l’horizontalité des lignes de fuite terrestres, une torsion magistrale et à coups de S majuscule ou de X incurvés, tordus même, d’avoir mis en place un espace impossible dans lequel le regard captif et les corps figurés allaient pourtant espérer pouvoir se perdre.

Trouées du ciel, cet appel d’air qui vient défaire la croyance dans le destin de souffrance fonctionne comme un immense aspirateur dont le bruit singulier est celui des mélopées religieusement envoûtantes. Et, à force de lever les yeux au ciel, on les voit, ces corps soulevés par l’extase qui se laissent emporter vers le ciel par la puissance même d’yeux fascinés oublieux de la terre et déjà plein de la lumière divine.

Pourtant, c’est moins voir qui importe que la manière dont on montre ce qui fait l’objet de la vision et le corps qu’il faut être disposé à se faire pour y parvenir. L’extase est un état du corps, mais cet état n’est possible que si l’on accepte de ne plus avoir peur de ses hallucinations. Ainsi, chacun de ces saints qui espèrent être physiquement aspirés par la trouée du ciel forment-ils un cohorte de modèle autorisant l’espoir d’accéder au ciel individuellement en ne repoussant plus les hallucinations. Ce sont elles qui mettent littéralement hors de soi et l’extase n’est rien d’autre que cette délocalisation du corps vécue dans l’ici de la chair.

Cette légitimité de l’hallucination comme attitude possible et autorisée pour échapper à l’absurdité de la vie, certes qu’on ne s’autorisait pas à définir ainsi, mais qu’on montrait dans l’absurdité de son invincible violence destructrice, permettait à chacun, et aujourd’hui encore, de ne pas être assigné à résidence dans la prison du corps terrestre. Plus encore, elle dessinait et dessine encore les contours d’une relation au monde qui en effet tend à dénier au contexte son pouvoir absolu. En fait c’est aussi à ceux qui le gouvernent que la légitimité de ce pouvoir est déniée, car le contexte n’est autre que cette implacable réalité vécue, politique, économique, sociale qui importe et cette situation existentielle incontournable qui fait qu’en effet nous pouvons nous sentir en exil sur cette terre.

Nous sommes face à un paradoxe. Le message chrétien a varié, même et y compris dans les parages de ses dogmes les plus profondément ancrés en l’homme. Nous voyons là, alors même que nous entourent les œuvres de la biennale, un monde figural mettant en scène, à rebours de ce qui est aujourd’hui revendiqué, un désir légitime et acceptable, respectable et même vénéré, celui de chercher à fuir ce monde « marqué au front du signe de l’automne ».

Partout dans les allées des pouvoirs actuels, dont la Biennale est une antichambre, la même assignation à être-là. Apprendre à supporter la souffrance, rien d’autre. Et la quasi-totalité des œuvres, dans leur arrogance ou dans leur platitude avouées tend à perpétuer l’ordre implicite mais effectif dont elles se font les porte-voix : rester là. Entendons, ne pas s’autoriser à croire que ce monde est multiple que la réalité est infinie, que le là du corps n’est pas la vérité absolue de l’existence et que les rêves, les fantasmes, les hallucinations, les visions sont des vecteurs incontournables d’une existence sans maître, sans assignation.