mercredi 26 septembre 2018

Accueil > Les rubriques > Appareil > Logiconochronie – XXX

Logiconochronie – XXX

Perdre (la) conscience

, Jean-Louis Poitevin

Parfois un carnet disparaît entre des livres dans une bibliothèque et reste introuvable pendant des mois, des années même. Un grand rangement le fait réapparaître, effet magique, joie non feinte.
Les notes qui ouvrent ce cahier, l’un des nombreux volumes d’une sorte de « journal », datent de 2006, moment de la lecture du livre incontournable de Julian Jaynes, La naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit (bicaméral), paru en 1976, et publié en France en 1994.

Comme une évidence, mais qu’il fallait tester, une formule s’est imposée. Elle peut sembler polémique, inacceptable, constituer un appel à faire resurgir des fantômes que l’on tient pour dangereux. Ce sont ces quelques pages qui feront l’objet des prochaines Logiconochronies. Le titre qui s’était alors imposé était : Perdre (la) conscience.
Comme ces notes ont plus de dix ans, des remarques ou des ajouts faits aujourd’hui viendront les ponctuer. Ils seront en italique.

1. Le livre possible serait virtuellement un film, un film tiré d’un livre rêvé dans lequel les images ne parlent pas du texte, ni le texte des images, mais s’engendrent les uns des autres, et quoique irrémédiablement distincts cherchent à habiter (à inventer) l’espace de leur rencontre.

2. On fait tant de cas de cette « fille-là », la conscience, et pourtant on ne cesse de la maltraiter, la sienne comme celle des autres, y compris celle qu’on est censé partager, comme ils disent ! Une chose est sûre, pour rien au monde ils ne voudraient la perdre. C’est même elle qu’ils veulent sauver en chacune de leurs actions, elle qu’ils méprisent tant mais qu’ils craignent par-dessus tout d’abandonner. (Elle est le « dieu » que chacun révère, qu’il plane dans l’air ambiant ou qu’il se cache dans l’autel secret que chaque homme est supposé abriter en lui-même.)

3. Ils - ce sont les humains, femmes et hommes qui, à l’aube d’un troisième millénaire d’une civilisation blafarde - n’ont pas encore perçu qu’ils creusaient leur tombe en s’accrochant à tout prix à elle. Ne pas croire qu’il s’agisse ici de les sauver (de nous sauver). Il s’agit plutôt de les perdre (de nous perdre) en la perdant elle, comme on jette un cadavre au bord d’une route, comme on perd une fille en la discréditant aux yeux de tous.

Ceci est largement facilité par le fait que tous et chacun nous sommes en quelque sorte les mêmes. On pourrait ajouter : que tous « est » chacun, tant la copule être ne sert plus guère qu’à des accouplements de ce genre, aussi vains que risibles.

4. On reconnaît ceux qui veulent se sauver en sauvant leur conscience à l’usage massif qu’ils font du mot « être ». Et aussi du mot « temps ».

Cette conscience est donc un autel niché au cœur d’une grotte et le dieu qu’elle est censée abriter. Ils prétendent en connaître l’entrée et la sortie. En fait, ils ne quittent jamais le pronaos. Ils ne l’ont jamais quitté, n’ont pas de souvenir d’avoir jamais pénétré le naos et pourtant, tous affirment tout savoir à son sujet. Étrangement pourrait-on dire, car ils ne sont pas conscients de cet état de fait. Ceci est d’ailleurs inévitable, car la saisie de cette situation existentielle, croire savoir sans avoir « vu », ne relève pas des prérogatives de la conscience, pas du tout.

5. On reconnaît ceux qui veulent se sauver bien évidemment au fait qu’ils disent vouloir sauver les autres, surtout les autres, ou la terre, ou les oiseaux, mais continuent de voter pour ceux-là mêmes qui poursuivront le travail de destruction massive du vivant, auxquels pourtant ils disent (prétendent) s’opposer.

On en reconnaît d’autres au fait qu’ils ne parlent que d’eux, de leurs biens, de leurs empires, cosmiques ou microscopiques, et qu’ils veulent les sauver. Mais, ajoutent-ils, en les sauvant ils entendent aussi se sauver. Ne sont-ils pas les plus honnêtes ? (Ils ne disent simplement jamais de quoi ! Dire : « du Mal » leur brûlerait la gueule car qui croit à la conscience ne peut croire au mal.)

Il existe aussi un autre sous-groupe parmi ceux qui abritent ces amis de l’erreur désirable. Ce sont ceux qui prétendent qu’il n’y a rien à sauver. Ils sont rares. Ils détruisent beaucoup, mais voudriez-vous toucher à l’un de leurs cheveux, ils vous tueraient. Dans ces instants, en eux, se manifeste comme une sorte de fantôme, qu’ils sont seuls à voir là-bas dans la nuit de leur grotte. (Le dieu pointe son nez, il est en train de sortir du naos !) Ils voient que la nuit est venue et ils cherchent un briquet dans leur poche. Qu’éclairent-ils avec ce briquet ? Rien d’autre que la nuit qui devient plus pesante s’il était possible. Ils espèrent trouver la force d’aller cette fois jusqu’à l’autel, en allumant une vieille bougie. Leurs doigts les brûlent. Le briquet est vide. Que faire ? Crier ! Ils savent que personne ne les entendra. C’est la seule chose qu’ils savent et sauront jamais, la seule chose qu’ils voudraient ne pas avoir à connaître pour ne pas savoir, ne pas savoir pour n’avoir pas à la connaître : personne !

6. Il y a aussi tous ceux qui n’ont avec la conscience rien à voir ni à faire. (Ils ont d’autres dieux en tête, au bout des doigts, en ligne de mire.) Ils n’appréhendent rien du projet constamment reconduit dans le monde du silence dans lequel chacun baigne. En lui la conscience s’est métamorphosée en un océan dans lequel on perpétuerait des massacres mais d’où ne sortirait aucun bruit ni ne coulerait aucune goutte de sang. C’était avant, bien avant qu’on a esclavagisé ces populations incultes qui ne croyaient pas en elle.

La lutte était à mort. Les tueurs à gage le savaient. Puis, la majorité milliardesque s’est muée en un peuple meurtri, celui des valets de la conscience. (Désormais, eux aussi se protègent et font tout pour ne pas la perdre, cette conscience avec laquelle pourtant ils croient n’entretenir que des rapports distants voire même inexistants. Comme les autres ils pensent pouvoir tout gérer grâce à elle, même si elle est le dieu d’arrière-plan, car, pour eux aussi, elle constitue la base implicite avec laquelle ils ont appris à recevoir, percevoir et penser aussi bien ce qui leur arrive que le monde où ils se trouvent, les autres qui leur font face qu’eux-mêmes dont ils ignorent finalement presque tout.)

7. On a beau dire Je Tu Il, les noms collent à la peau. La peau part en lambeaux et emporte les noms dans sa desquamation. Il leur faudrait apprendre à vivre nus, la peau à vif, mais ils trouvent toujours quelques vieilles loques pour se couvrir.
Il fait froid, si froid dehors !

Le froid a bon dos. Parce qu’ils ne sortent jamais ou si peu. Et quand ils le font, c’est pour aller au jardin, pisser un coup, respirer un peu. Ils appellent cela faire des vacances. Il faudrait dire plutôt qu’ils « sont » la vacance !

En fait, ils ne sont rien. Ils portent sur eux tout au plus cette odeur fade des nourrissons, l’odeur barbare des langes, l’odeur pâle et sucrée de la tasse presque vide.

8. La sensation étrange que ressent qui veut s’approcher du naos est celle que l’on peut éprouver avant de pénétrer dans une de ces vieilles maisons en bois d’apparence saine, robuste, à la peinture un peu écaillée, mais inspirant confiance, faisant des clins d’œil pour être acquise et qui au moment où l’on pose le pied sur l’un des dernières marches de l’escalier se met à vibrer, trembler, avec une grâce infinie, la grâce des étoiles qui meurent.

Mais avant que vous n’ayez rien pu faire pour fuir, elle s’effondre en vous et vous engloutit dans ce rêve.

Même ceux qui font ce rêve pensent pouvoir s’en sortir et en tout cas survivre dans les décombres. Car ils imaginent sans aucun doute qu’on va venir les sauver.
Ils ont déjà oublié qu’en approchant du naos ils rêvaient qu’ils chevauchaient l’être. Oui, ils oublient, tout sauf cela, qu’ils sont !

9. Il n’y a pas de piège, sinon celui que l’on construit, invente, crée, fabrique, fait fonctionner en disant, en clamant, en proclamant : je suis !

Même lorsqu’ils se regardent dans le miroir du « je pense », ils ne voient pas qu’ils ne voient rien ! Et c’est cela le pire, qu’ils ne voient tellement rien, qu’ils ne remarquent pas qu’ils n’y sont pas, dans ce miroir ! Ils ne voient pas qu’il n’y a rien à voir, justement (et que ce qu’ils prétendent voir et sur quoi ils fondent la totalité de leur « être », de leur existence, n’est que le fruit d’une imagination qui se vend en supermarché.) De ce constat on pourrait tirer beaucoup de choses, des actes sans nombres, des faits. (Rien ne se passe là non plus).

On appelle aveuglement le fait de ne pas pouvoir voir ou remarquer qu’il n’y a rien à voir.

C’est à partir de là que l’œil se perd. C’est pourtant aussi à partir de ce point qu’il serait possible d’inventer une vision. Le regard se perd là où la vie s’invente.

10. Il faut dire qu’ils en ont brûlé des cigarettes, à parler de leur corps en parlant du corps ! Il faut bien tenter de faire tenir dans ce mot-là tout qui est lui et aussi tout ce qui n’est pas lui. Il faut bien tenter de se tenir dans ce mot-là pour ne pas risquer de se perdre, pour ne pas risquer de la perdre.

Et on le voit si bien en proie à toutes ces mimiques improbables, ce corps, qu’on en rit ! Et quand cela fait mal on dit que c’est ailleurs qu’on a mal. Ne leur demandez pas ce qu’est cet ailleurs ni où il se trouve. Ils ne vous répondront jamais dans le cerveau qui se trouve dans la tête qui se trouve dans leur corps ou pour le moins attaché à lui ! Cela non plus, ils ne le voient pas. (Je, Tu, Il/Elle, Nous, Vous, Ils/Elles).

(à suivre)