lundi 18 décembre 2017

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Logiconochronie — XXIII

Le bonheur : nouvelle donne

, Jean-Louis Poitevin

Pendant un siècle, le précédent, on a exalté jusqu’à l’ivresse toutes les formes de la désinhibition, les résultats auxquels elle devait faire parvenir ceux qui la pratiquaient comme un art, ceux qui la pratiquaient dans l’art, les états de béatitude satisfaite auxquels elle devait conduire ceux qui la recevaient comme un don, une offrande due à leur statut de citoyen payant ses impôts. Quant à ceux qui s’en défiaient, ils l’acceptaient eux aussi malgré tout comme l’ermite accepte l’obole de Dom Juan, après avoir discuté et s’être rendus à l’évidence qu’il était inutile de lutter contre celle qui était la maîtresse de ces temps d’après la fin des temps.

Inhibition et désinhibition

On a tout essayé ! Un siècle plus tard, quelle que soit la date exacte à laquelle on reconnaît avoir enregistré les premiers soubresauts de ce séisme quasi-planétaire, de maîtresse elle est devenue soumise. Pourtant les chansons continuent comme avant à déverser leur sirop de catacombe. La « chose » n’est plus mais on vante et on vend et surtout nous achetons plus que jamais l’ombre de son ombre. Cette possibilité est offerte, cadeau sublime et suprême qu’elle nous fait de ne pas encore nous rendre à l’évidence de sa métamorphose, parce que nous n’avons pas envie de changer la bande son, ni le reste, indifférents au fait qu’elle puisse être devenue comme on le disait autrefois pour stigmatiser les naïfs, une simple apparence.

D’ailleurs, ceci demanderait à être vérifié, vous ne croyez pas ?

Et ainsi, nous glissant chaque jour dans le flux de ce jour, nous nous pressons vers les portes d’où nous sera délivré le pain de ce jour. Nous continuons de penser que nous sommes les bienvenus, qu’on souhaite que nous vivions, qu’on nous aime encore assez pour nous garder et rentrons dans nos automobiles satisfaits de n’avoir pas senti le sol trembler.

Contempler et acheter, vendre et revendre et acheter encore, tout et rien à la fois, bercés par les chansons qui toutes délivrent le même message : tu n’achètes pas, tu ne consommes pas, car en achetant, en consommant, tu te libères !

Il n’est plus même question de se demander de quoi on se libèrerait, tant la réponse a été donnée par l’histoire, tant ce siècle passé s’est évertué à le faire pour nous, nous libérer de nous-mêmes sans doute, nous qui vivons encore aujourd’hui !

Et nous ne prêtons pas attention, et pourquoi d’ailleurs faudrait-il le faire, à ces voix qui murmurent, ici ou là, que ce que l’on nous vend est un poison universel et que se désinhiber en consommant n’est que la poursuite du suicide par les moyens du mensonge et de l’aveuglement.

Et, de boutique en boutique, nous avançons en tâtonnant, quémandant juste un peu, mais encore un peu de cette marchandise dont nous ne voyons plus le « visage » mais dont nous entendons encore la voix, dont nous recevons encore les ordres. Et cela suffit pour que nous sachions, qu’en effet, ainsi nous nous libérons de nous-mêmes de nos angoisses recuites et que nous accomplissons notre mission terrestre parvenir au satori de la désinhibition par l’aveuglement et l’oubli du soleil et grâce à l’audition des voix, à l’immersion dans les images.

Alors pourquoi nous laisser encore déranger par des voix qui chantent d’autres chansons, par des voix qui disent qu’il faudrait au contraire appréhender demain à partir du secret civilisateur de l’inhibition. Il suffit que l’ordre règne à Paris pour que l’on oublie qu’ailleurs ce n’est peut-être pas le cas.

Alors pourquoi se préoccuper du fait que l’on sente un peu plus les sangles se serrer autour de nos ceintures et nous tenir au fond de nos sièges d’où nous n’éprouvons plus guère d’ailleurs le désir de bouger ? Nous avons vaincu l’ombre du diable qui dansait encore ici ou là sur les murs. D’ailleurs, il n’y a plus de murs. La caverne est ouverte. On ne voit pas le ciel mais qu’importe, nous savons qu’elle est ouverte. On nous le répète suffisamment pour que nous en soyons certains !

D’ailleurs, nous entendons la mer rouler ses vagues à nos pieds, là pas très loin. Alors inutile de nous rappeler que nous avons souffert. C’était hier, et hier c’est déjà un jour qui s’efface dans une autre vie puisque demain appelle et qu’aujourd’hui s’étire, enfle et s’épuise, bonheur inégalé du premier dernier matin. À moins que ce ne soit du dernier premier matin.

Nous savons bien qu’il nous faut un peu quand même inhiber l’idée de notre bonheur et les manifestations afférentes, parce que la désinhibition règne encore en nous, déesse implacable et vengeresse toujours prête à nous défendre contre les assauts de ces vagues de la tranquillité qui brillent dans le jour qui appelle.

Alors de vagues oui, mais qu’elles ne soient pas rouge ! C’est pour cela d’ailleurs qu’on a choisi de ne pas les regarder, de ne plus les regarder parce que, désinhibés certes, mais encore un peu humains, et donc courageux jusqu’au garrot pas plus loin. La sagesse ne nous a jamais quitté qui dicte d’obéir aux voix qui coulent vers nous à travers les images, même et surtout celles qui nous disent de ne pas regarder, ici ou là, telles ou telles images.

D’ailleurs, on est si bien les yeux grand fermés à rêver sur les variations continues que provoquent derrière le voile clos de nos paupières les images en Technicolor !

Lien social et obéissance

Il y a longtemps qu’on a compris, (qui est on ? À vous de voir !) qu’il était inutile de se mettre nu sur une scène pour attirer l’attention. Quant à faire des choses plus osées, il n’en est plus guère question. Pour être vu il faut respecter les codes. Et ces codes sont ceux de la socialité post-marchande, ceux de l’époque des marques, de cette époque où les marques ont plus de puissance que les états, car elles les traversent, les unifient comme marché, les divisent comme entité.

Là tout est ordre et beauté, luxe calme et volupté ! Et pas question de trop de le déranger cet ordre, de trop le troubler ce calme, de trop faire savoir qu’il n’est pas tant une apparence qu’un glacis sous lequel grouille une mare de vers grouillant sur des chairs pourrissantes !

Cézanne, dit-on, savait toujours par cœur à la fin de sa vie À une charogne de Baudelaire !

Aujourd’hui, en effet, la vue du sang est banale, sur les écrans s’entend, mais celle d’une vague rouge heurte parce qu’elle rappellerait un trauma.

Alors, on le comprend, le message est simple. Si l’art sert à poser des cataplasmes sur nos jambes de bois, alors il est le bienvenu. Il est reconnu dans sa nouvelle fonction, créer ou renforcer le lien social !

Évoque-t-il de manière trop directe ou pire encore TROP INDIRECTE, un trauma récent ou qu’il vaut mieux continuer de taire ou de cacher sous le tapis de soie de la bonne conscience, pour mieux NE PAS évoquer d’autres traumas, qui, eux concernent la vie au quotidien ou les destructions massives de « tout » ici, là, ailleurs en notre nom, alors l’art, avec un a ou un A qu’importe, n’a plus trop droit de cité ! En tout cas on va le reléguer au plus vite dans la case « à oublier » en s’aidant pour ce faire d’images ou d’œuvres à caractère désinhibé plus manifeste, facilement déchiffrables par les codes du siècle passé et donc recevables, comme le remake de l’autoportrait d’Ai Wei Wei en petit Ilan sur la plage, ou les vagues corses d’Ange Leccia d’une puissance plastique incontournable, mais de « signification » nulle, au sens où en effet elles ne risquent pas d’évoquer chez quiconque ou de réveiller le souvenir d’un trauma quelconque, qui semblent avoir remplacé le Bloody Sea d’Alix Delmas dans la programmation évoquée dans les articles précédents (Logiconochronie XXI et Logiconochronie XXII, TK-21 LaRevue N° 75 et 76).

La « clé » de la question de l’attribution de signification à une œuvre non figurative ou non déchiffrable immédiatement dans ce qu’elle évoque, par un « individu lambda » au nom duquel parlent les autres, les commissaires et les politiques, il faut la chercher dans notre relation à la publicité ou plus exactement dans le fonctionnement même de la publicité surtout depuis qu’elle s’est emparée des images mobiles au point d’avoir fait du cinéma et de la vidéo des annexes de son inventivité !

La règle est simple. Dans une version « maximale » d’une publicité filmée, il faut que les images évoquent autre chose que ce qu’il y a à vendre et que le lien avec ce qu’il y a à vendre se fasse à la fois par nécessité et par association forcée, à la fin.

Ainsi, il peut y avoir une relation métaphorique entre produits et images et histoire, mais il peut n’y en avoir pas. Alors, le film « produit » lui-même de nouvelles associations, il est source de nouvelles « métaphores » à ceci près que ces métaphores relèvent plutôt de l’allégorie.

Le sens est donné avant et il suffit d’accepter l’idée qu’il est là où l’on dit qu’il est pour jouir de sa « découverte ». Le produit est là pour opérer cette jonction entre un écart potentiellement injustifiable et un lien réellement affirmé puisqu’il est là rendu visible par l’image, les images, le film.

Il en va de même avec les œuvres d’art. Il est devenu possible puisqu’elles sont suffisamment nombreuses à avoir été colonisées par des marques, images, tableaux célèbres, musique célèbre, citations célèbres, pour qu’on s’autorise à penser que c’est le produit qui les a « engendré » comme source de signification.

Le processus s’est inversé au terme d’un bon siècle de société dite de consommation, et nous n’y voyons que du feu ! Art égale produit pas à cause des riches acheteurs, ils ne font que se trouver dans une loi qui est la leur depuis toujours, mais à cause des processus d’attribution de la signification établis selon les règles de l’allégorie marchande ou de la marchandise élevée au rang de principe allégorique !

Et chacun, public comme critiques participent, à leur corps défendant, au renforcement de ce processus.

Et le trauma dans tout ça ?

C’est à partir de notre conception de la langue qu’il est possible de donner un éclairage non dogmatique et non idéologique à cette question, mais ce qu’il est possible de dire ne fait pas partie des choses aisément audibles, non parce qu’elles sont trop « complexes », mais parce qu’elles sont justement trop connectées à notre relation générale au trauma, quelle qu’en soit la nature. Nous vivons non pas tant avec que « dans » un trauma absolu qui est aussi souvent pour certains du moins, un délice et toujours, pour tous, une drogue. Cette « chose » c’est la langue. Peu de penseurs s’y sont intéressés d’une manière telle qu’ils ont fait plus qu’entrapercevoir, qu’ils sont parvenus à dire, à penser, à traduire, ce fait incommensurable qu’est notre dépendance à la faille dans laquelle et de laquelle nous vivons et que toute langue contribue à accroître en la recouvrant, en la masquant. On peut citer quelques noms comme ceux de Novalis, Celan, Shakespeare, Tranströmer, Baudelaire.

Il y en a d’autres, mais ils ne sont pas si nombreux. Parmi les penseurs contemporains, Pierre Legendre a su rendre compte de ce qui se joue dans notre relation à la langue, par exemple, dans une conférence encore récente, L’animal humain et les suites de sa blessure, ainsi que dans notre relation à la raison. Il parvient ainsi à une formulation brutale et décisive à ce sujet lorsqu’il évoque « ce creuset délirant qui la soutient ».

Nous habitons ce creuset, ses effluves nous enivrent, mais en effet, nous ne pouvons nous retenir, car il ne faut pas être désinhibés, n’est-ce pas ! et nous poursuivons donc, aveuglément heureux, notre route sur les chemins balisés par l’allégorie marchande en quête du produit miracle, celui qui nous sauvera ! Mais nous ne savons même plus dire de quoi !