samedi 21 juillet 2012

Accueil > Les rubriques > Appareil > Société > Lisière

Lisière

Extraits d’un entretien de Jean-Pierre Brazs

, Jean-Pierre Brazs

La lisière c’est la zone de frottement entre deux espaces.
En général, c’est une limite entre forêt et champ. Au loin fermant l’horizon : la forêt, et en avant la zone défrichée pour être cultivée. Le champ est lumineux. La forêt c’est l’obscurité, l’habitat des « génies de la forêt », la zone où on rejette des craintes, des peurs et des pierres.

J’ai toujours été fasciné par ce type de paysage. Quand on est au bord d’un champ on peut apprécier assez facilement les premières dizaines de mètres parce qu’on peut se projeter en parcourant cette distance. Après c’est une étendue indéfinie. On ne retrouve visuellement quelque chose de palpable qu’au niveau de cet écran qui vient fermer le paysage. J’ai toujours pensé que la vie consistait à avancer dans cet espace et à découvrir petit à petit en avançant dans une étendue indéfinie la matérialité des choses. Et puis on arrive au bout, dans un « au-delà ». La disparition.
Un jour une amie architecte m’a dit que la lisière peut aussi être parcourue en la longeant, comme un funambule. L’image m’a beaucoup plu et je me suis imaginé sur un câble tendu juste à la lisière de la forêt, avec un balancier permettant de me maintenir l’équilibre. Un côté du balancier se trouve dans le grand jour et l’autre dans l’obscurité. J’avance porté par l’ombre et à la lumière.
Ce qui évoque la peinture de Rembrandt. En effet, ce qui fait la lumière très particulière de ses œuvres, c’est une façon (avec une technique très originale) de faire vibrer de la lumière dans l’ombre et d’introduire de l’ombre dans la lumière. On n’est loin d’une dialectique simpliste.

Jean-Pierre Brazs, Talvera 1, 1987

[…]

Je m’intéresse aux limites plus qu’aux choses ou aux lieux eux-mêmes. Aux limites et aux liens : il m’arrive souvent quand j’interviens dans un lieu de créer des passerelles avec d’autres interventions dans d’autres lieux. Ce qui est entre les choses, les lieux, les mots, est peut-être plus intéressant que les choses elles-mêmes.

Jean-Pierre Brazs, Talvera , 1987

[…]

Le paysage est intéressant parce que c’est le lieu d’une double composition.
On a l’habitude de dire « quel beau paysage ! ». Le paysage est pittoresque, on le regarde comme une composition picturale. (D’ailleurs c’est la peinture qui a permis de voir le paysage). Mais en fait le paysage est le lieu d’une autre composition. Il y a en effet différents intervenants qui fabriquent du paysage : des décideurs, des aménageurs, des agriculteurs, des jardiniers, des industriels, des paysagistes (c’est récent le terme « paysagiste »), parfois des artistes. Le paysage a alors une profondeur, c’est un territoire dans lequel ces différents intervenants composent le paysage et doivent composer avec les autres intervenants.
L’autre élément qui contribue à fabriquer du paysage c’est le minéral. Quand un pan de montagne s’effondre il fabrique un nouveau paysage. Le végétal aussi : si on n’intervient pas on retrouve assez rapidement la forêt.

Jean-Pierre Brazs, Talvera 3, 1987

[…]

Il est banal de parler de palimpseste, c’est-à-dire que dans le paysage se superposent différentes compositions, que pour chaque époque un groupe social va le mettre en forme, l’exploiter, et l’interpréter. Et encore, nous ne sommes là qu’à l’échelle des sociétés humaines. En faisant référence à Fernand Braudel, on pourrait dire qu’à un moment donné le paysage observé est une résultante, une coupe dans des moments de chacun des rythmes d’amplitudes différentes : celui des sociétés humaines mais aussi, des rythmes géologiques, des rythmes des saisons, des poussées végétatives, de la succession des jours et des nuits.

[…]

La lisière, le bord du champ, c’est aussi, la « tournière », la partie du champ qu’on ne peut pas labourer parce qu’elle permet de faire tourner les bœufs. La marge indispensable au centre. En occitan c’est la talvera. Le terme pourrait provenir d’une expression de la langue d’oc des Corbières signifiant le lieu du champ d’où l’on peut voir.

Jean-Pierre BRAZS

À partir d’un témoignage recueilli en 2010 par Xavier Bazot dans le cadre du projet « Regards croisés sur la carrière Chéret » conduit par le Conservatoire d’espaces naturels de la région Centre.

Voir en ligne : http://www.jpbrazs.com/__index_talv...

Sélection bibliographique :

Jean-Pierre Brazs
« TALVERA PICTORIALIS »
in « Hommage aux marges » réunissant des inédits thésaurisés et introduits par May Livory, Editions Le bruit des autres & Barde la Lézarde, 2012.

« LE PEINTRE ET L’ÉCUYÈRE »
in « Regards croisés sur la carrière Chéret », ouvrage collectif, Conservatoire d’espaces naturels de la région Centre, 2012.

« MANIERES DE PEINDRE »
(ouvrage technique sur les techniques picturales)
Editions Notari, Genève, 2011.

« INTERVENTIONS PAYSAGERES ET MANIERES DE PEINDRE »
in actes du colloque international "Paysage & modernité(s)", Sorbonne mars 2005, Editions Ousia, Bruxelles, 2008.

« D’EN HAUT-D’EN BAS »
Editions du Domaine du Rayol, 2006, Préface de Gilles Clément.

« CONTES PICTURAUX »
Edition Materia prima, 2005, Préface de Gérard Laplace.

MANIÈRE DE PEINDRE UN FEU DE CHÂTAIGNIER
in "œuvres d’Arbres" Editions Materia prima. 2001.