dimanche 30 août 2015

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Lettre à un vieux poète — I/II

Sifnos, 2013

, Werner Lambersy †

Alors, poète, chante l’univers, porteur d’étoiles comme autant d’îles sur l’espace sans rivages et parfumeur des brumes, piquant la peau, de l’agrume lumineuse des aurores.

Pour Guy Commerman

Enfin, toute cette fricassée que je barbouille ici, n’est qu’un registre des essais de ma vie qui est pour l’interne santé exemplaire assez, à prendre l’instruction à contrepoil. Montaigne

Tant de beauté n’a rien pu ! Sauf rester là, impuissante, comme on veille un enfant perdu dans un rêve mauvais, ou qu’on chante debout derrière les portes d’une ville assiégée par la peste.

Alors, poète, chante l’univers, porteur d’étoiles comme autant d’îles sur l’espace sans rivages et parfumeur des brumes, piquant la peau, de l’agrume lumineuse des aurores.

Chante l’homme, dans l’épopée de son espèce, dont la voix jusqu’ici est restée sans réponse, sans écho, contre le mur admirable de la matière et perdue dans les dunes désertiques de l’âme.

Ce chant, le pousserons-nous hors de nos lombes, des viscères et des poumons ? Et qui, parmi nos enfants, pour le reprendre, sans espérance ni consolation, mais dans la libre descendance d’une beauté originelle ? Ou faudra-t-il seul chanter la célébration du trois-mâts, esprit, corps et âme, où nous sommes embarqués ?

Ce Chant, au-delà de quoi personne n’a pu aller, l’entonnera-t-on, même si l’on sait n’arriver pas au bout, parce que le bout, c’est déjà d’avoir tenté de l’entonner ?
Ma chemise trempée de mort colle à ma peau, à la poitrine, au portique des épaules, elle pèse et rend lourd, je tremble, je pleure et j’ai peur, comme un chien qu’on appelle pour le battre ou l’étalon nerveux qui sent où le sang des batailles a coulé, les rigoles d’abattoirs où on le mène…

Lorsqu’ainsi accoutrée de violences l’âme ne peut plus danser, qu’elle tortille ses lombrics sous l’urgence charnelle, il est devenu long et difficile de délacer la bande molletière des ténèbres, pour tremper ses chevilles dans la vague océanique, partager le souffle iodé des coureurs d’horizon, puis s’abriter sous l’arbre intérieur où font escale et sèchent leurs plumes beaucoup d’oiseaux migrateurs.

Alors, poète, chante un monde préteur d’arcs-en-ciel, d’incendies dans la nuit des neurones et de pixels sur l’écran caverneux du crâne, dont le reflet sépia brunit, noircit, s’efface, et qu’on brûle, avec les fanes de l’illusion sur des composts crépusculaires.

Les paupières épileptiques du temps troublent ton sommeil, la panique, le cauchemar qui te poursuit, d’ignorer tout des migrations de naître et tout de l’exode sans retour de mourir car s’il y a des chemins, ils se sont perdus et, s’il n’y en a pas, où aller, si ce n’est de suivre ce monde jamais en repos ? Chercher un sens est affaire de jeunes. Les vieux savent qu’il n’y en a pas, sauf à cultiver le goût de louer le néant qui nous épargne en ce moment.

Chante la ville uniforme, qui désormais coiffe la terre de béton, de fer, de verre et dont les tours buvardent le cercle d’horizon, le dôme à l’orbe sans obstacles du ciel inhabité, et la nuit sous un voile de lumières électriques et l’haleine du pétrole !

Chante la ville où sont parqués les peuples, chante l’espace interdit où, comme le fut aux poissons la sortie des eaux amères, nous prendrons possession des territoires sauvages encore inconnus du beau, et ferons cause commune avec le gai savoir, dont on voulut nous chasser par l’appât du factice, du lucre et de l’ordinaire vulgarité mâle et femelle du mal.

Chante, bien que le poème ne puisse pas grand-chose contre la férocité, l’indifférence hypocrite, la lâcheté des dieux et des hommes, quand on massacre et laisse mourir de faim des enfants. À peine, l’art et le poème peuvent-ils se montrer quand personne ne les attend où ne demeure plus rien d’autre et où, sans doute, leur rencontre s’avère le dernier sursaut, l’ultime sursis, lorsque la simple jouissance du mystère n’a plus sa place parmi les solitudes fraternelles. 

Et je regarde avec horreur le travail des fourmis, des termites et du ver dont la voracité ne laisse que ce dont se contente la tombe creuse des écrits et des paroles qu’habillait de bois rares, de velours, de cuivres et d’ors tissés, de dentelles et d’armes brodées, le catafalque des vanités.

Le moutonnement laineux des caresses, sa transhumance bousculée vers la bergerie au bruit des sabots sur la pente pierreuse et la paille du plaisir, ou la manade des désirs lancés vers l’arène en fête, le troupeau des pensées aux crinières flottant sous le souffle, le mufle humide du songe qui rumine, et le sexe du plus noir des taureaux…

Même la meute de loups aux dents de lune n’y fera rien. Nous marchons sur des morts oubliés, nous broutons l’herbe jaunie des aïeux, la repousse, sous nos pieds, de l’herbe tendre venue de nos pères et mères qui déjà jetaient aux vents nos semences saisonnières.

Nul besoin de rappeler que l’énergie première est notre bâton de pèlerin, notre moulin de lumière, besace de galaxies et coquille du cosmos ! Le chapelet décrypté du génome ! Aussi, de la lymphe salée de l’océan qui corsète nos muscles, du placenta et du plancton laissés loin derrière la houle du ventre et du phlegme brumeux de l’aube, fille de la nuit aux aréoles géantes et du matin à la verge abondante, je te salue, poème !

Chante, et les pierres chanteront ! Qui n’avaient pas de voix, avant qu’on ne les retrouve dans l’espace, dans les poches trouées du temps, l’os à moelle d’une éruption solaire sucée par l’avide obscurité, et que tu m’offres, mon amour, les ponces douces et dures de tes seins sous la fine gerbe brûlante des pouzzolanes de ton regard.

Chante, avant que des abysses et des fosses marines écrasées de silence, les montagnes, comme autant de Sisyphe, ne roulent et ne repoussent leurs grondements d’avalanche, jusqu’aux trépieds d’azur d’où la panthère noire des prophéties bondit, qui sait !, au travers de l’anneau parcheminé, où plonge l’univers (et la terre avec lui), s’il existe de l’autre côté un tabouret de cirque pour rugir contre la mort.

Chante, et ne crois pas d’aujourd’hui ni retiré du temps ce que tu chantes seul, malgré les changements de pied et d’appuis pour danser, les gestes et les sauts, les sons inouïs et les paroles : c’est toujours l’ancienne bouche d’où les dents vont tomber ; la vielle grimace que les cosmétiques de l’art ne peuvent grimer ; des sons et de l’encre, comme au temps des cavernes s’éteignaient les torches et les lampes à huile ; des écrans qui s’éloignent dans le vide et des écrits dont les ratures prendront le dessus.

Chante ! Et ne pense pas entendre ce que des siècles ont préparé pour te surprendre d’une toison soudaine entre les cuisses, ou du crâne chauve des courtisanes qui ont déçu ou trahi ; imagine ce que des vies entières ont regonflé de souffles autour de toi, comme le vent autour d’un mât debout où les bannières du mot restent roulées. Ainsi sur la piste déserte d’un cabaret dansent les fantômes qui ont usé les parquets avant que la fête ne soit finie.

Chante ! Alors même que la guerre écrase les mots, et les mêle à la poussière informe des guérets, aux garrigues et aux gravats des vignes où se dressaient de pauvres cabanons, abris de chevriers au pipeau inspiré, alors chante la laie furieuse qui saccage et charge les baies, les mûres en bordure du chemin, la mauve myrtille des pentes et le sanglant sureau accroché aux murets !

Il n’est de dieu qui ne devrait survivre à la mort d’un nouveau-né ni aux souffrances d’un enfant ; seuls des chants soutirés à l’insondable nuit de l’âme peuvent leur rendre cette justice : que cela au moins soit exécuté par la libation de nos salives ! Non pour la liberté propice aux passions, mais bien la gorge comme ces tours de guet, où des flambeaux sur les remparts signalent l’approche de l’envahisseur barbare à ceux qui craignent l’encerclement, les drones et le pillage de la pensée.

Chante ! Fais chanter les mots : ce qu’ils ne peuvent la musique s’en charge et les mathématiques en conservent les secrets ; qu’ils étalent sur le trottoir des lèvres leur marchandise de camelot, de chineur et de bonimenteur ; le vide-grenier de la brocante du passé ; le sourire de la servante au bistrot ; le prénom qu’on sait de toi sans aller plus loin ; les poèmes, comme on choisit au marché l’accent des fruits et l’œil des poissons, le vieil agenouillé qui mendie les invendus et couche sur les grilles du métro.

Chante ! Fais chanter les mots : la rengaine, le rock, le Rapp, l’opéra, la berceuse ou Brassens, qu’ils remontent, en tirant des bords, les vents debout de l’hymne guerrier et des orgues tribales à l’écume furieuse, dans l’élégante économie des manœuvres contre le quai, où lancer à d’autres l’amarre, le cordage bien tréfilé par la voix, entre les chanvres rugueux, le fer rouillé ou l’acier lisse . Chante ! Fais chanter les mots, prends exemple sur l’herbe qui, même au désert, jamais ne renonce et reviens à la plus mince goutte, à la plus pauvre pluie.

Nuit épouvantable où tout est trop calme, où les astres ne semblent plus bouger et la lune être l’âtre, le tas de cendre grise d’un feu de camp abandonné pour prendre des bateaux de pierre ou les hautes pirogues au pied des pas-de-tir ! Le fleuve descend des montagnes accroupies devant le vide, les ténèbres, rien, la marée noire de l’univers, les montagnes désignant ce peuple, porteur sous le dais d’une procession d’étoiles et de planètes les seules ruines de son unique voix.

Alors chante la mer aux seins de femme, de fille et de mère, selon que se reposent sur elle les vents aux longs cheveux, le front lourd des orages ou le crâne chauve du soleil, la mer à la nuque creuse quand se penche sur elle l’astéroïde au dos, aux omoplates, aux fesses fermes sous la caresse folle des espaces ; ô mer, je te chante, empruntant le cri des marins perdus dans le sel de ta salive et celui des baleines qui s’accouplent d’un océan à l’autre, comme s’appellent d’un versant à l’autre des vallées, les bergers d’un ciel sans mesure.

Chante ! Ici se construit quelque chose en dehors et juste à côté de la brutalité et de l’horreur, contre quoi celles-ci ne peuvent rien et auront cessé d’exister quand cela nous parlera encore, même à mi-voix, même en secret, même en silence et bâillonné.

Chante ! Avant que disparaisse, dans la mort, la nouvelle beauté du monde, dont tu n’es que le porte-voix de marine devant la tempête ; le socle sans statue, le pied fragile sous le verre qu’on soulève ; la goutte du stalactite sur le calcaire d’en bas dans les grottes sonores ; le château de sable qu’enfant tu bâtissais devant le front alterné des marées du visible et de l’invisible, du fini et de l’infini, mais qu’importe, si tu n’es que ce reste de chair entre deux dents de la mâchoire crocodile du cosmos, ce chicot dans la bouche du temps, ou mieux, et pourquoi pas, le signe anonyme gravé dans l’ivoire d’une des licornes de la lumière.

Chante l’ordinaire et le banal, qui ne le sont jamais autant que tu le crois, sous le manteau poisseux et les vêtements rapiécés dans lesquels tu mendies des miracles, chante car ce qui meurt est moins terrible que ce qui n’est pas et ne sera jamais, chante, toi, le pousse-voix, le lisse-beau, le richazur, le verbavif, l’homme-laude, ce langue-dire, ce plein-écrit et pur éclat du libre éclair.

Chante les œufs d’oiseaux des îles, à tant et tant de kilomètres des côtes, et pris au nid par l’intrépide nageur des rites sur le rocher légendaire, séparé par un bras de mer vertigineux, sous le regard des gardiens de pierre qui surveillent le ciel, le chapeau sur la tête comme prêts à partir.

Chante les pâtres, bergers devenus vigiles de parkings en sous-sol ; les bergères, les ménades en caissières de supermarchés, Orphée en conducteur de bus dans les banlieues et le Styx automobile des boulevards, Eurydice aux pieds nus comme la lumière marchant dans le reflet vitré des tours sans balcons.

Chante la vie sur un ticket de métro, l’art pour une douche par semaine à la piscine municipale, les millionnaires du loto de l’amour le samedi soir, la nuit des lémures du malheur, et surtout l’herbe, qui pousse et porte sur ses épaules courbes le ciel empierré comme un chemin de terre, le poids du soleil dans l’essaim de lumière, la mort qui joue sur un violon sans cordes ! La bombe atomique et les centrales ont tué tous les chats.

Y aura-t-il encore assez de chanteurs, de solistes, d’amateurs comme colombes en bandes, ou faudra-t-il partir sur des bruits de casseroles, des concerts de conserves vides, des klaxons de supporters d’après match et des slogans qui auront fait fuir dans l’homme cet oiseau-lyre qui prit son essor et qu’on ne verra plus ?