samedi 21 juillet 2012

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Le paysage sans l’homme

Kuk-Hyun Chang

, Jean-Louis Poitevin

Kuk-Hyun Chang porte un double regard sur les hommes et sur le monde. Le premier est un regard qui enregistre les choses telles qu’elles sont. C’est en tout cas ce que nous permet l’appareil photographique. Le second est un regard intérieur, plus difficile à rendre sensible dans la mesure où il est composé d’images « mentales ».

Du temps des hommes dans l’image

Déjà quand il photographiait les hommes, les femmes, les enfants, Kuk-Hyun Chang cherchait à capter quelque chose d’autre que leur simple apparence. Il savait que le monde est peuplé de surprises mais qu’un regard pointé vers l’essentiel était capable de faire exploser à la surface de l’image des vérités qui sans cela seraient restées « invisibles ». Tout son esprit était tendu vers l’instant décisif, si cher au grand photographe français Henri Cartier-Bresson.

Traduire dans des images matérielles les images que compose ce regard intérieur peu de gens y parviennent. Il faut pour cela une détermination puissante et une grande force psychique. Et cette force ne peut devenir sensible, visible, que si le photographe sait la faire couler dans ses images, comme le sang coule dans les veines des vivants.

En déplaçant son regard des hommes vers les montagnes, puis vers les pins rouges, c’est à une révélation progressive de ce regard intérieur que nous convie Kuk-Hyun Chang.

L’éternité des montagnes

Lorsqu’il photographiait les hommes, Kuk-Hyun Chang voyait déjà la nature autour d’eux. Mais son regard restait malgré tout prisonnier du jeu des formes et des signes. Et aussi d’une force étrange qui hante le monde et qui semble recouvrir les hommes d’un voile gris et sale.

Photographier les hommes, c’est entrer dans l’orbite de leurs problèmes, c’est se frotter à leurs difficultés, c’est comprendre que leur situation existentielle est précaire. C’est aussi devoir brûler une énergie considérable pour affronter cela.

Kuk-Hyun Chang a voulu inverser cette tendance pour parvenir à s’approcher d’une beauté d’un ordre supérieur et tenter de la partager avec les autres par le biais de la photographie. En un sens, il lui fallait quitter le monde des hommes pour rejoindre celui où l’esprit se manifeste, le monde d’une nature qui n’a pas été touchée par l’homme, un univers de montagnes inaccessibles.

Dans les images des montagnes coréennes de Kuk-Hyun Chang, aucun signe de la présence des hommes sur terre. Rien que le ciel, les arbres, les pics rocheux et les nuages.

« - Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
- J’aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... les merveilleux nuages ! » écrivait déjà Baudelaire dans le premier poème du Spleen de Paris.

La montagne joue un rôle majeur dans la pensée coréenne, en particulier le mont Baekdu, situé près de la frontière chinoise. C’est un endroit encore plus sacré que les autres, puisqu’il constitue, pour les coréens, l’origine de la Corée, et d’une certaine manière l’origine du monde.

Se hisser au sommet de ces montagnes, c’est à la fois prendre une distance salutaire vis-à-vis de l’énergie incertaine des hommes et se rapprocher de l’énergie spirituelle que la nature recèle. Mais la montagne seule ne serait rien si n’existait pas la possibilité de percevoir son Ki. Kuk-Hyun Chang le sait, le Ki d’une montagne ce sont les nuages qui le révèle. C’est pourquoi, lors des prises de vue, ce n’est pas la roche de la montagne qu’il tente de capter, mais le mouvement des nuages, des merveilleux nuages. Ce sont les signes qu’émet la montagne pour parler aux hommes.

Pour Kuk-Hyun Chang, tout se joue dans les moments qui précèdent la prise de vue.

Ce n’est pas la précision de la préparation technique et l’ascension qui comptent, mais le fait qu’il se sente littéralement appelé par la montagne. Cet appel se manifeste de deux manières. Il sent en lui une force qui lui parle et lui dit que ce jour-là, après parfois de longs jours d’attente, il doit se rendre sur la montagne. Cette certitude intérieure lui permet de prendre la décision et de se mettre en route. Mais il y a autre chose. À un moment donné, bien avant le départ, il a « vu » l’image se former en lui-même. Gravir la montagne, affronter les intempéries, tout cela n’est plus que l’accomplissement nécessaire des gestes qui vont conduire à l’illumination.

À cet instant déjà, le Ki de la montagne lui a parlé. Ensuite, il n’y aura plus qu’à faire la photographie. Il sait que l’instant décisif sera au rendez-vous. Et, en effet, le moment est arrivé, parfois alors qu’il est prêt à renoncer, où le nuage passe dans le ciel et s’accroche aux pics rocheux, où la neige vient couvrir le sol de sa blancheur céleste, où le soleil rougeoie comme si c’était là, à cet instant même, le commencement du monde.

C’est dans la coïncidence de ces deux instants décisifs, celui qui a lieu avant la prise de vue et où, d’une certaine manière, l’esprit de la montagne l’appelle et lui intime l’ordre de se mettre en route, et celui où, sur place, il voit enfin paraître nuage, soleil ou neige et où il appuie sur le déclencheur, que le « divin » parle réellement à travers lui.

Les pins rouges

Il y a une méthode Kuk-Hyun Chang, ou plus exactement, il a une manière de comprendre son rôle qui fait de lui non seulement un artiste mais un passeur. Avant de se mettre en route vers son « motif », comme disait Cézanne, il doit faire le vide en lui. Car ce vide est ce qui lui permet d’accéder à une fonction majeure et magique, devenir le calame du ciel. Tracer un trait avec un bambou, dessiner sur le papier les quatre symboles des saisons, c’est approcher de la loyauté. Faire le vide en soi, c’est devenir comme le bambou, un instrument, non pas dans la main de l’homme, mais dans la main du ciel. Vide est le centre du bambou, et de ce vide coule l’encre qui dessine le monde. C’est parce qu’il est vide en son centre, qu’il peut permettre d’écrire. C’est en faisant le vide en lui, à l’aube, lorsque le monde s’emplit d’énergie pure, que Kuk-Hyun Chang peut devenir le calame du ciel.

Parfois, pour une image, ce sont des mois d’attente et puis, une fois la décision prise, des heures de marche. C’est cette densité de l’attente centrée sur l’accueil en soi du vide qui confère aux images de Kuk-Hyun Chang leur remarquable densité spirituelle.

Et puis, il y a eu la rencontre avec les pins rouges d’Uljin. Avec ces pins, Kuk-Hyun Chang n’a pas seulement trouvé un nouveau « motif », il a approfondi sa relation au monde et aux autres.

Kuk-Hyun Chang a reconnu dans le pin rouge, non seulement un double mais un frère. Absolument autre, l’arbre est aussi absolument semblable à l’homme. On pourrait dire qu’il en est la représentation spirituelle la plus juste. Mais il est plus que cela. Il est aussi le messager du divin sur terre.

Il y a à Uljin, un pin plus que millénaire, qui est, de ces forêts, le roi des rois. La densité de ses branches, leurs formes onduleuses qui rappellent cette lettre S que Kuk-Hyun Chang voyait déjà comme le signe majeur du lien entre ciel et terre dans ses photographies humanistes, le fait que certaines branches s’enlacent avec celles d’autres arbres comme en une promesse de bonheur, tout dans cet arbre, comme dans tous les autres pins rouges, semble parler la langue des dieux.

Nul ne peut manquer de songer en les voyant, qu’ils ne sont pas seulement des êtres naturels, mais des totems qui auraient été installés sur terre pour permettre au divin de poursuivre son dialogue avec les hommes.

Les couleurs dans les photographies de Kuk-Hyun Chang atteignent à une sorte de perfection rare. Outre le cadrage qui cherche à chaque fois, non pas à donner une vision globale d’un arbre, mais bien à révéler ce que serait sa personnalité, les couleurs participent de la révélation spirituelle qui est au cœur de son œuvre.

Le rouge des troncs éclatant dans une lumière pâle, le vert des aiguilles, un vert que la langue coréenne mêle avec le bleu, couleur de royauté et de noblesse, de pureté, le blanc de la neige qui parfois enveloppe les lointains du voile des rêves, ou orne les branches d’un trait de lumière pure, les couleurs découpent le visible, en même temps qu’elles lui confèrent une puissance magique. Elles renforcent l’image qui ne cesse de nous hanter lorsque nous faisons face à ces arbres sacrés, celle d’un dragon prêt à bondir pour rejoindre les étoiles.

Ces pins sont vulnérables. Comme des feuilles de papier, ils pourraient brûler à la moindre étincelle. Comme les paroles de Bouddha ils pourraient se perdre dans le vent. Mais comme elles, ils sont éternels parce qu’incassables. Comme elles, ils portent en eux la trace du vide infigurable, cœur battant et source vive du spirituel en nous.