dimanche 2 juillet 2023

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Le Complexe du Homard

Cléo-Nikita Thomasson

, Cléo-Nikita Thomasson

Les doutes ont disparu, place à l’affirmation, la temporalité, l’avenir, des dos droits, des yeux concentrés sur les projets, des combats aussi, des maisons à eux.

Ce sont eux qui m’accueillent chez eux aujourd’hui, je me fais petite, j’enlève mes chaussures et je rentre dans leur vie de tous les jours comme ils sont entrés dans ma chambre il y a huit ans, mon intimité.

Je vois en eux l’importance de l’amour dans leur transformation. Construire à deux, c’est construire son soi d’après. Dialoguer simplement avec l’amour a permis de grandir et de se stabiliser.

C’est précieux, ce suivi et cette confiance mutuelle. Ça s’est toujours bien passé et chacun se connaît sans se connaître. J’ai envie d’une exposition à Bruxelles et pour qu’ils se rencontrent tous, Nine aimerait qu’on parte tous ensemble en voyage et ça me fait rire.

Magda, elle, me demande si j’apparais dans le projet en autoportrait, comme avant, puis on se remémore ensemble mon avortement, car j’étais enceinte le jour où je l’ai prise en photo chez moi, elle me dit « toi aussi, tu évolues, d’un avortement à une envie d’enfant » j’ai trouvé ça touchant.

En rentrant de Bruxelles, je pense à ce lien de « confiance », ni familial, ni amical, ni amoureux, mais ce lien qu’on a inventé tous ensemble durant ces huit années, qui nous permet de nous retrouver de temps à autre pour faire un point. Ils me laissent à chaque fois leur porte ouverte et je leur en suis reconnaissante.

Aujourd’hui, je peux dire que je viens de la photographie par le documentaire, par le verbe « documenter », prendre le temps de, travailler la longévité.
La photographie, quant à elle, est le médium qui m’a amené à la rencontre du temps des autres.

MERLIN
de 19 à 26 ans.
MERLIN
Revoir Merlin et prendre le temps. C’est Merlin qui me prépare une cafetière italienne tout en me racontant ses nombreux projets « d’homme libre ».
Maintenant installé loin du centre de Bruxelles, mais toujours en squat pour le militantisme des loyers, avec son chien et sa compagne de trente-six ans, joueuse de hockey professionnelle. Toujours aussi bavard, avec une voix grave, de la barbe sur sa peau blanche, une sensation de plus grand, d’une présence forte et ancrée. Sûr de lui. Conviction et éthique. Entre un voyage au Chili dans deux jours et une préparation d’une expédition polaire en mars prochain, la tête sur les épaules, les idées claires, le mental toujours affiné pour se grandir encore plus, une envie de môme d’ici à deux trois ans et trouver un endroit avec de la vue face aux montagnes.
Je photographie son torse aujourd’hui couvert de tatouages.
AURORA
de 18 à 25 ans.
AURORA
Je retrouve Aurora dans son atelier d’artiste qu’elle a depuis un an à Bruxelles.
Des cheveux noirs aux cheveux bordeaux, elle est belle et grande avec ce même sourire. En pleine préparation d’exposition, elle me raconte sa découverte de Marseille, sa renaissance il y a un peu plus de deux ans, son art pop pour tisser un lien avec ses origines et ses émotions d’aujourd’hui, son amour sain qui lui fait à manger et lui rajoute des kilos qui lui vont bien, de sa maman qui commence à guérir après dix ans dans un vide, d’ailleurs elle passe après pour l’aider et ça me parait encore surréaliste. Son lien au Kosovo et ses origines de fille d’immigré, à mille à l’heure et ancrée dans sa vie, entre Bruxelles et Marseille elle peint des couchers de soleil.
Je la photographie devant ses toiles et elle pose de manière assumée en femme forte, dans son miroir, de près, mais la lumière de novembre est trop faible. On est heureuse de se retrouver et elle me dit que j’ai toujours été bienveillante avec elle. On compte se voir sous le soleil de Marseille et continuer ce projet dans sa longueur.
NINE
de 18 à 25 ans.
NINE
Retrouver Nine dans son nouvel appartement. La première phrase est celle d’un diagnostic. Aujourd’hui, elle est à quatre mois de traitement. On parle d’amour, de simplicité et d’évidence, de sobriété. De choses simples qui permettent la bienveillance et donc de la reconstruction. Il y a le premier rayon de soleil dans le ciel belge depuis mon arrivée et il est là pour elle. Je prends une photo. Aujourd’hui, elle a décoloré ses mèches, mais elles sont devenues couleurs lilas. Elle me montre ses carnets qui ont changé, où l’écriture est droite et calme, l’opposé d’un passé. Malgré tout, une peur du basculement toujours présent, peur de craquer à nouveau, peur de tout déconstruire. Tout se fait petit à petit, mais sur le bon chemin. On parle du travail et de la stabilité. Nine à toujours cette voix calme et ses yeux verts mélancoliques. Elle change plusieurs fois de vêtement et râle : puis relativise, car râler pour ça, c’est mieux que toutes les tempêtes traversées avant. Trois cafés et quatre cigarettes, on est heureuses de se retrouver. Elle me dit : peut-être que tu vas photographier la crise d’adolescence de ma fille un jour.
Revoir Nine dans un nouvel appartement, encore avec deux nouveaux chats, encore. Un espace sain et lumineux, des envies de s’installer pour de bon, elle me dit, avec des plantes gigantesques. On fait des photos au soleil sur une table avec des fleurs, naturellement revenir aux mêmes images ensemble. Des rayons de soleil toujours présents quand je rends visite à Nine à Bruxelles.
ELI
de 17 à 23 ans.
ELI
Je retrouve Eli dans son ancienne chambre qui est son nouvel appartement, on ne s’est rencontrées qu’ici et tout a changé. Une cuisine à la place du canapé et des tapis partout. Elle me dit d’emblée : c’est symbolique que tu arrives maintenant, car je deviens « adulte » j’ai presque fini mes heures de conduite et je fais des demandes de stage. Elle me demande aussi des nouvelles d’Alex qui était anorexique à l’époque dans mes carnets. « Je suis stable » ces mots reviennent, elle me parle aussi de son rapport à l’alcool avant et d’aujourd’hui avec ses temps calmes qui sont précieux. Elle prononce plusieurs fois le mot éthique. Je fais les photos avant car la lumière baisse vite. Quelques portraits au même endroit des années avant, un plan large de son appartement meublé à l’époque vide. Elle me parle de sa maman qui lui parle elle-même de sa mort, de l’importance alors des souvenirs et de se mettre à écrire dès aujourd’hui. L’amour aussi est un thème. « Aujourd’hui, je n’ai jamais été aussi bien dans ma vie ».
MAGDA
de 16 à 24 ans.
MAGDA
On cherche l’âge exact ensemble. Je la retrouve dans sa collocation dans le centre où elle partage sa chambre avec son copain depuis bientôt un an et demi. Toujours habillée en noir et cheveux noirs. Elle ne change pas. Déterminée comme toujours aussi. Elle me fait un café et me montre sa chambre où je photographie sa position figée depuis toujours aussi. Elle a eu un déclic avec des psys il y a deux ans après un diagnostic de dépression chronique, elle pose des mots sur sa tristesse quotidienne et son suivi l’a énormément aidé. En pleine recherche de stage en criminologie et de boulot d’étudiant. Elle me dit qu’elle va mieux, mais qu’elle n’a pas l’impression de changer. Elle a calmé les soirées et les crises d’angoisses aussi. Elle me parle de Vlad et Natalia qui sont toujours ses amis, qu’il faudrait que je vienne en été pour photographier leurs corps quasi tous tatoués. Elle me dit « j’ai hâte de voir tout le projet quand on sera vieux ». Quelques images avec le ciel gris et toujours le froid dans ses appartements d’étudiants pas chauffés. Et finalement, elle m’explique qu’elle rêve de partir au Canada, à Montréal et ça depuis longtemps pour un nouveau départ loin de tout. Qu’on se verra là-bas s’il faut continuer le projet. Toujours distante, mais intéressée, reconnaissante, mais timide, accueillante et introvertie, on se quitte sur l’escalier pour à « dans trois ans. »
YONA
16 à 23 ans.
YONA
Je la retrouve dans l’appart d’une amie à elle qui vit chez une amie aussi. De visage, rien n’a changé, elle parle toujours aussi vite et son sourcil droit se lève à chaque parole. Elle est partie cinq ans à Londres et elle avait dix-huit ans la dernière fois qu’on s’est vues. Elle me raconte sa vie d’étudiante à vivre d’appartement en appartement avec des rencontres compliquées, peu d’argent, du job étudiant épuisant, une vie londonienne éreintante. Mais elle préfère ça que vivre à Bruxelles et elle trouvera tous les moyens pour y retourner. Elle reste seule et vit pour ses projets, en amour « avec elle » elle me dit. On est contente de se retrouver après tout ce temps. Toujours aussi speed et moi posée à l’écouter. Un rayon de soleil passe et je la prends en photo dehors comme d’habitude. Toujours sa mèche blanche et son visage d’enfant.
Retrouver encore une fois Yona juste à deux chez elle, parler de nous, de nos milieux créatifs, de l’intime, du corps, du stress, de l’estomac qui prend trop de place dans sa manière de vivre, de ses choix d’être tranquille dans sa solitude et son travail, sa volonté, reprendre nos souvenirs, nos vies passées bordéliques, feuilleter nos travaux mutuels et se motiver. Faire des images à même le tapis, se sentir ensemble tout en respectant notre précieuse solitude.
NOÉMIE
de 18 à 26 ans.
NOÉMIE
Je retrouve No dans son nouveau squat, à quelques mètres de son ancien, où depuis plusieurs années, elle vit dans le froid. Elle a des cernes de fatigue, mais toujours ce grand sourire. Toujours aussi grande aussi. On se met dans une petite pièce où on branche un chauffage. Elle me raconte sa vie de militante, dans son stage où elle travaille en suivi pour les IVG, sa vie à mille à l’heure. On se raconte mutuellement nos vies, car nous sommes proches, les nouvelles de nos parents en font partie, l’amour aussi. On aimerait se voir ailleurs qu’à Bruxelles. Noémie n’est plus avec Camille depuis un moment, mais avec un garçon maintenant. On fume des cigarettes emmitouflées dans des plaids. Je fais des photos avec une lumière sombre dans sa chambre froide. On fait une photo ensemble.
Revoir Noémie avec sa frange bleue fraîchement colorée, refaire quelques photos plus claires, l’aimer toujours autant avec ces questionnements, se rejoindre sur les mêmes questions et actions, déclic d’une sorte d’union, d’une étape prononcée, d’une grande complicité. Plusieurs heures de mots à vif et de regards égaux.
VLAD
de 20 à 27 ans.
VLAD
Retrouver Vlad chez lui pour la première fois après sept d’absence. La même coupe de cheveux malgré ses périodes capillaires différentes, le hasard a bien fait les choses, jour gris et photo sur le toit comme il y a sept ans. Il me montre ses appareils photo, ses livres et sa passion pour certaines lumières, il crée des images de sa tête par la 3D, il est aussi graphiste. Il est entièrement en noir et porte un collier avec une lune qu’il affectionne. Toujours très calme, il accepte qu’on fasse quelques portraits. On se dit à très vite aussi.
NATALIA
de 16 à 24 ans.
NATALIA
Revoir Natalia dehors un jour un peu gris juste avant mon train. Les photos ne reflètent pas forcément Natalia d’aujourd’hui car dans ses mots, elle est solaire et alignée. Elle va bien, enfin ! Elle est amoureuse de son meilleur ami, Liam. L’amour lui a apporté toute cette stabilité de vie et de sentiment. Elle me raconte ses études de psycho, son chien qu’elle aime, ses projets pour plus tard. On discute énormément de l’amour. Elle me dit que malgré le froid, c’est un très chouette moment, qu’on est toujours là depuis tout ce temps, un lien de confiance nous relie. On aimerait faire des photos cet été avec Vlad et Magda tous ensemble. Natalia à maintenant les cheveux au carré et blanc, ses yeux sont calmes et posés. Je découvre en elle une douceur que je ne connaissais pas, une tendresse envers elle-même qui m’apaise. On en devient confidente l’une pour l’autre. Le temps de huit ans se fait ressentir et ce projet est vivant aujourd’hui parce qu’on se retrouve sur un banc pour se voir.
SUZANNE
de 17 à 25 ans
SUZANNE
Se retrouver chez elle à Toulouse. Chez sa maman, dans sa chambre d’ado, rencontrer sa mère et trouver la franchise dans leur famille, dans leur rapport mère fille. D’une sincérité et d’un accueil égal aux yeux bleus de Suzanne. Se retrouver, être toujours impressionné par sa personne et son pouvoir d’être si à l’aise, d’un naturel déconcertant à me demander ce que je raconte après tout ce temps en train de manger sa salade. Se raconter plusieurs années, l’envie de l’écriture, des projets à la campagne, de quitter la ville.
Aller dans sa chambre et la photographier nue comme avant, découvrir mille tatouages. Toujours à l’aise et belle. La filmer et la laisser parler. Un moment hors du temps où je retrouve mes souvenirs bruxellois, une histoire commune d’adolescente, mais aussi de femme. Parler des limites et du corps. Toujours laisser place à la sincérité. On se dit se revoir bientôt dans l’Ariège quand elle aura des chevaux.
MANNA
de 20 à 28 ans
MANNA
Retrouver Manna à Montpellier, elle vient me chercher à la gare et tout est naturel. On prend le tram, on refait le fil de Bruxelles, qui est parti, quand et pourquoi, comment va Nine ? Puis, on arrive dans son appartement qu’elle partage avec son compagnon. Elle me fait une salade de tomate burrata et me montre ses plantations sur son balcon, tout se qu’elle fait de ses mains minutieuses et fortes qui lui servent à créer toute sorte de projet qu’elle invente et mène en tant que jeune femme forte. Il faut le dire Manna est forte, elle me raconte son travail dans le BTP, le milieu masculin, le harcèlement au travail d’homme vieux blanc et en même temps que j’écris, je suis dans la gare et un homme me pousse pour me prendre ma place et m’insulte, il nous fait peur et nous sommes quatre femmes.
Je reprends, j’essaie, car nous sommes dans le vif du sujet. J’écoute en même temps les négociations de femme qui sont en charge de maintenir la paix et le dialogue face à des hommes fous sur les quais de gare, dans la rue, dans nos chambres, partout.
Manna donc me parle de son travail, de ces mille travails dans les milieux d’hommes, de son besoin d’espace et d’indépendance. On parle aussi du passé et des révélations, des zones grises, des viols, des isolements, des doutes et des colères trop quotidiennes après ces événements. On cite des livres, mais aussi des soirées entre amies. On est concernée et ensemble, huit années séparent notre première rencontre et nous avons vécu les mêmes mouvements, les mêmes émotions, comme la majorité comme on dit. On parle de nos hommes, on les aime, on en prend soin et pourtant on ne se parle pas comme on parle avec eux, et pourtant ça fait 8 ans sans se voir. La simplicité est là, la confidence et la réalité. Constat triste et force de délier tous ces mots. Elle me donne son intime, je lui donne le mien et finalement, nous parlons de toutes celle qui nous entoure.
Au moment du café, on est peut-être trop émues, mais l’heure passe et je dois reprendre un train. Manaa se met en sous-vêtement pour marquer les différentes années et photos. On se met dans sa chambre, leur chambre, mais aujourd’hui c’est la sienne où elle peut me raconter tout ce qu’elle a envie de dire. Le reste est en image et dans ma caméra. Elle prend ce temps pour nous, elle m’offre un livre, symbolique soit-il. Je suis très touchée. Je dois repartir, mais on se promet de se revoir et surtout d’échanger, car c’est important. C’était un très beau moment et je la remercie.