dimanche 2 avril 2017

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La ville deux fois — partie 1

Note sur l’inconscient et les images à partir de deux fois dix images d’Alain Nahum

, Alain Nahum et Jean-Louis Poitevin

Inlassable preneur d’images, Alain Nahum est un allié du hasard. Il déploie des recherches formelles autour de personnages que le vent et la pluie façonnent à partir de toiles, tissus, papiers, jetés ici ou là sur les trottoirs (TK-21 LaRevue N° 7, 36-37, 46, 52, 56). Le hasard se transforme aussi en chance quand, dans la rue ou dans le métro, des situations, instants magiques de rapprochement fatals, ouvrent la porte de l’esprit sur des associations qui de visuelles pour lui deviennent mentales pour nous, entre des formes, des corps, des lieux et des objet.

Certes, il importe de regarder chaque série en tant que telle, mais il importe aussi de les regarder ensemble, comme si de la rue lumineuse au soleil rouge des murs-cabines de la station Nation se jouait une partition entre dehors et dedans faisant écho à deux aspects de notre relation au monde, aux autres, à nous-mêmes.

Les potes

Cartes postales de l’inconscient

Dans la rue, des présentoirs de cartes postales où se trouvent des images classiques en noir et blanc sont, par la puissance de l’œil mise en relation avec les corps vivants qui passent à cet instant à côté d’elles. Et comme nous sautant au visage, surprise agréable parce que douce, s’opère dans notre esprit, à nous qui regardons, la comparaison. Non pour décider d’un mieux ou d’un moins bien, mais pour mesurer l’écart qui à chaque fois se glisse entre les corps à l’image et les corps dans la rue qui les frôlent. Bien sûr, il y a le rapprochement de situation, le parallélisme entre la scène qu’a saisi le regard du photographe et celle que représente la carte postale. La carte postale renvoie aux corps qui passent et qui à leur tour deviennent image. Et puis il y a le jeu entre le noir et blanc des cartes postales et les couleurs de la rue qui agitent devenant nos yeux le drapeau d’une querelle ancienne qui anima l’histoire de la photographie et ses pratiques. Qui du noir et blanc et de la couleur « est le plus vrai » ? Comme s’il s’agissait de ça ! Ce qui importe ici, plutôt que la consistance propre à chaque univers, la rue, la carte postale, c’est ce qui se produit en nous lors de leur mise en relation. C’est aussi la question des regards qui se perdent d’une image l’autre entre les protagonistes involontaires qui justement s’ignorent mais se croisent dans l’œil du photographe et de son appareil ! Ainsi en va-t-il de quelque chose qu’on a appelé l’inconscient et dont on a affecté de croire qu’il existait « en soi » alors que, comme l’a si bien montré Bion, il n’existe que dans et par la mise en relation de deux univers psychiques et ne s’active que dans ces moments-là. L’inconscient n’est donc pas quelque chose qui se trouve quelque part mais une sorte de « signifiant errant » pour reprendre l’expression avec laquelle Henri Meschonnic dit la singularité du Jonas biblique. L’existence du signifiant errant se « prouve » par son activation.
Cette confrontation carte postale/rue déclenche ou active précisément quelque chose qui pourrait être comparé à un inconscient conçu comme activité psychique mise en œuvre par la relation entre deux éléments suffisamment hétérogènes mais proches pour entrer en confrontation et pour être comparés. Ces photographies en mettant au cœur de l’image qu’elles sont la relation entre deux états du visible, nous disent quelque chose de cet « inconscient » que les images en général, un tableau, un dessin, une sculpture, activent en nous. Lorsqu’on les regarde, ces images qui se jouent à quatre - une carte postale de référence, une situation comparable dans l’espace et distante dans le temps, le regard du photographe et le regard perdu des personnages dans les deux plans – confèrent une forme de visibilité à la relation englobante que nous instaurons en les regardant. Elles ne montrent pas ce que pourrait être l’inconscient, elles le font exister pour nous, étant entendu que ce « pour nous » nous inclut dans le jeu.

Catastrophe

Image et vérité

On a tout écrit ou dit sur les images, les images photographiques en particulier, de leur lien supposé direct (non médiatisé en quelque sorte) avec la réalité, de leur capacité de reproduction d’un « réel » supposé connu de chacun et partagé par tous. On a tout écrit ou dit sur les autres formes d’image. La compréhension des images a été prise en otage par les tenants de la logique du signe contre celle du rêve si l’on veut le dire qu’un formule. Ces images d’Alain Nahum permettent, exemple devant les yeux, de décrire, tout simplement décrire, et donc interpréter quelque chose qui concerne l’image et les images et dont la photographie ici est le passeur.
Les cartes postales appartiennent au passé proche ou un peu lointain. Les personnages ou situations qu’elles mettent en scène sont rapprochées de la situation qui a lieu dans l’instant dans la rue. Les protagonistes sont appelés à paraître ensemble au nom d’une parenté formelle et situationnelle. Les regards font le reste. Il y a une strate de mémoire qui rencontre une strate de présent, un regard qui se perd ou se trouve médiatisé par un appareil qui enregistre. Il y a des espaces concomitants et hétérogènes celui de la carte postale pourtant située dans la rue et des gens qui passent dans la même rue. Il y a des temps et des durées hétérogènes mais qui se trouvent mis en relation dans le si célèbre instant de la prise de vue qui est en fait le résultat d’un long travail intentionnel en partie devenu « inconscient » d’avoir été longtemps muri pour pouvoir être activé dans l’instant.
Il y a donc partout du réel, du vérifiable du visible du visuel, bref de l’image qui dit à chaque state quelque chose de vrai et dépeint une réalité.
Pourtant c’est autre chose qui a lieu et que ces images révèlent. Rien n’est vrai parce que rien ici n’est relatif à une forme de vérité de type ratioïde ou rationnel. Tout ce qui est montré tout ce qui se trouve pris dans la mise en scène vient rendre manifeste comment ce que l’on nomme si mal réalité ou encore plus mal réel est porté et enveloppé par la dimension du rêve. Car de la carte postale aux gens dans la rue il faut demander : lequel rêve l’autre ? lequel est plus vrai que l’autre ? lequel dit la vérité ou l’incarne ? lequel est réel ?
Il faudrait mieux dire comme Villon, dans la ballade de la grosse Margot :
Lequel vaut mieux ? Chacun bien s’entresuit.
L’un l’autre vaut ; c’est à mau rat mau chat.

Car ce que nous occultons et que Bion parvient à penser, c’est le fait que notre rapport à la soi-disant réalité est tout entier enveloppé, porté et organisé autour de la fonction diurne du rêve qui a pour effet d’accorder le bon fonctionnement entre ce que l’on nomme conscience et ce que l’on nomme l’inconscient.
Rien de terrifiant, simplement la surprise de « voir » là dans l’écart entre l’image carte postale et les corps dans la rue saisis par l’image photographique qui nous est offerte ici, comment ça marche. Personne ne voit rien sauf une petite fille qui regarde son autre sur la carte postale, et l’œil attentif du photographe qui montre qu’on ne voit rien mais que dans cette non-conscience quelque chose de l’inconscient (mélange complexe de souvenirs perdus et pourtant à portée de main, souvenirs qui sont devenus des images de rêves vécus par d’autres et rêvés par personne mais accessibles à chacun) se met en branle qui révèle non tant le contenu du rêve que le fait que chacun de nous est à la fois porteur d’un rêve, porté par un rêve et pris dans un rêve. Il faudrait dire des rêves, mais cela importe peu ici.

Cours après moi que je t’attrape

Logique du signe, logique du rêve

Ici, ailleurs, là, pas là : la logique impossible qui gouverne ce qui arrive et ce qui nous arrive autant que ce que nous sommes ou croyons être, cette logique impossible affleure ici sous couvert du réalisme de l’image photographique que l’on tient pour vrai parce que l’on peut ainsi évacuer l’angoisse de voir et se voir devenu image, lors même que ce qui se produit révèle dans le jeu fuyant des regards et des corps que s’il y a « du réel », il est tout entier contenu dans ce point d’implosion à partir duquel tout se rassemble et se met à fuir en tout sens et que ces images d’Alain Nahum parviennent précisément à « saisir », à révéler, à faire exister pour notre regard.
L’image pense, mais s’il existe quelque chose comme de la vérité dans l’image, cette vérité ne tient en aucun cas à ce qu’elle montre mais à ce qu’elle articule. Ainsi toute « bonne » image est une image qui ouvre sur et articule entre eux plusieurs plans, strates ou niveaux de réalité. Une telle image révèle ce qui est en jeu dans la complicité entre ces strates lorsqu’on les appréhende en fonction de la logique du rêve et de l’inconscient. La soi-disant logique qui n’est que le voile de pudeur que la pensée pose sur les choses que lui offre le regard pour ne pas se perdre à chaque instant en glissant telle Alice de l’autre côté de ce miroir à faible coefficient de réalité qu’est la réalité, cette logique, elle, est la fille de la logique du signe et des propositions. Elle écrase le vrai sur le vraisemblable et fonctionne comme un sas de protection interdisant l’accès à la logique du rêve. Dans chaque image, outre les strates qu’elles articulent, il y a comme une ligne de partage qui permet de distinguer les images à fort coefficient de rêve et celles à fort coefficient de réconfort psychique pour névrotique.
Ces images d’Alain Nahum ont la singulière faculté d’articuler plusieurs strates et surtout de montrer cette ligne de partage qui en général n’est pas prise en compte dans le regard qu’on porte sur une image. Ici la logique du rêve est rendue visible lors même qu’il semble que la logique des signes gouverne ce que l’on voit sur l’image. Ainsi entre la carte postale et la rue se glisse une faille, porte du rêve qui est à chaque instant ouverte devant nous comme en nous. Il suffit de s’y glisser pour que le monde change !

Double dames