samedi 27 mai 2023

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La tangente de Baumann — III/III

Récit en 7 chapitres de Pierre Faucomprez

, Pierre Faucomprez

Sommaire :
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\ C’est quoi ?
\ Des peintures de guerre
\ T’es trop con !
\ On dirait un supporter //

La voiture fait une embardée. Un bruit de mitraillette sur les bandes de sécurité.

\ Putain / Gilles / fais gaffe !
\ Ralentis ! ça sert à quoi d’aller à fond ?
\ Me laisse pas le volant si t’es flippé !
\ T’imagines la gueule de Fourchaume si on se fait choper par les flics ?
\ Au mitard
\ Au mitard !
\ T’as raison // le t’as-raison qui veut dire ta gueule, connard ! j’ai pas envie de crever sur une nationale

\ On n’éclaire même plus les nationales dans ce pays
\ T’es sûr qu’on peut arriver en pleine nuit ?
\ Puisque j’te dis qu’y’a personne //

Vous êtes censés trouver une maison vide. Vous avez traversé la nuit venue des champs de bataille où miroitent encore quelques feux : BP illumine un petit morceau d’autoroute, buffalo brille. Passé le péage ils auraient pu voir, comme toi, lutin, ces enseignes tournoyer, ces fumerolles s’envoler du brasier des discounts qui vous poursuivaient comme un cheval au galop. Il y avait beaucoup de choses dans ta nuit qui auraient pu les faire réfléchir, les pousser à la prudence, au repli, aspirer à la paix, mais ils n’ont rien vu, attendant leur guerre, se moquant bien des territoires dévastés, des usines en ruine et de la fatigue générale.

\ Tu crois qu’on est les prochains à partir ?
\ À chaque fois pareil : c’est d’abord le rima. Après peut-être / théoriquement
\ Putain //

En bagnole, sans vraiment te calculer, ils se racontent : la base d’Orléans, les blindés, eux un minimum. Tu imprimes sorti de tes rêves. Gilles est né à Strasbourg, il n’a quitté l’Alsace que pour s’engager à vingt-et-un ans. Cent kilos pour un mètre quatre-vingt, c’est le plus fort des trois. Mustapha vient de la banlieue sud de Paris, sa sœur lui sous-loue un deux pièces à Étampes \ des yeux bleus et une peau de fille, le tombeur. Fabrice habite \ théoriquement // chez sa copine, mais ses parents lui ont gardé sa chambre aile nord du pavillon acheté sur plan il y a vingt ans dans un trou perdu à quarante kilomètres d’Amiens \ Fabrice dit \ UNE-CITE-DU-GRAND-OUEST-PARISIEN // golri cet emprunt à radiofrance d’un seul coup. De cette cité perdue dans les labours s’approche la golf volkswagen. Théoriquement, les parents confinés en Espagne, Fabrice peut se permettre de loger ses amis pour une nuit. Il y a un canapé-lit dans le salon et la chambre de sa sœur aînée est inoccupée. L’étape chez Fabrice précède une journée à la mer \ Deauville théoriquement \ une petite détente avant le retour à la caserne. Deauville ne m’intéresse pas bézef, je les laisse à leur programme et rentre en hypnose \ pratiquement rendu à destination il faut que je me rassemble. Quoi ? à un quart d’heure du bar de Sophie grand maximum. Cette proximité, il serait prudent de la rappeler en temps utile aux amis de Rachid ainsi que le petit détour prévu demain matin, qui ne les retardera même pas d’une demi-heure avant qu’ils ne prennent la route pour Deauville \ sinon tu te débrouilleras à pied ou en stop. Difficile de prévoir très à l’avance l’humeur de tes permissionnaires \ improbables soces de Rachid ! J’avoue, Rachid a sans doute de multiples facettes mais comment être à la fois antimilitariste, antiflic, antitout et vouloir t’engager dans l’armée ? cent pour cent par hasard sous influence ou pour le fric \ trop zarb, il faudra lui en recauser si tu le revois \ sauf que Fabrice, Mustapha, Gilles, où les aurait-il connus ?

\ T’as vraiment l’air con avec tes lunettes de soleil en pleine nuit. Heureusement que c’est moi qui conduis !
\ Ça me repose les yeux
\ Putain
\ Fermez-la ! vous voyez pas qu’y dort
\ Qui ?
\ Laissez dormir le gamin ! merde //

Depuis le départ qu’ils n’arrêtent pas de s’insulter \ le mieux pour ne pas être indirectement pris à partie \ ç’aura été de faire semblant de dormir.

\ Théoriquement c’est la deuxième à gauche
\ Tu fais chier. T’es sûr ?
\ Ouais théoriquement
\ Théoriquement ou alors… théoriquement ?
\ J’t’encule //

C’est vrai qu’il irrite, le Fabrice, avec ses théoriquement \ pas trop courant comme tic \ manie de flippé par excellence \ mais tu éviteras de heurter sa susceptibilité car en pratique sa langue se délie en un quart de tour \ dévergondée \ grande gueule et bons réflexes que ses copains testent prudemment, même quand il se paume dans sa propre cité et les encule pour cacher la tehon \ tu rêves ! J’avoue, si tu entrouvres les yeux, ce n’est pas complètement de sa faute : la vérité tu ne quittes pas un espace urbain aussi neutre pour revenir impunément en touriste, au retour la mémoire le rejette entièrement, ton espace, il manque de repères, d’une église, une couleur, un bar tabac, un tranchant à quoi te fier \ négliger d’y vivre et y revenir après plus d’un mois, c’est accumuler les erreurs, t’exposer à errer sans fin, le propre de l’homme sans GPS \ la vérité, c’est qu’un tel territoire tu en es dépossédé, il n’est plus permis de t’y mouvoir librement, tu dois abandonner ton sort à la machine et lui faire confiance, aliéné cent pour cent. THÉORIQUEMENT tu arrives à bon port \ les maths pareil, tu fais confiance à ton axiome et tu braves sans problème toutes les sinuosités que Carapelli te réserve, l’esprit s’engage te gardant des erreurs et des difficultés. Sauf à démontrer par l’absurde, tu choisis une route et tu la prends, le doute se dissipe à coup d’exercices et la nuit théoriquement finit par s’éclairer \ j’avoue ! tu es toujours surpris : à moins d’en rester aux mensonges des premières années d’apprentissage, rien ne se passe jamais comme prévu. À force de disséquer des problèmes, tu lâches un peu tes tables de calcul et si tu crois trouver des solutions qui de loin semblent solides, comme dit Carapelli, tu comprends qu’elles ne reposent que sur des bases provisoires \ conventions que ces lois universelles qu’on met sur le dos des sciences pour se rassurer ! Les soi-disant grandes découvertes ne rassurent que par ce qu’elles allument de vague compréhension et d’espoir dans l’œil des congénères mais la vérité c’est un jeu de bluff où tu relativises // vachement. Dans toutes les \ disciplines // tu captes vite fait que le sérieux, le respect dû à tes pairs et la logique sont secondaires, la vérité est secondaire, tu modères tes ambitions, tu te contentes d’approximations pour continuer d’avancer \ Il faut avancer // écrit plusieurs fois William dans ses carnets, est-ce qu’il veut dire faire confiance ? espérer que les informateurs ne t’ont pas trompé \ car tu ne pourras recouper que plus tard \ forcé d’avancer avant de pouvoir étayer tes articles \ un sbeul de charognards pour tous les reporters \ pas un métier pour toi babtou fragile et timide.
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Cependant tu restes cool même quand la Volkswagen manque écraser cet alcoolo cinglé qui délire en plein milieu de la route titubant dans les phares comme un lapin myxomateux, et si la maison que tu devais trouver vide est éclairée de l’intérieur et la porte d’entrée ouverte, avant que la la golf se range, et qu’une silhouette de femme se dresse dans le rectangle de lumière orange \ que la place est donc prise imprévisiblement. Dans le contrejour tu distingues un jean sombre et le bleu roi d’un sweat-shirt, des cheveux blonds coupés court, de petits yeux qui fouillent la nuit \ plus besoin : par nappes fluctuantes l’éclairage automatique réveille les parterres de rosiers multicolores qui bordent la façade. Tes pupilles accommodent. Une maison de plain-pied. Une porte, une fenêtre, un garage. Un muret pavé de granit, une barrière de laquelle ont commencé à se décoller de petits rectangles argentés, marqués WHITE POLYVINYL CHLORYD.

\ C’est Hélène, ma sœur
\ Elle est pas mal, dis donc !
\ Allez on y va ! et vous êtes dispensés de commentaires //

Vocable de prof \ est-ce qu’en présence de sa sœur le langage de Fabrice se normalise ? possible qu’en famille le mâle cisgenre s’abstienne d’enculer \ pas axiomatique. Nos portières claquent presque à l‘unisson.
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Un vieux nous attend debout dans le salon \ plus de trente ans à coup sûr, un peu maigre, avec des lunettes carrées.

\ Ziad //

Une voix de basse, un demi sourire \ au moins dix ans de plus que les autres mais pas assez pour un père.

\ Oui. Je te présente Ziad. Fabrice, mon frère. Et…
\ Gilles
\ Mustapha
\ Qu’est-ce que vous avez sur le visage ?
\ Oh ! merde. Pardon, bafouille Gilles, qui étale d’un revers les guillemets de couleurs rouge et verte qui marquent son visage.
\ C’est de la peinture
\ Des peintures de guerre, précise Mustapha navré ? par la touche de son camarade
\ Vous pouvez vous débarbouiller dans la salle de bain. Ça fait un peu peur, non ? reprend Hélène à l’adresse de son frère. Et lui, c’est qui ?
\ Peter, dis-je à mon tour //

Me voici dans la lumière.

\ Un petit frère ?
\ …
\ Qu’est-ce qu’il fout avec vous, alors ?
\ On l’a pris en stop. À Paris
\ Un gamin, vous êtes malades
\ J’ai quinze ans // précisé-je.

Pas de nouveaux mensonges, te promets-tu. Laisse faire !

\ C’est le frère de Sophie, continue Fabrice.
\ La Sophie du Forty-four ? Je ne savais pas qu’elle avait un frère. C’est vrai que vous avez un petit air de ressemblance //

S’il y a un avantage à être fils unique c’est bien d’échapper à ce genre de remarques à la noix ! Ma sœur \ ma vraie demi-sœur Ella \ et moi ne nous ressemblerons jamais en rien \ rassemblés tout nous distingue et notre attachement sera de pur hasard. Mais que l’à-propos de Fabrice ait limité les questions me soulage grandement. Même s’il n’a pas forcément gobé le char que Rachid lui a textoté, il s’en est arrangé et le ressert à merveille \ de l’avis de Rachid expliquer qu’un gamin fait le mur de son bahut pour rejoindre une nana de neuf ans son aînée apparaissait beaucoup plus risqué que de présenter Sophie comme une sœur \ c’est passé crème, le subterfuge a rassuré tes compagnons de route, simplifié et évité de prêter le flanc à leurs vannes \ tu oses à peine les imaginer te parler de sexe ou d’amour. Pour quelques heures encore Sophie sera ma sœur \ qui me ressemble \ me comprend ? Hélène n’est peut-être pas dupe non plus mais le char évite pour elle-aussi de prolonger le combat : elle n’a pas envie de creuser \ elle a raison, Rachid a raison, déballes-en le moins possible sinon tu t’exposes à devoir développer, justifier, supporter les soupçons, les ricanements, pire : la pitié. Stratégie militaire.

Puis tu ne saurais par où commencer \ ta petite enfance en Angleterre ? sans déconner. Tu te vois parler de Lisbeth à des inconnus ! que dire de William ? tué par un éclat d’obus que tu n’étais pas encore sorti du ventre de sa femme \ épisode à faire frémir les guerriers qui t’escortent ! Et après ? tranquilliser les esprits pour t’éviter la compassion et les sourires affectueux qui vont avec \ démontrer comme tu survis \ finger in the nose \ à la douleur, à la tristesse, à la colère, à une mère étonnante \ baratiner j’avoue, car tu n’as jamais gâcher tes heures à analyser le fatras.

\ Tu n’es pas si différent des autres ! occupe-toi du présent // diagnostique Lisbeth dès que tu lâches \ ce pourquoi tu prends le pli de te taire quand la situation se complique et même si abhorrant le mensonge, tu aimerais pouvoir le dénoncer dans cette villa, tu te tais car tous se fichent que Sophie soit ou non ta sœur \ qu’elle ne soit en réalité qu’une amie ta vraie sœur \ grande \ aînée de huit années \ et que cette sœur ne soit que ta demi-sœur parce que fille adoptive du deuxième époux de Lisbeth deux fois veuve \ SŒUR ELLA, ta demi-grande ! dont il faudrait alors mentionner les origines vu que vous ne partagez ni père ni mère \ aucun géniteur devrais-tu dire et avec cette histoire d’adoption tout apparaîtrait encore plus tordu \ et toi pris pour un mytho chaque fois que tu essayes d’expliquer et t’y prends de travers. C’est pourquoi, à l’extérieur, dans le grand monde, tu simplifies ! Ella est ma sœur, basta ! sauf ici, à Amiens \ Sophie. Sophie comment ? Pas Baumann non \ s’ils partent sur les noms de famille je suis mal !

Non, ils t’oublient, assis dans le salon, avec des boites de bière Heineken \ tous sauf Ziad un café \ zéro fumeur, zéro vapo, tous à carreau. Hélène propose de réchauffer une pizza. Fabrice abandonne la compagnie et suit sa sœur aînée dans la cuisine, où je sirote un coca bouteille plastique, à côté du frigo. Sur une table bistro traînent les restes d’une bolo + une bouteille de Bordeaux à peine entamée \ Château Larose //

\ C’est quoi cette histoire ?
\ Quelle histoire. Je t’ai dit : je passe une semaine chez les parents
\ Ça fait combien de temps que t’étais pas venue ?
\ J’en sais rien, un an. Je bossais à Clermont, t’es au courant, non ? osef //

Fabrice est pris de court \ provisoirement sans réplique \ sa sœur prend le dessus, une bonne respiration et la voici lancée :

\ Qu’est-ce qu’il y a ? Tu me reproches de pas voir les parents et en même temps aujourd’hui on dirait que ça t’emmerde que je sois là hein ?
\ Tu sais bien qu’ils sont en Espagne !
\ Non je savais pas, je leur avais même prévu des cadeaux / et je savais pas non plus que tu allais débarquer avec tes copains / désolée //

Comment après cette hargne à tenir le siège peut-elle dire \ il y a de quoi les loger sans problème // lâcher aussi bêtement la garde sans que son frère lui ait rien demandé ? je n’en reviens pas.

\ Je sais / c’est pas ça / c’est l’autre là !
\ Qui ? Ziad ?
\ T’es avec un arabe maintenant ?
\ Putain j’ai pas la burqa t’es raciste ou quoi ?
\ Parle moins fort !
\ Qu’est-ce qu’il en pense ton copain / comment déjà ?
\ Mustapha
\ Il est pas arabe ?
\ C’est pas pareil
\ Putain //

Tu pourras décliner l’invitation à dormir sur place \ dans un des convertibles // t’éviter tout ça, prétexter que ta sœur Sophie prévenue de ton arrivée t’attend tard dans la nuit. Mais où dormir en vrai ? pas d’hôtel ici, nul nom pour ton GPS, nulle adresse où rejoindre Sophie \ tu le crois ? qu’Ella refuse de te donner \ prétende ne pas connaître son nom de famille ! Aucune Sophie sur internet ne correspond au zéro six dont tu disposes, ni dans la ville, ni en périphérie \ le Forty-four ? quel chemin et à qui demander dans le désert des rues noires ? Quoi faire : œuvre d’imagination, comme si tu écrivais un roman ?

Rien trouvé mieux que de t’accrocher à ton trio de permissionnaires ! c’est affligeant. À croire qu’avec l’âge \ je me sens vieux parfois \ la créativité s’émousse. Plus jeune, je n’avais pas vu trois films que je me prenais pour Orson Welles \ l’idole de ma grand-mère Eileen, avec Joyce \ l’écrivain de Dubliners \ Gens de Dublin \ des histoires sinistres qu’elle essaye de me refourguer chaque été. Évidemment qu’à dix ans tu suis bézef des flashes de Kane mais cherchant à plaire en singeant le goût de la yeuve, tu n’es pas moins convaincu que ton génie t’ouvrira les portes de la renommée. Aujourd’hui je pense à l’opposé : prends soin de brider ton génie s’il existe ! bon ou mauvais c’est l’ennemi le plus redoutable : contrairement à ce que tu penses, il ne te déleste d’aucun problème, si tu lui laisses du champ tu prends juste le risque qu’adviennent toutes sortes d’horreurs \ et la réalité en est assez pourvue, non ? Tu écoutes Einstein pleurnicher sur les dangers de la bombe et tu réfléchis. Ce genre de sentences déplait profondément à BP : tu es là pour te la péter Peter \ mais si tu fabriques du neuf histoire de te faire mousser, c’est le destin que tu provoques dans ton \ jeu destructeur // Tu seras tenu responsable de chacun de tes mots \ soumis à la morale désastreuse des critiques… j’avoue ! je ne suis pas sérieux \ flemmard juste \ les taoïstes appellent ça wuwei : le non-agir \ quoi qu’il en soit, impressionné par mes belles séries de DÉLIRES PERFORMATIFS, Philippe m’a lâché la grappe avec la philo qu’il me conseillait à la place des maths \ abondé dans mon sens \ cité Gérard de Nerval d’après qui l’imagination humaine n’a rien inventé qui ne soit vrai dans ce monde ou dans les autres ! Je n’aurai jamais la cruauté de lui dire que je déconnais \ William pensait un peu pareil // là-dessus qu’il te cherche finalement \ te recycler en fils de William \ quoi ? une espèce de globe-trotter \ un vagabond dépossédé de son œuvre \ une plume au service de l’universel reportage \ zéro chance que tu reprennes le flambeau \ aucune envie de te fader toutes sortes de situations merdiques à Gaza, Beyrouth ou Amiens pour des blaireaux qui ne s’intéressent qu’à un résumé vite fait sur Twitter cent pour cent bidon. J’avoue Will ! enquêter, noter, raconter des histoires sont peut-être les meilleurs remèdes à l’ennui, mais là, vois-tu, dans ce pavillon, cette cuisine avec Hélène, son frère, et les zouaves qui campent au salon, rien d’excitant pour l’âme d’un reporter \ pour m’extraire de la mélancolie : que la certitude de retrouver Sophie. J’avoue, ce n’est plus même l’espoir du succès qui te fait agir puisque le besoin de voir celle que tu aimes, de jouir de sa présence, te domine exclusivement. Crushé \ en iench ? à la course ! tu auras bien le temps de souffler \ revenir aux maths quand tu ne seras plus cerné par les militaires \ dans l’immédiat zapper cette nuit qui n’en finit pas \ partir à la première heure.

En les écoutant à l’écart, appuyé à l’encoignure de la porte, tu espères échapper à ton tour, car, Fabrice réapparu dans le salon, un à un, les hôtes se débarrassent de leurs bios, vite fait, comme un store à enrouleur qu’on descend et qu’on remonte aussi sec. Gilles et Fabrice résument leurs faits d’armes, les autres ont plus à dire. Mustapha a passé les dix premières années de sa vie en Kabylie. Il y retourne chaque année voir sa grand-mère et ses cousins. Ziad est né en Égypte, d’une mère égyptienne et d’un père d’origine afghane. Il n’a aucun souvenir du Caire. La plus grande partie de son enfance, il l’a vécue à Tunis, dans la maison de son oncle. À douze ans, il a perdu sa mère \ il n’en dit pas plus sur sa mère. Il a été élevé par ses oncle et tante. Son père, le plus souvent absent, voyageait en Europe

\ soi-disant pour affaires. Il a fini par me faire venir chez lui à Berlin. Puis après : Paris //

Tu te sens quelques points communs \ plus qu’avec le gros Gilles.

\ Moi je ne suis sorti de France que pour passer la frontière avec l’Allemagne. À part Baden Baden…
\ Ça va changer, coupe Fabrice, tu vas bientôt voir du pays //

Pas mécontent d’avoir relevé \ Afghanistan // dans les mots de Ziad-amant-de-sa-sœur, Fabrice annonce comme avéré son ordre de mission à Kaboul le mois prochain \ maintien de l’ordre sous l’égide de l’otan // tel que promis par le commandant Fourchaume, la veille de perm.

\ Ça chauffe, c’est prêt dans dix minutes, prévient Hélène s’asseyant au milieu du convertible entre le frère et l’amant.
\ Toi aussi tu pars ? demande ce dernier à Mustapha.
\ Pourquoi pas ?
\ À Kaboul ?
\ Qu’est-ce qu’il y a cousin ? tu cherches à me mettre mal à l’aise ?
\ Non / je ne sais même plus où on en est là-bas
\ J’ignorais que tu partais, dit Hélène à l’adresse de Fabrice mais sans le regarder \ dans le vide. Les parents sont au courant ?
\ Je n’ai pas choisi ce métier pour rester en caserne
\ On va tous se faire un sang d’encre c’est tout
\ Qu’est-ce qu’il fait dans la vie ton mec ?
\ Infirmier anesthésiste, soupire Ziad.
\ La Renault c’est ta voiture ? s’enquiert Gilles qui vient de finir sa bière.
\ Un tas de ferrailles j’avoue
\ J’ai pas dit ça
\ Et moi ça t’intéresse pas que j’ai repris un boulot ? interrompt Hélène.
\ Tu as retrouvé du boulot ? à Clermont
\ Ben non ! ici. Je commence la semaine prochaine //

Nord-ouest Picardie le vent cède à une bruyante averse qui suspend trente seconde la discussion. Puis avec la bruine sont commentés les derniers résultats du mondial de ? Une moto passe à toute blinde, Fabrice reconnaît le treize cents de Martial Angot.

\ C’est le fiancé de ta sœur
\ Celui qui élève des pitts
\ Tu viens d’où ? toi //

Un fiancé. Bien sûr. Pourquoi n’en aurait-elle pas ? Curieux comme je n’y ai pas pensé \ aucun souvenir qu’elle m’en ait parlé non plus \ pas un mot. Si Ella est au courant je la tue ! Où paradait-il ce fiancé pendant le weekend en Baie de Somme ? avec ses pitts \ pas en iench de Sophie en tout cas \ qui se passait de lui sans problème. Ne te laisse pas abattre ! encaisse et repars en sautillant Mohammed Ali ! Encore un moment dans les cordes, esquive et puis redanse !

\ D’où tu viens ?
\ De Nice / j’ai pris le train de nuit / et puis la Golf à la Porte de Bagnolet jusqu’ici
\ Tu visites ta sœur à Amiens ?
\ Amiens / la ville des amis
\ C’est Rachid qui nous l’a confié
\ On s’est retrouvés au Mc Donald, précisé-je.
\ Il ne prend pas beaucoup de place avec son mini sac-à-dos
\ Tu as quoi là-dedans ?
\ Il voyage léger
\ Pas une tête de migrant en tout cas
\ Oh une petite gueule de juif mais sympa
\ Routard genre
\ Un rom putain !
\ Pas vraiment, dis-je m’agrégeant à leur rire.
\ T’en n’as vraiment rien à foutre de moi, insiste Hélène, soufflant dans l’oreille de son frère dès que la bonne humeur retombe. Je suis ta sœur merde !
\ Pourquoi tu dis ça ? se plaint gentiment Fabrice.
\ Mon boulot / tu m’as même pas demandé / t’en as rien à foutre
\ Si ! c’est quoi //

Bien sûr que le travail importe \ pas parce que tu n’en veux pas qu’il faudrait le nier \ occuper les heures, t’aliéner au service d’un patron et dormir le soir dans le remboursement de tes crédits ? Sauf qu’à toi, c’est bien connu, il te faut la passion, tu tiens de William dont Lisbeth raconte qu’il était un forcené \ constamment sur la brèche \ se posait sans cesse des questions dont il imaginait les réponses à des milliers de kilomètres de chez lui \ partait, revenait avec zéro réponse et encore plus de questions. À l’inverse Sœur Ella flotte librement \ suit sa pente sans s’en poser \ de questions \ mais c’est une pose \ de la hauteur. Dans ses chansons en anglais, elle pose ~un regard tendre et compassionnel sur les travailleurs pauvres // dixit le cœur d’artichaut de Qobuz \ tu parles comme elle les allume les travailleurs, elle aurait déjà mis la baston ici ! mais j’avoue, si Ella était comme elle dit paresseuse ou anar, elle ne s’enfermerait pas des journées entières pour répéter. Moi je verrai bien.

Hélène est auxiliaire puéricultrice \ pseudo pas terroche pour qui s’occupe de microbes toute la journée à la place de parents partis on ne sait où pour quel travail. Que le monde soit si drôlement organisé t’épatera toujours \ hyperactifs rechignants ou dévoués, attelés à la grande chaîne de production toute cette guéguerre ce massacre de masse est une énigme. Tu n’as qu’à photographier Ziad pour te sensibiliser un ministre de la santé : les yeux cernés par les nuits de veille aux urgences, vaillant, consciencieux \ une offensive imprévue des drh de son hôpital et il y passe. Comme tous les deux avons pris le parti de débarrasser la table du salon et de faire un peu de ménage dans la cuisine en attendant que le frère et la sœur se raccommodent \ si c’est possible \ il me prend à part, immédiatement sympathique, causeur naturel, sincère, avec qui tu peux te lâcher \ moins sur le qui-vive, du coup moins laconique. Comme il s’intéresse à tes \ centres d’intérêts // te reprochant d’être \ taiseux // et que tu lui réponds que la passion des maths n’est pas toujours facile à communiquer, il part comme une flèche sur la science qui fournit \ toutes sortes d’histoires à rebondissements / des histoires passionnantes qui peuvent faire rire ou pleurer / genre que tout le monde aime // et cite admiratif l’admirable Étienne Klein. J’avoue qu’il en redemande, te branche sur les multivers \ comme s’il n’y avait pas d’autre chat à fouetter. Je ne sais pas pourquoi je baratine qu’un jour j’aimerais publier sur le sujet \ mort !

\ Je trouverais ça admirable, Peter. Moi j’ai toujours été paralysé à l’écrit, je suis incapable d’aligner deux phrases
\ Moi ce sont les médecins, les gens comme vous, qui soignent, que je trouve admirables. Je n’aurais pas le courage de me dévouer toute ma vie aux autres
\ Oh ! écrire est plus important et on se tutoie non ? Quand on a un don il ne faut pas le gâcher //

Revoilà-t-y pas cette fameuse vénération du petit génie \ salvator mundi ? et l’injonction qui l’accompagne de ne pas gâcher ton temps comme s’il y avait en effet urgence à sauver le monde et que tes fantaisies puissent servir ce grand projet ! autant de pierres… comme s’il y avait la moindre chance de succès \ un intérêt ? Dieu merci ! tes mathématiques ne s’encombrent pas de ce genre de croyances. Carapelli ne t’investit d’aucune mission, qu’il en soit loué ! Tes signes n’expriment que ce qu’ils sont, ils ne flottent pas dans le ciel de tes rêves ! tu les formes pour eux-mêmes, pas envie qu’ils servent autre chose que des raisonnements abstraits \ servir à quoi ? tout foirer, engraisser le système à lui faire exploser le ventre, améliorer l’efficacité d’une bombe \ la preuve aussi que publier n’est pas pour toi : la croyance et l’idéologie te pourriraient le cerveau, tu défendrais des chapelles, tu t’emporterais contre tes congénères, tous plus entêtés, embourbés dans des impasses, et l’absolu de tes recherches passerait par pertes et profits \ yomb énervé dès l’intro de ton article \ grandiloquent et tout \ ou alors il faudrait t’exercer en continu, jusqu’à ce que les mots te deviennent indifférents, qu’ils ne fassent plus d’histoires, que leur usage se simplifie comme une algèbre à dessiner du vivant \ comme dans ces petits poèmes japonais \ que tu les schématises \ mouchetures \ matriciels.

\ Bizarre que tu fréquentes ces lascars, observe encore Ziad, à mi-voix. C’est bête mais tu as un petit côté romantique qui ne colle pas dans le décor
\ Je ne sais pas si je suis romantique mais ces types me rendent super service
\ Tu as raison / en fait l’essentiel c’est de savoir où on veut aller
\ C’est dans une chanson ?
\ Non je ne crois pas // s’esclaffe l’anesthésiste. 

Tu n’es pas dupe : la raison, l’essentiel, toujours les mêmes enjeux, la même injonction qui débusquent le romantisme ou la bêtise, qui poussent les aventuriers à la fugue et les militaires au front. La bêtise \ pour lui échapper il faudrait ne jamais agir \ ne se confronter qu’au néant \ pas de vaccin \ la commenter c’est en redoubler \ tu as beau t’y préparer, elle te surprend toujours, chez toi, les autres, elle se glisse comme un serpent parmi les serpents, s’apparie prudent\e à celui pernicieux de la connaissance \ la bêtise quoi !

\ Je vais te conduire chez ta sœur / si tu les attends ! tu n’es pas rendu //

Autant la bêtise peut te décontenancer par sa banalité, autant la générosité reste émouvante et inattendue. Chaque fois que se manifeste la bonté, tu en as la gorge nouée. Tu fais alors le vœu de t’améliorer, d’être toi-même meilleur, d’utiliser ton intelligence à améliorer le monde et te voici dressant en accéléré l’inventaire de tes facultés \ denrées impérissables dont tu abandonnerais le monopole \ détenteur de la bonté ! Ce en quoi, scientifique hypersensible, je m’aperçois que tu n’es pas si différent d’Ella, si prompte à servir de \ belles causes // Sauf qu’Ella ne se contente pas \ comme toi \ de revendiquer dans le désert ! elle partage les joies et les peines d’un maximum d’agités \ militante à tous crins \ étrangement froide dans ses performances les plus risquées sur scène et si inutilement échauffée dans ses prises de position vegan ou féministe ! Alors que toi :

don’t you worry ‘bout a thing \ autant que ceux qui souffrent ne comptent pas trop sur ton aide \ j’avoue ! il faudrait plus de Ziads sur terre \ avec du temps et une voiture.

\ Non ! ne t’embête pas à bouger la gova
\ Tu rigoles ! ça va me fera des vacances // ironise Ziad, un mouvement de tête vers la cuisine.

Pour une avancée que chacun dirait positive, née de la fraternité, de l’amour, tu es persuadé que se crée une image opposée, un double assez horrible, une douleur de compensation stockés tu ne sais où \ dans les esprits ? Cette présumée contrepartie te défie d’accepter de bon cœur les largesses du destin. Le cœur se réduisant à une coupe étroite, tu ne fraternises qu’avec modération et supportant seul le poids de tes décisions, tu négliges le concours des meilleures volontés \ voulant ne rien devoir, tu refuses le don : tu ne fausseras pas compagnie aux milites pour te fourrer dans les pattes de Ziad. J’avoue, tes choix ne sont pas forcément les bons : si par exemple tu avais fait d’Ella ton alliée, évidemment l’affaire serait mieux engagée. Même si tu la sais encline aux chamailleries plus qu’au partage, tu devrais arrêter de la maintenir tout le temps à l’écart \ impensable de mettre Ella à contribution sans que ça vire au carnage, une relation qui vaut celle de Fabrice et d’Hélène, pensé-je, dont Ziad prétend sub rosa que s’ils n’étaient frère et sœur ils se seraient étripés depuis longtemps

\ Incroyable ! des caractères aussi opposés dans la même famille
\ C’est pareil avec ma sœur, dis-je donc assez doué pour enfiler des perles. Possible qu’il y ait une loi scientifique là-dessus
\ La loi de Peter ?
\ Je vais y aller à pied, j’ai besoin de marcher
\ Cinq kilomètres
\ Pas chez elle / je vais passer au forty-four, c’est plus près, non ?
\ Oh ! c’est encore ouvert, convient un Ziad goguenard, sauf qu’on n’y laisse pas entrer les moins de seize ans / mais bon ! avec ta sœur, c’est différent //

À prolonger le mensonge \ prenant sans arrêt la tangente auras-tu l’amour ? ou plus sûrement étoufferas-tu d’angoisse muette, enfermé dans ta fierté, risquant devenir violent ? Plutôt mourir bête de colère désespérée, indigné par le destin que simplement cracher le morceau \ faire confiance aux amis \ t’en remettre à une bonne âme ! miskine

\ Oui / pas de problème !
\ C’est dingue comme tu lui ressembles 
\ Pas trop la couleur de / cheveux //

Vertige de l’usurpateur. Oublier que Ziad parle de la blonde Sophie et non de la brune Ella : faut-il que je sois distrait ! Ne te trahis pas, joue ton rôle de frère \ plausible \ ne vends pas ta peau d’ours ! Primo range-toi à la force des clichés qui inspire à Ziad sa phrase toute faite pour le réconfort des mifas du monde entier. Ou deuxio amuse-toi de cet adage \ probabilité à deux balles qui veut que la ressemblance des amants accroît vos chances d’être faits \ Sophie et toi \ contrefaits l’un pour l’autre \ âmes sœurs \ physiques frères \ quand bien même la ressemblance ne te frappe mais alors pas du tout ! La carte du tendre est cousue de poncifs à la peau dure, mon cher Peter, un vrai tambour dans la tête, ces temps-ci ! Pour autant tu n’iras pas risquer la vérité, même avec qui semble prêt à l’entendre \ garde ta concentration sur l’échafaudage !

Quelle heure ? Minuit. Les bars sont ouverts le samedi soir : c’est la graine que tu rumines depuis qu’a vrombi la moto de l’intrus \ le fiancé dont je me figure le masque d’idiotie, le regard vitreux, la lèvre pendante. Martial Angot vs Peter Baumann, une intelligence dans un corps fluet fascinée par la bêtise et la force brute. Sur l’affiche, au poids, tes chances sont compromises \ mais le hasard peut décider d’un accident en compensation de ta faiblesse \ une issue favorable, un passage invisible jusqu’à la dernière minute ? Prends les détours infinis de la complaisance et ne cesse pas d’y croire ! l’obstination est la qualité numéro un. Il peut y avoir un moment où Sophie se rendra disponible \ reste à manœuvrer cette nuit pour que le fiancé ne la passe pas chez elle et que subjuguée la zouz te pardonne la manœuvre : comment t’en voudrait-elle si c’est pour aimer ? Elle entrera dans tes mensonges \ corroborera \ qui ne sait mentir ignore ce qu’est vérité \ tiens bon ! tu ne seras jamais aussi près de la connaître.

\ Sûr ? tu ne veux pas que je t’accompagne ? c’est sur ma route / je pars bosser / de permanence toute la nuit
\ Oui non ça me fera du bien de prendre l’air //

Ziad n’est pas genre à se vexer \ la crème des hommes \ toujours prêt à rendre service \ se mettre à ta place : éprouver ton besoin de marcher une demi-heure pour réfléchir \ sûr qu’il a besoin d’air lui aussi, pour tromper sa tristesse car il a l’air un peu triste \ plus d’un ne réussit à rompre ses propres chaînes qui pour l’ami est cependant un rédempteur. Sûr qu’il serait de bon conseil \ un gars posé, éveillé \ une autre fois. Sûr que tu joues gros, à fleur de peau, n’écoutant plus ton instinct… Prends le temps de te calmer faire le point, traversant tellement d’états dans le cours d’une journée, te rappeler où tu habites ! Impossible inventaire des états de Baumann.

\ Si on y allait tous ?
\ Au forty-four ?
\ On accompagne Peter
\ Sans moi, dit Hélène. De toute façon, ils vont bientôt fermer
\ Moi je préfère l’excalibur / c’est ouvert jusqu’à deux heures / mais il faut passer prendre Cynthia
\ On dépose Peter, on boit un canon et on file à l’excalibur
\ Je crois que Peter préfère marcher un peu, plaide Ziad.
\ Quoi ! tu fais bande à part ?
\ Non mais j’ai besoin de marcher / j’ai un truc compliqué à demander à ma sœur et il faut que j’y réfléchisse
\ Vous n’avez qu’à nous rejoindre à l’excalibur quand elle aura fermé la boutique !
\ J’avoue je vais lui proposer ça //

Dans la forêt peuplée de tant d’interdits et de peurs tu avances à pas feutrés, les lampadaires, les pavillons et les jardins plantés loin derrière : il n’y a plus qu’une route et un bois \ l’ensemble forêt renfermant la forme Peter à peine visible sur l’accotement. Brève traversée de no man’s land dans l’infini dharma des zones commerciales \ l’enfer j’avoue ! rien de comparable avec ce va-et-vient de nature à civilisation qui te plaît tellement dans la campagne anglaise depuis tout petit \ qui a suffisamment plu à Lisbeth pour qu’elle s’y rétablisse ~dans cette New Forest que lui ont fait connaître les fées. Moi, je crains que les pixies ne m’aient pris en grippe : depuis que tu ne mets plus les pieds dans leur pays qu’une ou deux fois par an, ils ne t’ont fait l’offrande d’aucune harde fabuleuse \ tout juste si quelques poneys se souviennent de toi. N’empêche, s’il y a un endroit accueillant, c’est bien la ferme d’Eileen. Une des grandes pâtures alentour servait de terrain de football aux petits gars du village \ ailier de remplacement, je n’ai pas beaucoup joué \ j’aimais mieux rester seul quand c’était possible, accaparer toute la surface pour faire décoller un cerf-volant et japper les deux beagles d’Eileen. Je me passais sans problème des moutons et autres enfants. Le vide et l’ennui ne me font pas peur, ils ont fini par aiguiser un désir de vaine conquête, d’une avidité sans borne, un goût pour le luxe et la pauvreté, également vain\e\s dans mon esprit, RIENÉCHANGÉ : ton idée de l’absurde s’est incrustée dans ton AD\haine. La mort tu ne la prends pas au sérieux \ leur révérence de la mort que les mortels appellent sagesse te serait forfaiture \ habitué à la forêt dès le plus jeune âge, aux cruelles folies des animaux, aux larmes de joie du dévoreur.

Avisant de ta ténèbre les lueurs de la station-service qui limitent la fin de ton tunnel, je dirais pour simplifier que tu as de nature le moral en dents de scie. Je me souviens quand ta mère ou, plus sérieusement, ta grand-mère essayaient de te réconforter \ pitoyables efforts : soit elles peinaient à déguiser leur propre tristesse, soit elles y parvenaient si bien que toi, lassé de leurs mimodrames, blessé par leur douceur que ta grande injustice prenait pour de la condescendance, tu plongeais dans de longues heures de dépression \ désignée à l’enfant sous d’autres vocables \ bouderie // PIÈTRE HUMEUR à quoi ne remédiait que la promenade en forêt \ seul ou accompagné, je marche d’un bon pas, en me parlant sans arrêt, je répète tout bas des genres de limericks \ pour me détendre je suppose \ en anglais le plus souvent \ mais rarement drôles \ du coup faut-il parler de limericks ? et cette espèce de poème en français aujourd’hui d’où vient-il 

Pourquoi un tel effroi ?
Peur de moi, peur du roi,
Je n’ai pas prise sur vos trapèzes,
Pas de place dans vos cœurs,
Le vide me pèse et le nombre m’écœure.

Eileen n’en compose pas de tels, Lisbeth ou Ella encore moins \ un de ces vieux trucs moyenâgeux. Pareil ! cette chanson qui prend le relais, où et quand l’as-tu entendue ? Pas le tube de l’année non plus

\ It’s gonna be allright
And slowly goes the night
Ten lonely days, ten lonely nights…
I’m so lonely //

Pas tant que ça \ isolé, je veux dire ! Si tu fais le point sérieusement, si tu t’éloignes un peu du miroir, honnêtement tu n’es pas si seul. Tu ne manques pas d’amis \ de sommeil oui, mais d’alliés \ qu’il se soit trouvé les \ bonnes personnes // pour favoriser ta cavale, c’est un signe. À la question de Sophie \ Peter ? mais qu’est-ce que tu fais là // la baraque n’aura pas lieu de s’effondrer \ les coïncidences témoigneront en ta faveur et persuaderont la belle que vous n’avez pas été rapprochés par le SEUL hasard, suspendus l’un et l’autre au-dessus du néant, mais que les dieux-fées vous observent d’un bon œil.

Que les girandoles du forty-four clignotent encore passé minuit n’est pas non plus pour te déplaire, que ni vigile ni physionomiste ne t’arrête sous la cascade lumineuse et qu’à ton entrée les rafales de couleurs et de musique techno empêchent toute reconnaissance te semblent encore de bons présages ! car tu n’es pas prêt, la promenade n’a pas assez duré pour inspirer aucune méthode, rien n’est calé et ta candidature réclame un délai supplémentaire. L’émotion me paralyse, comme d’hab, devoir agir me rend idiot, je répète en acrobate, je tourne les mots et les gestes mille fois dans ma tête mais ils se pulvérisent, voltigeant au hasard, sans esprit, sans escalier \ pfft. Sur la petite piste du forty-four les trajectoires de la clientèle n’annoncent pas la fermeture : les danseurs s’agitent devant le bar comme s’ils venaient d’arriver, frais comme des gardons, à peine moins nombreux que les buveurs agglutinés autour du bar. Le mouvement désordonné bloque ta progression \ la traversée relève du miracle \ incapable d’arrêter un principe général, tu stagnes, englué dans un brouillard gorgé de sang \ barbe-à-papa à la fraise \ pistache \ fraise \ pistache \ et une odeur assortie de chicha sans que personne ne pipaille \ Sophie a-t-elle choisi le parfum sucré des fumigènes ? Je suis ainsi fait que pris par le temps, alors qu’il me faudrait sonder sans attendre le fond de mon âme, y puiser du courage, le moindre incident, la plus petite odeur m’égarent, mon esprit s’y laisse aussitôt distraire \ s’il y en avait une je regarderais par la fenêtre, attendri comme un écolier par des fragments de ciel ou la multitude des passants \ les humains si prolifiques \ en voie de disparition ~paradoxale espèce. Trop de paradoxes se télescopent dans ta boîte jusqu’à ce qu’une courte apparition les mette en charpie. C’est elle \ silhouette de barmaid, masquée par les buveurs. Avec ses yeux pour guide \ deux petits phares entre les vagues \ tu pourras enfin la rejoindre sur terre \ pour que les négociations reprennent \ à tu et à toi ! que la valse incertaine reparte de zéro. J’ai confiance, vous aurez un accord \ nulle autre mieux que Sophie ne comprend Peter Baumann.

Elle est aussi la reine des parages, indifférente à ses sujets subjugués \ alors qu’eux, subjugués, une mèche de cheveux les frôle et wazy ! dans les vapes \ j’avoue ! la plus belle des cascades, le torrent le plus spectaculaire jalouseraient la retombée des boucles sur de telles épaules rondes, la douceur insubmersible de ces épaules \ d’une pianiste-fée, la souplesse de ces mains commande à chaque bouteille, aux bocks rassemblés d’une pichenette leurs petits ballets de sabbat. C’est bien Sophie d’ensorceler de pauvres bougres et de n’en calculer aucun \ toi pas plus ? oh ! il n’y a qu’à attendre qu’elle ait tout embrasé, que le forty-four et la forêt tout autour prennent feu \ que tout obstacle à votre accouplement diabolique réduit en cendre vous puissiez piétiner les danseurs pulvérisés \ c’est fait. Transperçant de ses prunelles les fantômes tremblotant du dance-floor, Sophie si ! te calcule et comme l’autre fois vos regards s’aimantent jusqu’à ce que les vingt secondes de ton lent zigzag ne te rapprochent et ne s’entament les pourparlers \ hurlés sur la techno.

\ Peter ? mais qu’est-ce que tu fais là ? //

L’haleine délicatement mentholée de l’amante d’Amiens exciterait le plus quantique des quantiques.

\ En fait je m’ennuyais de toi
\ De moi //

Rire rallume-t-il la connivence ? L’amour ne vit-il que de cet affleurement reproduit sans cesse ? Comment peut-il durer sinon, au-delà d’une nuit et un jour ? Peut-être qu’à parler sans rien dire, à n’échanger que des banalités, les vieux amants ravivent, comme ils respirent, entre eux un assentiment : leur journée entière passe en clignements d’yeux et dès que pèse le silence, voici le commentva ?oh !bienettoi ? qui arrive au secours \ pauvre commerce incantatoire, gestes légers, le corps moins qu’une plume et toute pensée envolée mille pieds au-dessus des clients du forty-four.

\ J’ai supposé que ça te ferait plaisir qu’on se revoie
~Bien sûr mais il faut que je te dise / aussi / tout de suite / parce que je ne sais pas ce que tu imagines / j’ai un copain //

Bah ! elle ne dit pas ami \ petit \ amant

\ L’homme à la moto
\ Quoi ?
\ Est-ce que c’est important ?
\ Bien sûr. Et le plus important c’est que //

J’avoue ! même forcée, sa voix est tellement douce à ton oreille, pleine de tact, anxieuse de ne pas blesser qu’elle te scotche \ sauf qu’à cet instant tu aimerais glisser que le plus important c’est l’amour et que si tu es amoureux d’elle, peut-être elle-même aimerait dire aussi qu’elle t’aime et que l’autre, le motard, finira dans les décors \ mais elle embraye.

\ Le plus important c’est que j’attends un bébé //

Bêbêbê. Absurde : la nature aura bientôt repris la main et nous là redevenus poussières d’étoiles c’est bien le moment de faire des enfants \ claquemurés dans une maison que nous ne faisons plus que hanter, intrigant les insectes encore vivants : comment peux-tu désirer un bébé ? En vrai ! la pensée d’un gniard à élever te coupe illico l’envie de faire l’amour et si tu regardes les mifas \ la mienne, pardon Lisbeth ! la reproduction a tout d’une malédiction, une maladie vénérienne qui dure et fait souffrir jusqu’à la mort \ vas-tu multiplier avant de savoir soustraire ? À cet instant tu aimerais glisser que l’avortement est LA solution, et si le meurtre aujourd’hui t’effraie, il te vaudra dispense de responsabilité le jour où fermera disneyland. À peine chelou les humains qu’extasie la beauté de leur progéniture \ qui s’ingénient à pourrir leurs enfants : quelques années de ce genre d’éducation et les microbes ne rêvent plus \ déjà salis, blasés, avides \ prêts pour le massacre. De grâce ma Sophie \ aimerais-tu glisser \ restons de grands enfants ! vivons librement non reproduits… Or ce n’est pas ce qu’il convient de dire.

\ Un enfant ? c’est super //

Ta voix part dans les aigus, comme si elle n’avait pas fini de muer ! Tu as pâli, forcément, mais ne t’effondre pas \ déjà beau de ne pas tomber dans les pommes \ sans compter qu’elle s’est donc bien foutue de ta gueule ? J’avoue ! tu aurais dû demander à Ella de te lire le tarot avant de prendre le train \ tirer le Yi King. Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même si tu n’es pas mieux préparé \ la jeunesse. Mais tu ne céderas pas à ces premières contrariétés car un signe de faiblesse semble guetter Sophie, qui te remettrait dans la partie. Une couleur de mort gagne vos deux visages comme si toute la vigueur et le sang leur étaient confisqués par le fœtus cannibale : une nappe de lumière bleue qui annonce la fermeture. Tu regrettes de n’être pas documenté, de n’avoir d’autre expérience de la naissance que la tienne enterrée \ d’une lignée malthusienne n’avoir jamais pris de bébé dans les bras putain \ ne rien avoir lu d’obstétrique \ impardonnable \ ne rien pouvoir replacer des temps de gestation ou des nausées de la future mère \ aucun exemple littéraire \ ne reste pas comme deux ronds de flan ! La question du prénom pourrait se poser, posément, d’une voix grave

\ Martial et moi sommes
\ Ah ! le motard ! est là ? t’inquiètes-tu amorçant un panoramique.
\ Non. Comment sais-tu qu’il fait de la moto ?
\ Fille ou garçon ?
\ On ne sait pas encore //

Tout ça n’est pas pour toi, tu zappes ta liste des prénoms. Quand Delporte a posé la question du sexe à Clémenti \ en plein cours carrément \ elle aussi est enceinte mais ça se voit \ elle a répondu qu’elle ne serait fixée qu’après l’accouchement \ qu’elle ne voulait pas \ se priver de l’indécision qui entre pour beaucoup dans notre sentiment de liberté // Il doit prendre un sale coup ton sentiment de liberté avec un gosse ! Pareil un jour que nous lui demandions d’être exemptés de cours, Augustin et moi, sous prétexte d’un développement informatique en retard, Françoise Clémenti avait eu cette remarque cinglante :

\ En somme, vous voulez échanger une heure de lecture, une heure de liberté à lire Sartre et Camus \ pas l’éclate non plus \ contre une heure à programmer des lignes de codes copiées sur des tutoriels écrits en anglais / vous vous comportez comme de parfaits esclaves / je n’ose même pas imaginer ce qu’auraient pensé de vous les écrivains que nous / les écrivains dont j’ai l’illusion qu’un jour vous tirerez quelque enseignement etc //

Elle parle comme ça Françoise Clémenti, ses phrases sont bien construites \ réfléchies \ elle prend un peu de temps avant chaque, sans doute pour éviter les fautes \ tu rêves qu’elle fait belek à la concordance et zéro liberté d’usage ! Vue sous cet angle, la langue est une prison \ tu prends perpète à déjouer les barbares et tu finis trahie par la règle ! tellement ingrate en français \ régime d’acceptions \ navrant.

\ J’imagine que Sartre vous aurait massacrés //

Bref ! au nom de Sartre ou d’un autre infernal, elle nous a encore traités de valets \ asservis à la machine que nos maîtres américains nous branchent dans le cul pour définitivement nous abrutir // elle a aussi des formules assez grossières Françoise Clémenti, c’est une femme contrastée \ bref ! comme dirait Carapelli, number one of our unamerican masters ~nous nous délestions de notre personne réelle pour toujours plus d’abstractions // D’ailleurs ayant eu vent de notre démarche \ tout se sait à BP \ il \ Carapelli \ nous a coincé \ abondé dans le sens de Clémenti \ distingué opportunisme et servilité \ révélé que \ notre apparent pragmatisme n’est que le symptôme de l’anxiété // texto ! qu’il ne fallait pas prendre la science pour \ panacée universelle de notre ignorance // ni l’informatique comme unique moyen d’obtenir \ notre place au soleil // ou nous deviendrions au contraire des zombies \ pâlichons j’avoue Gu et moi.

\ Et je crois que je ne voudrai pas
\ Quoi ?
\ Connaître le sexe de mon bébé //

J’avoue, quand sera enfanté cet enfant sans genre, confie-le aux bons soins de nounous assermentées ! confine-le dans la nursery d’un abri antiatomique ou alors abandonne-le au plus vite à la tutelle de son père ! Entends-le qui braille sur le siège arrière d’une moto lancée à toute vitesse… Ce n’est pas ce qu’il convient de dire \ qui d’ailleurs dépasserait ta pensée \ tu délires \ de dépit \ aveuglé par la colère \ en manque d’apparences favorables \ forcé d’avancer à l’aveugle \ sous l’effet de la sidération.

\ Pourquoi faire ?
\ Quoi ?
\ Je veux dire / cet enfant / tu le désires vraiment ?
\ Ben ! oui
\ Et lui / le père ?
\ J’espère ! tu es drôle //

Ce genre d’instruction menée avec tellement de délicatesse manquerait tout faire foirer, si Sophie n’avait de nouveau ce rire dans la voix \ cet humour inaltérable \ entre le rire et les larmes, elle se jettera sur le rire. Pourtant pas de quoi, voudrais-tu insister : oublieuse de sa nature, notre action la dénature, pas de virus plus néfaste au vivant interplanétaire que la prolifération des homosapiens ! Englués \ schizos \ désemparés \ sous la double contrainte de tout mieux consommer et d’arrêter immédiatement \ impossible de miser sur une nouvelle génération dans une société qui doit protéger ce qu’elle détruit et ne sait répéter que VA MOURIR ! Es-tu viable et capable de te sauver, as-tu mis au point un soleil artificiel, la téléportation ? J’avoue, c’est à ton microbe Sophie qu’il reviendra de déployer tout son génie, s’il en a le temps, ou il fondra doucement, irrecyclable et sans emploi avec le reste des travailleurs malheureux, spolié par ses propres géniteurs, des parents au désarroi dont il ne pourra même pas justifier l’existence ni répéter les névroses \ merci. Si tu admets qu’avoir des enfants ait été, à une époque lointaine, une preuve ultime d’amour et de courage \ une conjuration de la peur et de l’ennui plus souvent \ un comblement du vide \ aujourd’hui tout ça te semble… inconsidéré. Enfin quoi ! n’es-tu pas informé\e ? Fin de sursis, pauvre ou riche, à la même enseigne, tous à rêver du futur le moins apocalyptique, comme si les crimes du passé ne rendaient pas la vie impossible ! Irréparable. Dans l’espèce difficile de persévérer, mais en rajouter ne te semble-t-il pas criminel ? Sacrifier encore à l’ogre de la technique, quand même les dieux les plus téméraires nous abandonnent… J’avoue, ton discours n’est pas tenable \ noir à l’excès \ ou pareil, attribué automatiquement à la cruauté de ton jeune âge. Mais tandis que je tergiverse, Sophie passe à autre chose \ normal !

\ En attendant j’ai rendez-vous pour mon premier tatouage
\ Non !
\ Quoi non ?
\ Comme tout le monde
\ Je t’en avais parlé /une licorne c’est pas comme tout le monde !
\ Oh si ! où ça ?
\ Sur l’épaule / qu’est-ce que tu bois ?
\ Droite //

Aucun souvenir de ce projet de tatouage. Assez temporisé ! Tu barytone à présent

\ Ah ! moi j’aimerais mieux pas mais tu / mais l’enfant ne me dérange pas, dis-je soudain inspiré.
\ Qu’est-ce que tu racontes //

Te voici bien avancé, piètre conquistador sans maître et sans dieu, infoutu d’abdiquer ! Force et faiblesse où le corps et l’esprit oscillent, un seul pas de côté tu trébuches, à peine le temps de récupérer tu réalises que tu t’engages pour la vie ! Cette audace t’est-elle soufflée par William ? Plaise au ciel que ton histoire n’avorte comme son récit fonceur de la guerre civile au \ Congo-Brazzaville // ! \ Oh ! my, oh ! mum, que vais-je pouvoir sauver du désastre // une ligne isolée en tête, le murmure désolé d’un rescapé qu’il n’a fait que croiser quelques minutes, descriptions de paysages dans la suite des pages, rencontre avec un jeune chef de clan et interruption abrupte \ nombreux ces débuts que le daron n’a pas repris. Un été j’ai tout lu, calé dans une bergère bancale, sous l’éclairage du hublot qui embrase le grenier, à hauteur des cimes du sous-bois de la propriété d’Eileen, sans cesse je me suis demandé laquelle de ces histoires avortées était la plus prometteuse, laquelle serait la plus porteuse comme j’imagine qu’il ironisait lui-même, l’histoire que tu retiendrais pour une nouvelle ou un départ de roman \ si tu étais moins cossard. Rien sur toi magl ! Et pour cause si tu en crois Lisbeth : il ignorait jusqu’à l’éventualité de ta personne \ un père malgré tout. Mais laisse tomber ! Si Ella se charge de ton héritage, tu n’auras plus à culpabiliser ni regretter : elle épluchera toute la pile d’agendas, traquera une indication, un ressassement, la reprise d’un brouillon, et si elle ne trouve rien, zéro note d’intention dans ces centaines de mémos en vrac, basta ! elle bâtira tout un roman elle-même. Lui \ comme toi \ n’a jamais fait long, l’essentiel était dit dans un feuillet. D’après Lisbeth, il attendait toujours d’être au pied du mur pour rédiger ses articles, livrant la veille de leur parution au guardian \ un seul jet sans ratures ni atermoiements. Entre les lignes tu t’aperçois que la réalité lui suffit \ la recherche de l’info \ le baroud avec ses collègues \ ses fixeurs \ la rencontre du \ sujet // la transmission le préoccupe et l’engage plus que le style \ ultra lisible j’avoue \ classique ? Il se fichait du nombre de signes auquel se mesure l’importance de ton reportage, ignorait les commentateurs. Le sbeul des médias relevait pour lui d’une forme de glorification de soi, il le dénigrait comme toi facebook ou twitter. Son truc c’était le concret \ creuser les pistes \ prendre des risques \ comme ça qu’il célébrait l’existence \ mais pour la \ cuisine // il allait vite \ tu m’étonnes que tu te casses de Nice à la première occase ! À ne pas douter que tout BP entrera dans la logique du tel père tel fils \ même Carapelli \ inquiet le vieux ? furieux j’avoue ! s’il t’avait calculé avec ces crétins de militaires, sauf que lui ne dirait pas \ crétins // Carapelli n’est pas aussi violent dans l’expression que Clémenti et il s’épargne le côté hautain. J’avoue, à crétin, crétin et demi, je peux pavoiser, à prendre mes délires pour des réalités ! Tarantino, tes films ne collent pas. Prévisions trop optimistes, bagages bâclés, attends-toi à être déçu par les rushes ! Tu ne récolteras que des horreurs et tous tes plans voleront en éclats \ ou alors wazy que cette pluie, la nuit finissent ! tu t’éveilleras gentiment dans les bras de la fille du forty-four et le sourire de la fille du forty-four collera avec celui qui t’obsède depuis trois semaines \ raccord. Ne gâche plus un seul milligramme de cervelle disponible à tes scénarios catastrophes \ trop tard pour considérer l’éventualité que tu te fourvoies grave comme ricanerait le Carapelli non-violent \ comme chaque fois que tu foires une démo \ il semble que vous vous soyez grave fourvoyé, mon cher Monsieur Baumann // Bien sûr que tu aurais pu écouter l’oncle Philippe, juger froidement la situation, l’esprit reposé après une bonne nuit, mais tout ça, honnêtement, autant ne pas y penser.

\ Cet enfant nous pourrons très bien l’élever ensemble
\ Tu es complètement à la masse mon bonhomme
\ Les mathématiques il faut commencer tôt //

La proie de ce rire si beau, je défie qu’il m’enterre, muet, affaissé comme une vieille poupée automate bloquée sur pause : vas-tu crier maman dès qu’on t’aura changé les piles ? Tandis qu’un didgé invisible a brutalement coupé le son du forty-four, la rieuse Sophie, rappelée à sa mission de tenancière, entreprend de fermer le bar. Les clients désenvoûtés joignent la sortie. Certains saluent la barmaid et puis moi comme si j’étais avec elle et qu’ils ne connaissaient pas Martial l’homme à la moto \ ou plus probable me prenaient pour le cadet de l’un ou l’autre. Surpris de le pouvoir encore, je filme, j’enregistre : Sophie effleure tout en souplesse le tableau électrique et d’une arabesque économe commande l’extinction une à une des lumières jusqu’à ne laisser qu’un nuage jaune enrober le bar. Les portes battues ravivent l’odeur de l’alcool, la bière surtout, âcre, une poisse mêlée de tabac, de sueur, de notes incompatibles \ vas-tu tourner de l’œil ? non pas : trop occupé à admirer ta Sophie dans ses virevoltes, son jean noir très serré, son teeshirt noir avec la langue des Rolling Stones en pleine poitrine, bien ringard. Rien ne paraît encore : combien de mois ? c’est la première question qu’un ami attentionné aurait posée à une femme enceinte putain concentre-toi ! Un poster géant de New York \ un vieux avec les deux tours \ couvre le mur derrière le bar, là où plus souvent, dans d’autres établissements, un miroir double la scène \ tant mieux qu’il n’y ait pas de miroir : pas pressé de voir ma tronche, heureux de pouvoir baisser le volume, de t’accorder, mezzo, avec un couplet rassurant de questions anodines \ que ne feras-tu pour Sophie !

\ Ça ne se voit pas. Tu es enceinte de combien ?
\ Même pas trois mois
~Tu travailles ici depuis longtemps ?
\ Même pas un mois
\ Le patron est au courant que tu es enceinte ?
\ Même pas / mais de toute façon je ne compte pas m’éterniser / je me suis donné une dizaine de jours pour trouver mieux que ce bouge //

J’avoue ! toi non plus tu n’aimerais pas taffer dans un forty-four aussi cheap, la techno d’il y a dix ans dans les oreilles \ tu dépérirais.

\ Tu veux que je t’aide à ranger ?
\ Oh ! ce n’est pas notre boulot / il y a une entreprise qui passe pour ranger et faire le ménage / un couple de Serbes super sympa. Yann et moi, on rentre / qu’est-ce que tu as prévu ?
~J’ai dit à mes / amis / qu’on les rejoindrait à l’Excalibur / ensemble / si tu étais d’accord / mais je suppose qu’il y a ton Martial //

La nuit avance à reculons. Qui est ce Yann que je calcule pour la première fois ? blond peroxydé tout de blanc vêtu à l’inverse de Sophie \ pas moins serré mais tellement plus ventru qu’elle \ didgé, barman en second ? les aisselles auréolées \ vigile anti-mouches \ nous nous saluons il est déjà sorti.

\ Tu connais du monde ici ?
\ Hélène et Ziad me logent, cité des Forêts, à côté. Je suis venu de Paris avec le frère d’Hélène et deux khey / dans leur voiture une vieille golf.
\ La golf de Fabrice / ma parole ! mais tu connais TOUT le monde //

Laissant la question de son agenda en suspens : passera-t-elle la nuit avec Martial oui ou non ? retentissent quelques notes de Rigoletto, la donna è mobile, quand tu aurais attendu du R&B  ? mais qu’est-ce qu’une sonnerie de mobile dit de son propriétaire hein ? j’avoue : à peu près tout \ et rien \ tant que la çonnerie ne t’effraie pas. Moi par exemple j’ai la de base \ imitation de dring ancien \ le dring de Beyrouth ? j’avoue, la défaite \ trop répandue : une fois sur deux tu te surprends à décrocher par erreur alors que c’est un autre clone du même dring de la même walkyrie des origines, même note même timbre, pas loin qui vibre \ je devrais me singulariser, ta sonnerie de hess te dépersonnalise quand même trop.

\ C’est mon fiancé //

Prénom Martial. Sois attentif !

\ A l’Excalibur ? Peter n’est pas mon frère //

Et vas-y que tu écarquilles les yeux implorant Sophie de ne pas te dénoncer, que tu te désignes de la poitrine, opinant du museau comme le chien miniature kidiwi posé sur la plage arrière de la golf de Fabrice : pour éviter les complications il t’a fallu mentir veux-tu dire \ au risque de brusquer j’avoue, mais tu as bon fond ! tellement

\ Enfin pas vraiment : c’est mon DEMI-FRÈRE / tu ne pouvais pas savoir / je ne le vois quasiment jamais… oh ! je ne suis pas son ange-gardienne //

Avec quelle vivacité, elle accepte de te couvrir \ et quel talent d’improvisation ! Son visage ne souffre pas une seconde la stupéfaction, ni la colère \ un sourire, l’humour ? reprennent instantanément le dessus. Demi-sœurs, demi-frères… je m’y connais \ il fallait y penser. Quelle femme !

\ Martial proposait de venir nous chercher mais je lui ai dit qu’on y allait à pied / que tu m’accompagnais. Qu’en dis-tu ?
\ Où ça ?
\ À l’Excalibur pardi !
\ À pied ?
\ C’est à un quart d’heure / le temps de me raconter un peu ta vie //

Pardi ? Ébahi tu ne peux que consentir sauf que tu aimerais être à l’origine de cette invitation à la promenade, avoir plus de prise, part à la décision, bref ne pas devoir miser chaque minute à venir sur la bienveillance de Sophie \ or je souris de toutes mes dents benoîtement \ niaisement \ à l’avance réjoui \ une catastrophe. Ose après ça réclamer l’amour ! le truc exclusif \ non, tu dois imposer ton rythme. Si tu persistes dans cette fuite effrénée, si tu laisses faire le mensonge en fait de demi-sœurs, demi-frères, demi-amants, si tu ne déclares pas la guerre, si tu ne te déclares pas entièrement, Sophie et toi resterez au mieux bons amis et l’histoire sera finie demain. Oublie l’enseignement du Bouddha tel qu’Ella te l’a condensé, qui dit et redit qu’il n’y a que la souffrance, que tout bonheur est éphémère, que les minutes les plus palpitantes, les plus joyeuses, même celles qui mettent fin à une angoisse terrible, à une souffrance insupportable, ne font que préfigurer de nouvelles souffrances ! Le nirvâna d’Ella c’est pour les gogos \ wazy il sert à rien son gros anesthésiste de bouddha punk de mes couilles dans ton abattoir sans pitié \ j’avoue tu tiens à peine debout mais l’éveillé c’est toi ! Et tu n’as pas fait la route pour passer la nuit à visiter les bars de Picardie. À toi de jouer, tu prendras une gamelle mais insiste ! Tu sauras assez tôt si aucune sagesse amène plus sûrement à la joie.

\ Je ne crains pas la pluie
\ Tu dis ça ! dans cette région pourrie mieux vaut se méfier //

La température est douce mais d’après l’appli météo de Sophie les prévisions sont à la pluie. Elle revêt une espèce de k-way et insiste à te munir d’un parapluie publicitaire Clan Campbell \ des articles de pluie à dominante noire qui vous apparentent aux corbeaux. Les veilleuses du forty-four éteintes, les portes refermées, vous traversez un petit parking puis vous enfoncez dans la forêt \ il fallait que j’y revienne préciser que rien ne borde la route qu’un vrai bois : des arbres de toutes sortes, des chênes sans doute \ des bouleaux. J’aime la forêt, Eileen m’a rabâché mille fois le nom des essences \ un mot qu’elle aime dire en français et que je lui ai piqué \ sans savoir pourquoi elle le préfère à species \ mais je n’identifie pas les essences : j’ai été matraqué de trop de mots pendant les ballades pour imprimer le b\a\ba de la dendrologie. Et puis la forêt il faut vivre avec \ au jour le jour \ avoir besoin d’appeler les arbres par leur nom parce qu’ils sont tes voisins\ devenus potes. Salut à toi hêtre doré ! salut eucalyptus, ça boume ? Qui reconnaître ici dans la nuit un lampadaire tous les cent mètres ? à peine si tu vois où tu mets les pieds. Il faudrait que Sophie ralentisse qui connaît la zone par cœur que les arbres indiffèrent \ généreuse forêt qui va mourir, je te demande pardon aux noms de tous les humains qui t’ont sucé la sève. Dommage car vis-à-vis des filles, c’est toujours chouette de pouvoir nommer des arbres \ te restent les étoiles ou un anneau de Möbius vite fait avec une bande de papier ou alors tu fais vibrer tes super-cordes \ j’avoue ! les étoiles \ les étoiles sont tellement le meilleur atout des garçons comme toi, un truc tellement cliché qu’elles pourraient se méfier et les garçons comme toi s’abstenir, mais rien à faire, le sexe est directement branché sur le cosmos, tu décolles direct, tu sublimes, sans exclusive, genré, pas genré, tu transcendes, tu transsssexes, tu intersssexes, c’est l’universel coït sous les grandes voûtes. Penses-y !

\ À quoi tu penses ? demande-t-elle sans se retourner, dix pas en avance.
\ À notre avenir
\ Tu n’as pas plutôt envie de me raconter ce que tu deviens / depuis ce week-end c’était quand / pas si longtemps ?
\ Deux semaines
\ T’es quand même allumé ! qui t’a donné l’idée de venir ici ? Ella ? //

Ce ton de flic affranchie me scotche. Il faudrait que tu la rattrapes pour lui indiquer la nébuleuse d’Orion.

\ Est-ce que tu comprends que ton live de tout à l’heure n’a aucun sens ? j’ai un copain, je vais avoir un bébé et tu veux quoi / m’épouser, t’es ouf //

CQFD.

\ Rien de tellement…
\ Ne le prends pas mal mais c’est n’importe quoi ! Quand on s’est vu avec Ella et les autres je t’ai trouvé super sympa mais aujourd’hui / tu me sidères. On passe un week-end et toi / je ne sais pas ce que tu vas te fourrer dans la tête
\ Juste envie de te revoir //

La sincérité finira par payer.

\ Oui mais / moi aussi d’ailleurs ça me fait plaisir
\ Mais quoi ?
\ Nous deux ça ne mène nulle part
\ J’avoue ! à cause de mon âge
\ Ah ! ah ! oui par exemple
\ Je ne crois pas non
\ Tu es extraordinaire ! tu n’as pas ta vie toi aussi ? le lycée à Nice
\ Une boîte à zinzins ? merci / si ma vie doit se limiter à ça / tu ne crois pas que l’amour est le plus important ?

Comment savoir ce que Sophie regarde, toujours devant, lointaine, dans la nuit ? Ma parole elle était plus facile à atteindre quand il y avait cette distance de mille kilomètres entre nous \ ach diese Lücke 

\ Tu ne crois pas //

C’est alors qu’elle rebrousse chemin et te heurtant t’embrasse \ à pleine bouche \ pas du tout le baiser sur la joue que tu as pu redouter mais un jeu de langues qui se prolonge quelques secondes pas plus vous reprenez déjà vos distances et la marche au cœur de la forêt obscure. À l’agonie, tu aimerais entendre chanter \ intérieurement \une romance qui te donne du courage, car tu avances encore et toujours à l’aveugle.

\ Nous deux ça ne mène nulle part / je suis une fille sérieuse. Je n’ambiance pas mon mec pour un soir : je ne suis pas genre de ton milieu
\ Je n’ai pas de milieu et je suis très patient
\ Tu me fais rire / ma parole quelle tête de mule !
\ Tu crois que je ferais un mauvais père ?
\ Je rêve. D’abord mon enfant je vais l’élever toute seule tu comprends ? je ne compte pas sur Martial et encore moins sur toi : un seul gamin suffit. Quoi ! tu te vois en jeune père / gâcher tes études ? bien sûr que non / ne mens pas ! à ton âge personne n’a envie
\ À mon âge ? j’avoue ! ça dépend
\ Imagine seulement ce que ça veut dire ! moi déjà je ne sais pas, c’est mon premier / je ne peux même pas me baser sur mes parents !
\ Ah ?
\ Pas super responsables mes parents \ un euphémisme // comme tu dirais ! Heureusement ma grand-mère m’a prise en charge
\ Oh c’est parfait une grand-mère / moi il y avait Eileen, la mère de mon père //

Pas d’heureux père ni de grand-père vivant, seulement tes amers des deux côtés du Channel.

\ On a grandi sans père tous les deux c’est vrai / sauf que le tien n’a jamais fait de prison / avoue que nous ne sommes pas du même monde mon cher Peter
\ Je ne suis pas spécialement riche, ma famille est très / dispersée
\ La mienne était spécialement pauvre. En tout cas toi et moi c’est impossible ça commence et ça s’arrête aujourd’hui désolée !
\ Impossible
\ Impossible ! Peter / impossible Peter //

C’est alors qu’un éclair dans le ciel illumine vos sourires tristes et vos cheveux luisants, puis le tonnerre pourtant très lointain semble donner le départ de la course \ Sophie se met à courir par jeu plus que pour se mettre à couvert de l’orage \ elle se presserait en sens inverse, si elle savait ce qui vous attend. Car dans quelques minutes, tu pourras broder sur le yin yang \ en l’occurrence ton attirance obsessionnelle pour la symétrie se payera d’une gentille épouvante et de hess plombera tes amours naissantes. Mais pourquoi un épisode sordide devait-il vous chasser du paradis ? C’est quoi ce relent de vieux concept de péché originel de mes deux ? un vestige de sermon anglican \ en quoi l’insouciance serait-elle péché ? Quel oiseleur démoniaque songerait à lester des passereaux du poids d’un crime ? Attendez !

Tu la rejoins en trottinant \ voletant lépidopeter \ sur le parking de la mini zone de commerciale où le cordon de police l’a arrêtée. Un seul gyrophare persiste dans la nuit au-dessus d’un fourgon battant le secteur protégé par les gendarmes, ils auraient pu le couper \ le gyrophare pas le cordon \ se contenter de l’arrière-plan lumineux répandu par les enseignes de l’excalibur pour éclairer leur théâtre, ce rayonnement bleuverdâtre disloqué morceau par morceau, qui s’évapore entièrement puis réapparaît cut, immanquablement, en lettres majuscules, dans l’air humide. Échappés à l’attraction des voitures rangées feux éteints à l’extérieur du périmètre, quelques corps satellitaires, policiers, gendarmes et pompiers bougent pesamment on dirait sans volonté précise. Et puis tandis que Sophie retournée vers toi s’apprête à libérer les pressentiments, par un sursaut soudain les gendarmes se décident à rétablir la circulation de la quatre-voies longeant les boutiques grillagées du centre commercial.

\ Je ne les vois pas //

J’ouvre la bouche, pour dire que si ! c’est machin \ Gilles, debout devant le car des flics \ sauf que Martial Angot vient vers nous \ c’est sans doute à ça qu’il ressemble d’habitude : tout en cuir de motard, casque à la main, pas très grand, pas très beau \ à peine plus accablé que d’habitude, il passe sa tête livide sous la banderole.

\ Tu n’as pas reçu mon texto ?
\ Non //

Au milieu de la nuit, la température dépasse encore les vingt degrés \ plus qu’inhabituel au mois de mai \ l’orage n’a rien rafraîchi. La bruine tiède perle sur son \ nos visages qui se font face dans un effluve de gas-oil \ j’avoue ! nous serions tous plus beaux autrement.

\ Je te disais de ne surtout pas venir : il s’est passé quelque chose / lui c’est Peter ?
\ Ouais
\ Keskispass ? questionne Sophie toute pâle d’angoisse \ beauté fatale.
\ C’est Fabrice
\ Quoi Fabrice ? Putain il a tabassé un mec
\ Non c’est lui //

As-tu parcouru mille kilomètres pour moisir sur ce parking / transi ? Théoriquement non.

\ Tous ceux que nous n’avons pas contactés peuvent rentrer chez eux ce serait bien merci //

La voix du flic en civil ne porte pas \ manque de puissance et de conviction pour sortir l’assemblée de sa très grande apathie \ question de rythme aussi \ mais tu te vois mal utiliser un mégaphone dans une brumaille aussi paisible. Les plantons paraissent patiemment profiter de la pause, méditatifs, comptant le temps que les nerfs se dénouent après que le pire est passé \ aucune urgence à réexaminer la gova dans laquelle une heure plus tôt un type de vingt ans du nom de Fabrice Courtin a été abattu d’une balle dans la tête. Quand même les scientifiques sont là pour ça THÉORIQUEMENT \ bienvenus \ y retourner une dernière fois avant de tout nettoyer \ laisser les derniers témoins rentrer chez eux \ remettre les moteurs en marche.

\ Fabrice s’est fait buter par un cinglé / ils vont prévenir sa sœur / on aurait préféré qu’elle l’apprenne par un ami mais
\ Il est mort ? demandes-tu pour Sophie dont les lèvres se mangent.
\ Mm / je crois que ce serait bien de passer chez elle / je ne sais pas ce que tu en penses // 

Martial ne pourra voir Sophie acquiescer dans le vide car il n’attend pas vraiment de réponse \ ne nous calcule plus \ il a fait un quart de tour en mode poids lourd vers la scène de crime. Nous voici trois en rang d’oignons à fixer la golf au cadavre dans laquelle j’ai transité il y a peu \ je n’hésite pas à entourer la main de ma barmaid d’une étreinte délicate et sans force. Une seconde, elle te fait cadeaux de ses grands yeux effarés. Quant à Martial Angot, il serait qualifié en finale des hébétés que la peur paralyse, belle pâleur dans ce tableau de parking aux traits décomposés.

\ Vingt ans il s’est trouvé là au mauvais moment //

Ses formules de fiancé qui joue le champion rhétorique au prétexte d’évacuer les tensions ? t’exaspèrent un rien. Tu te demandes si les flics font pareil ou s’ils se retiennent. Surtout je me tais \ passe encore inaperçu. Stressé \ vénèr.

\ Gilles et Mustapha l’avait laissé seul avec sa copine.
\ Cynthia ! elle est blessée ? enchaîne la voix assourdie \ sublime \ de Sophie.
\ Indemne / elle est avec un médecin et un psy dans le camion des pompiers
\ Un psy ?
\ Un soutien psychologique, précise Martial.
\ En pleine nuit c’est / bien / tu étais là quand c’est arrivé
\ Non/ j’ai vu les flics / des gendarmes / ils étaient déjà arrivés / j’ai //

La fatigue me tombe sur les épaules. J’aimerais nous voir ailleurs.

\ C’est Éric Deblicker je le connais, reprend Martial / mon voisin / il travaille à la pégi / je vais lui demander si on peut s’en aller //

À quelques pas le grand gaillard un peu fort un peu groggy un peu voûté \ minable dans son battle-dress de toile perméable trop ajusté \ préférerait être ailleurs lui aussi, de toute évidence \ que la gendarmerie n’ait pas contacté son bureau \ que le meurtrier de Fabrice Courtin arrêté moins d’une heure après le clash n’eût aucun antécédent \ ne fût pas impliqué dans une enquête à lui Deblicker \ ne pas débarquer sur ce parking trempé et avoir à constater \ qui à part un bourreau scrupuleux voudrait-il constater un mort de violence ? Tu n’as jamais cru aux héros-flics imperturbables des séries scandinaves chambrant le légiste à la bien pendant une autopsie. Ton imagination fonctionne différemment : pour l’inspecteur Deblicker tu vois que s’égrène la litanie des souvenirs associés \ les listes morbides auxquelles se confronte une carrière \ si le tableau de cette nuit n’est pas le plus horrible, tu peux être sensible à la jeunesse de la victime \ au-dessus de la bouche intacte grand ouverte et comme étonnée la tête a morflé, elle a subi toutes sortes de transformations plus ou moins subtiles sans parler de ce manque toujours moins régulier et plus impressionnant du côté où la balle ressort \ ou peut-être qu’ici tout est moins grossier ne faisant qu’un seul et même tunnel à l’horizontale net et discret = d’une tempe à l’autre \ j’avoue ! le désagrément majeur, la besogne qui un jour te pousse à démissionner, parce que toi, Deblicker et tes collègues de la pégi, vous n’avez pas choisi l’action, les situations dangereuses, pour vous retrouver englués dans les constats collatéraux \ sordides \ les scientifiques eux oui peut-être \ capables de s’abstraire \ et quoi dire des keufs qui tirent sur la foule pour mettre le sbeul et aplatir les soulèvements \ guettés chaque dimanche par le dégoût d’eux-mêmes ? Ni frappeur ni scientifique, l’inspecteur Deblicker que tu vois approcher de Martial Angot et l’emmener à l’écart, a néanmoins le pas pesant et un regard vide : le jour où il aura à constater la mort d’un copain ce sera la dernière enquête, la fin des affaires. Et ses putains de vertèbres ! comment ça se voit qu’il n’en peut plus de cette sensation d’une tortue qui essaie de se dresser sur les pattes arrière. Et puis ses cent kilos. Et la collection d’anti-inflammatoires qui lui collent la gerbe. L’herbe, le valium et la bière le soir, avec quoi tu fais un fonctionnaire vraiment trop intoxiqué pour durer jusqu’à la retraite, épuisé dès la première saison \ mais sur ce parking bénie soit l’illusion, le canevas qui te protège, toi, et par la même occasion Sophie qui a les mains froides \ et si douces \ à qui il faudra raconter ton policier \ mais n’est-elle déjà abreuvée de ces clones dépressifs submergés de meurtres en série ? J’avoue, remballe ta série noire ! ou alors je ne sais pas, monte une embrouille qui vous téléporte sur Mars\eille \ ô \ soleil !

Au coup d’œil que te jettent Éric Deblicker et Martial Angot pendant leur discussion, tu penses que c’est foutu \ te voilà démasqué ! C’est le moment de fuir à nouveau \ fuir la France, la main de Sophie serrée dans la tienne ! mais tu la relâches et passant sous la banderole te rend gentiment à la police.

\ Peter ? attendez-moi une minute ! s’il vous plaît // ordonne une voix de basse à l’accent des hauts pays plats.

Sans méfiance ni regret l’inspecteur vous abandonne, Martial et toi, se pressant d’aller intercepter la jeune femme qui vient de sortir du fourgon de la sécurité civile.

\ C’est Cynthia / la fiancée de Fabrice // te précise Martial comme si tu prenais des notes !

Pas franchement indemne \ fraîchement démaquillée \ le regard dans le vague errant sur ses pompes deadstock \ évitant le regard des autres comme une vedette de revue à scandale \ Cynthia \ blonde princesse à cape d’or et d’argent \ se soucie-t-elle de respirer plus grand ? haletant malgré les calmants \ de retenir sa traîne ? Une suivante aux cheveux blancs la rattrape \ flotte à ses côtés dans un ample uniforme de la sécurité civile, la soutient, la lâche puis surveille sa marche \ frottant le dos de Cynthia, ses mains consolantes crissent sur la couverture de survie.

Avec Cynthia tu perds pied, tu n’es surpris de rien \ une incartade sur un parking de zone et tu vois ton fiancé \ fiancé // qu’est-ce que ça veut dire à la fin ? flingué par l’inconnu qu’il n’a provoqué que pour le principe, d’un geste machinal, de pilote à pilote \ le malheur n’en restera pas là, à cause de Cynthia qui dévaste tout sur son passage, sept lettres d’un prénom auxquelles sans savoir pourquoi tu ne peux accoler qu’une tornade tropicale ou les marques d’une enfant battue, tout un lot de tragédies \ en plus que Cynthia ce n’est pas ancré dans du solide, j’avoue ça te maintiens juste en vie, dans un décor d’Ed Wood affublé de maléfices, maudite comme une hollywood princess héroïne de thriller. Oh ! tu entends clairement les paroles que lui adresse l’inspecteur au timbre bas \ d’une voix neutre \ enveloppant.

\ Je m’appelle Éric Deblicker, c’est moi qui vais enquêter sur ce qui est arrivé / je suis désolé / je sais que vous avez déjà parlé à mes collègues alors je vous laisse tranquille nous nous verrons plus tard. Votre père est arrivé, il va vous emmener, bon courage //

Un échange de regards entre Cynthia \ perdu \ et Sophie \ démesuré \ces deux-là ne sont pas assez amies pour s’enlacer \ ou manquent soudainement de ferveur. L’inspecteur n’a pas plus l’énergie d’aller au-devant du père, cet homme massif, un mètre soixante-dix, le dessus du crâne dégarni brillant sous la pluie, moustache rousse, épaules affaissées et le même air perdu que sa fille, dont il ne recueille le regard que quelques secondes \ avant de lui tourner le dos sans l’avoir étreinte, l’entraînant au départ \ tous les deux pareils semblant ne pas savoir où mettre leurs pas, marchant maintenant côte à côte, à un demi-mètre de distance, la tête penchée vers le sol \ tous les deux soufflant à chaque pas comme après un effort de résistance. Puis Cynthia court presque vers les voitures \ s’enfermer. Son père passe plus près. Son blouson écossais bleu et vert s’ouvre sur un maillot de cycliste aux couleurs sobres \ à l’effigie des assurances AG2R. La veille ce dynamique conducteur de travaux ? apparaissait sur le chantier d’une nouvelle rocade \ dans la force de l’âge. Une gendarme l’attend, tient sa portière ouverte, le salue, lui indique le sens de la circulation d’un mouvement de tête \ il écoute les yeux fermés sans prononcer un mot \ rouvre les yeux au volant de son antique Opel Vectra pour démarrer, sortir à vitesse réduite, sans calculer sa fille à côté. Quelle part a-t-il eu dans le choix du prénom ? doit-il s’en vouloir de n’avoir pas été capable de protéger Cynthia dont il désapprouvait \ violemment \ depuis des années \ la conduite et les fréquentations ? Est-ce qu’il attribue à un miracle le fait qu’elle ait été épargnée \ considère qu’elle finira par s’en sortir \ qu’elle ne méritait pas \ personne \ que la mort s’abatte sur son petit ami. Tu lis dans les yeux clairs que ce père, lui, ne s’en relèvera pas \ sa fille oui, mais lui \ et les autres : Hélène, la sœur de Fabrice, cité des Forêts, les parents exilés à la neige, anéantis par un coup de téléphone, dans un chalet F2 à Val-Thorens ? Alors qu’Éric Deblicker adresse un signe au chef des pompiers, une douleur familière lui agrippe la nuque et les épaules, il revient vers vous en grimaçant \ toi \ Martial \ et Sophie qui a franchi elle aussi la banderole sous la capuche de son k-way \ les mâchoires tétanisées. L’inspecteur se masse le cou de la main gauche, l’air \ un peu moins furieux. Aucun fardeau qui ne nous soit jeté sur les épaules, dont nous ne puissions supporter l’épreuve \ qu’est-ce que tu vas bien pouvoir dire à ce flic à part ça ?

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Tu prends un quadrilatère quelconque, tu divises chacun de ses côtés en trois segments égaux. Tu traces les lignes sécantes reliant deux par deux les points de division les plus proches. Tu obtiens un parallélogramme et tu vérifies par la même occasion le théorème de Ferdinand Wittenbauer, un autrichien des années 1900.

Imagine ces deux surfaces comme deux feuilles de densité uniforme, le centre de ton parallélogramme a comme par hasard le même centre de gravité que celui de ton quadrilatère original, le même point d’équilibre autour duquel la masse est uniformément répartie.


— 
Pour qui les mathématiques murmurent amicalement dans le creux de l’oreille c’est une chance de pouvoir reposer sur une base scientifique… ainsi à toute figure quelconque, à tous les épisodes confus de ton existence, tu peux appliquer des lois universelles qui dissipent le chaos en te révélant le plan caché de l’univers : te voici rassuré et, ton équilibre retrouvé, tu avances confiant dans l’avenir. Si tu pars calmement de Thalès, mon soce Gu as raison, tu peux tout démontrer, prouver par mille vecteurs, extrapoler \ tout se tient. Ainsi de ce temps passé sur le parking ? sans doute \ amour et mort sont là, tu n’en feras pas un roman non plus, huit douze barres sur un flow percutant, à la rigueur \ j’avoue, tu vois bien que les côtés sordides ne pèsent plus rien dès que tu recadres autour de Sophie et que dans le désordre apparent tu tiens parfaitement l’équilibre, si rien n’encombre tes synapses que les maths, si tu passes les complications inutiles \ un fiancé à tes basques ? un bébé sur les bras et quoi ? bientôt classé $ délinquant juvénile \ tu as tout gagné à prendre des vacances pour les beaux yeux de Sophie : cette promesse réitérée ne comble-t-elle pas tes espérances ? Sans passage à l’acte, j’avoue la frustration, mais comme te serinerait le Carapelli, la gloire ne t’attend nulle part, à toi de remettre sur l’ouvrage, genre simple, convaincant, obstiné \ ni journal intime, ni liste de courses, tes articles scientifiques seront brefs, denses et bien informés, tes lettres d’amour une tuerie.

\ Tu écriras un roman policier // me glisse Philippe au milieu de son rire désabusé, sidéré que je puisse me soucier d’un avenir avec Sophie et ne pas couper les ponts \ sûr que lui passerait à autre chose sans même penser relier les sécantes. Éva me sera plus instructive \ si elle daigne faire son apparition : déjà une demi-heure que nous l’attendons entre deux nuages, au soleil miroitant de Paris, rencognés dans le café du palais de Tokyo. Éva est extralucide à ses heures, cent fois plus puissante qu’Ella et son tarot vaudou : nous verra-t-elle dans son ciel, Sophie, moi, l’enfant ? Ne serait-ce qu’une tendance \ niveau moral c’est important même pour un scientifique.

\ Un roman policier ?
\ À l’américaine avec des ambiances //

C’est le problème avec Philippe : tu lui demandes un avis sur la vraie vie et aussitôt il embraye sur les livres ou le cinéma \ manière de taper en touche. J’avoue ! ce mec vit dans la fiction \ ta misère ne l’intéresse que s’il peut l’adapter à l’écran. J’avoue, pas chaud de revenir sur ce parking \ pas des masses fasciné par le glauque et la violence \ envie de nous voir ailleurs avec Sophie \ aucun regret de ne pas tourner de fusillades ou de poursuites \ ne revendique aucun rôle ni dans la scène fatale de l’excalibur ni dans la \ spectaculaire // arrestation du meurtrier présumé secteur d’Étouvie sur une autre zone du grand ouest \ juste onlooker et décidément pas fan de Tarantino. Tu ne t’en fous pour autant \ de la violence \ mais peut-être préparé au pire à cause de William, vacciné en quelque sorte, tu cicatrise le trauma. Mais tu ne jouerais pas plus dans les guerres de ton daron \ reporter dément monté sur tes grands chevaux \ tu ne donnerais pas tant de jours au combat, jusqu’à la défaite, non tu te tiendrais naturellement à distance, mais pas insensible \ au contraire \ la compassion pas très loin, toujours envisageable, mais quel intérêt de singer William ? Sûr qu’il les aurait regardés davantage : Fabrice, Gilles ou Mustapha, qu’il se serait mêlé de leurs histoires \ moi, je ne note rien, témoin pourri \ même pas le fétichisme du carnet comme Ella que le rap a aussi tentée \ je rappe pas papa chacun son karma : à quoi bon hurler si tu ne peux sauver personne, si tu ne plies pas les gens de pouvoir, si tu n’as pas été foutu de compenser l’absence en me laissant quelque chose de senti… une directive \ un poème. J’imagine qu’une rude journée de baroud marquée par un tas d’absurdités te décharge de tout effort \ la conscience apaisée \ sans trop le souci de la pérennité \ au calme \ saucé que ne t’ait pas happé \ l’indicible violence qui hante le cœur des hommes // telle que décrite par le cruel Philippe dans l’exorde de son dernier opus.

\ Au départ, mon héros n’est pas un homme plus violent que les autres mais les circonstances l’amènent à commettre l’irrémédiable avant qu’il ait eu le temps de s’endurcir. As-tu songé aux premières expériences de ton père propulsé directement de son amphi au théâtre des opérations ? m’interroge l’écrivain torturé commentant son propre commentaire.
\ Pas vraiment / déboussolé j’imagine
\ William n’était pas un journaliste comme les autres : il pensait et s’intéressait à la croyance
\ La croyance ?
\ Il ne supportait pas que l’existence humaine se réduise à une matière première
\ Une matière première ?
\ Celle du progrès technologique / du capitalisme financier / des guerres je ne sais quoi toutes sortes d’horreurs / nous sommes tellement doués pour asservir / rendre notre société toujours plus haïssable. Il disait que les hommes n’avaient plus la patience de vivre, qu’ils étaient comme pressés de mourir
\ À la guerre forcément
\ Non partout le plus vite est le mieux, regarde : les touristes veulent être revenus, les travailleurs en vacances, les artistes reconnus, tous riches, pas demain, tout de suite / un peu de patience que diable ! voilà ce qu’il s’écrirait \ ce que William écrirait de ces marathoniens de Paris qui détalent dans tous les sens sur les trottoirs dans les gaz et la poussière
\ Comme à Nice sauf qu’ici pas trop de soleil non plus
\ Il écrivait peu mais il voyait juste / est-ce que tu as lu l’état dada ?
\ L’article qui l’a rendu célèbre ? je crois oui
\ Tu devrais / c’est une belle métaphore de la dictature
\ Une métaphore ? pas son genre ! si ? oh //

Si tu écoutes Philippe, ton père est mieux qu’un héros : un modèle \ si tu écoutes Rachid, j’ai déjà dit : les pères ne sont même pas dignes du mépris de leurs enfants \ les quelques articles de William le rendent-ils aimable ? son monde moins haïssable. Qu’a-t-il fait pour toi à part être mort ? Qu’iras-tu glaner sur ce qu’il t’a légué de nom et de fortune : réseau dispersé \ liens défaits \ une vie de baroudeur que la guerre a fini par avoir. Merci ou pas pour la vie, mais ton petit bourgeois de fils refuse l’héritage de l’aventure, il est sérieux, espère qu’avec toute sa science il pourra sauver les meubles, même si Lisbeth qui s’en fout comme de l’an quarante ! l’attaque direct, au vivant, critique et le traite de pantoufle \ stick in the mud // de \ singe savant relié à d’autres singes savants toujours à farfouiller dans les poubelles de l’archive électronique à dissiper son temps dans des # contradictoires // au point de persuader le plus brillant chercheur que ses résultats il ferait bien de se les garder \ ne jamais divulguer \ carrément \ ne pas participer pas à ce gros gâchis, mais rester planqué à l’écart de cette \ société de merde // n’offrir aucune brèche à la contradiction \ cesser d’examiner Nature ou Science comme une analyse de sang qui inquiète ou rassure \ bannir tout excès de curiosité, toute passion malsaine \ la malsaine indiscrétion du chercheur et toutes ces vanités qui compromettent ton équilibre // Merci maman.

\ La dictature c’est la dictature non ? Les métaphores ça va bien pour faire comprendre les sciences aux neuneus / mais une métaphore de la dictature ça t’embrouille pour rien
\ Tu embrouilles le pouvoir et tu éclaires ton lecteur
\ Tu contournes peut-être la censure mais tu perds ton punch
\ Je ne suis pas d’accord / la métaphore c’est ce par quoi l’homme atteint plus qu’il ne peut saisir / pour ça que c’est aussi le chemin de la connaissance scientifique / et tu dis \ pour les neuneus // parce que tu es fatigué Peter
\ J’avoue il m’arrive d’être fatigué / métabolisme un peu haut
\ Tu oublies que l’effort de communication des scientifiques enrichit le contenu de leurs futures découvertes / les neuneus ce sont ceux qui se foutent d’être intelligibles ou qui se posent la question trop tard
\ Ça m’arrive : je ne suis pas Étienne Klein
\ Pas lu / pour moi par exemple Einstein est d’abord un homme d’imagination / un dépressif que la science libère et fait rêver
\ Un conteur de sornettes
\ En quelque sorte //

J’adore comme certains plumitifs te parlent de science \ il ne leur manque que la science. Philippe c’est abusé.

\ Il avait l’air sympa ton flic / qu’est-ce que vous vous êtes dit finalement ?
\ Des conneries. Il m’a laissé appeler Lisbeth / il lui a parlé et ça n’a pas manqué : elle t’a demandé de venir me chercher / je te remercie de ne pas avoir mentionné que j’étais passé par chez toi
\ Elle m’aurait tué //

Étrange complicité \ dirais-tu d’un Philippe trente ans plus vieux que toi qu’il est un soce valable ? La différence d’âge ferait en l’occurrence moins obstacle qu’en amour \ enfin ! n’est-il pas désespérant que Sophie ait disparu, que tu aies attendu seul dans ce bureau de police et qu’au lieu de te tenir compagnie, la dulcinée soit allée soutenir Martial dans sa visite courageuse à l’amie Hélène ? À n’en pas douter. Encore, ce flic t’aurait permis de courir la rejoindre ! mais non, pas moyen de déguerpir. J’avoue ! elle te griffonne son 06 au creux de ta main \ à l’ancienne \ comme si tu l’avais déjà perdu ! susurre qu’un jour vous vous retrouverez \ à Paname ou sur la Côte // et pftt ! Que peux-tu répondre ? Attends ! Fixons au moins une date \ insister en ces temps tragiques t’aurait disqualifié \ grave égoïste, insensible, en vrai un fou furieux \ et la folie effraie, elle t’isole : félicite-toi de n’avoir pas opposé par déraison l’urgence de l’amour à la tristesse du deuil ! Basta. Patience et no rage.

\ Pourquoi ne vous croirais-je pas ? s’étonne Deblicker.
\ C’est tellement con
\ Non il faut tenter la chance //

Traverser ton pays par amour n’a rien d’extravagant, si tu ne fais pas ce genre de choses la vie ne vaut pas d’être vécue dit à mots couverts ton flic de roman. Comportement standard des particules, libres dans l’espace, enfermées dans le temps, songes-tu épuisé, vaguement heureux d’échapper à des années de prison pour un crime inventé.

~Votre mère va rappeler ?
\ J’ai laissé un texto //

Bizarre encore cette intelligence à l’égard d’un vieux keuf \ quarante ? qui te rend ta carte d’identité sans la regarder, t’écoute sans rien noter, que tu amuserais presque dans ce parking sinistre \ une compensation aux ravages de la nuit ? Mais voici que Lisbeth rappelle ! Vous vous appelez une fois l’an et il faut que ça tombe cette nuit \ dans une fourgonnette en pleine nuit !

\ Qu’est-ce que tu fous chez les flics //

Ma parole \ tu sais bien que cette femme a des antennes \ médium en quelque sorte \ aussi puissante qu’Ella, Éva et la pythie réunies putain ! Mais c’est comme si te connaître la dispensait d’attentions et de points sur les i : en vrai tes incartades elle s’en fiche \ en l’occurrence elle aurait pu découvrir moins tardivement le message de BP signalant ton absence et t’appeler aussitôt mais c’est comme si tu étais émancipé depuis tes sept ans, comme si tu ne risquais rien, que l’éducation rustique et le sucre dont sa belle-mère Eileen t’a gavé te gardait de la fatigue, comme si les orphelins de naissance étaient immunisés contre les mauvaises surprises \ et le diabète ? Guère de chance que cet épilogue picard entame son self-control.

\ Je n’y comprends rien ! Quelle fille ? franchement tu déconnes / il faudra qu’on parle sérieusement tous les deux //

Menace en l’air, zéro conviction, elle pourrait au moins essayer, mais Deblicker me demande le téléphone. Sophie s’est éloignée, elle et Martial discutent gravement près de la yamaha encore éteinte \ ils reviennent leur casque à la main gauche, produire leur droite dégantée pour des aurevoiràbientôt distants. J’avoue, nous serons tous libre la tête vide, bientôt lavée des souvenirs, comme demain ce parking, la pluie infiltrée fera un peu grimacer la surface et puis ça passera.

\ Pour le reste je fais confiance à votre mère
\ Vous êtes bien le seul
\ Votre oncle de Paris viendra vous chercher au poste de police
\ Philippe ?
\ Pourquoi n’allez-vous jamais en Angleterre ? j’aime beaucoup ce pays
\ Moi pas / seulement la campagne //

Frontispice : By Azim Khan Ronnie - Own work, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=96966484, via Wikimedia Commons