lundi 25 mai 2015

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La promesse

La vie formidable 4, série évolutive d’images fixes mises en mouvement de Xavier Pinon

, Jean-Louis Poitevin et Xavier Pinon

Bien sûr, il y a la réalité, cette lente assomption des choses de la vie à la surface du sens.

Un oxymore à bas bruit

Et bien sûr, il y a les mains qui s’acharnent à faire de chaque jour la possibilité d’un autre jour. Bien sûr, il y a les corps qui s’échinent à respirer pour pouvoir avancer et à avancer pour pouvoir revenir à leur point de départ, possibilité du sommeil dans les draps de l’oubli. Bien sûr, il y a les autres, ces semblables qui se cachent en chacun de nous. Bien sûr, il y a le monde qui nous entoure et que nous avons construit de nos mains. Mais cela nous l’avons oublié. Comme tant d’autres choses. Jusqu’à finir par nous oublier nous-mêmes.

Les photographies de Xavier Pinon, celles qu’il déploie en des vidéo-diaporamas à variation continue, sont, avant toute chose, silencieuses. Et cela d’une manière singulière puisqu’elles sont prises dans le monde, qu’elles tentent de le capter, de le capturer et que ce monde dont nous connaissons essentiellement la stridence, celle des sirènes, des klaxons, des cris, des pleurs, ce monde qu’il nous donne à voir et qui est à n’en pas douter le nôtre, ce monde tel que nous le recevons là, semble enveloppé par une aura invisible qui en éteint les bruits.

On comprend vite la « raison » pour laquelle le silence domine ces images comme un belvédère la campagne environnante : les images sont vides, enfin vides de gens ou presque et quand on en aperçoit un de « ces gens », il est le plus souvent seul, fantôme à la réalité incertaine, hantant un fragment de paysage à la manière d’une poussière qu’on aurait oublié d’enlever.

Avec ces images, nous sommes projetés dans les paysages de notre réalité quotidienne, et dans cette réalité-là, il n’y a personne. Il faudrait dire qu’il n’y a plus personne tant l’impression que ce défilement d’images produit sur nous, c’est de nous convaincre en même temps que quelque chose a eu lieu, alors que visiblement, rien n’a changé.
Le monde que nous montre Xavier Pinon est celui de l’oxymore dont est tissé notre vie, un oxymore généralisé faut-il dire puisqu’en même temps il y a quelque chose « et » il n’y a rien, il s’est passé quelque chose « et » rien n’a changé, le monde manifestement existe « et » il est fantomatique, il est plein de signes « et » ces signes semblent ne s’adresser à personne. En tout cas, il n’y a dans l’image personne pour les lire. Ceux qui doivent apprendre à les lire sont ceux qui comme nous regardent ces images. Mais comme nous, ce monde ils le reconnaissent comme étant moins le leur qu’un double, un double vidé de sa substance.

Du monde que nous montrent ces photos, il faut donc dire qu’il est et n’est pas, en même temps. C’est ce « en même temps », signant la coexistence de l’être et du non-être, qui constitue le véritable sujet des images de Xavier Pinon, autrement dit le fait que la réalité a perdu toute consistance et que ce monde fantomatique a acquis, lui, une véritable réalité.

Tout reprendre à zéro

Il y a eu un monde porté par des rêves, des désirs et des envies, des attentes et des ferveurs et surtout par un message réactualisé en continu par les ondes magiques qui courent d’oreille en oreille, pour ne pas dire martelé en continu sur tous les canaux de transmission de la planète. Il tient en une phrase : nous ferons votre bonheur. Au commencement, la fin de la phrase n’était pas encore lisible. Mais elle a fini par apparaître. On pouvait lire parfois après le mot bonheur : que vous le vouliez ou pas.
C’est ainsi que la fin s’est rapprochée du commencement, par boucles et par nœuds entrelacés dans le tapis des jours. De cette promesse hardie, de cette promesse radicale, de cette promesse obligatoire, nul n’a pu se délier, ni ceux qui la faisaient au nom des autres qu’ils espéraient ne pas être, ni ceux qui l’acceptaient au nom de ceux qui la faisaient pour eux.

Soixante-dix ans sans guerre, en tout cas ici, et pourtant on dirait que quelque chose comme un cataclysme a ravagé les murs de la promesse. Car c’est en quelque sorte sur les murs que s’inscrit ce lien entre être et non-être, que s’écrit cet oxymore qui énonce la loi absolue, que la promesse, même non tenue, est toujours la promesse. En fait elle a été tenue et le sera encore à l’avenir, c’est pourquoi, en ce moment, c’est toujours elle qui règne. En ce moment, elle est juste un peu fatiguée. Elle se repose. C’est peut-être pourquoi on peut avoir l’impression que les couleurs de la promesse sont un peu passées quand on regarde les murs de la désolation.

On aurait pu croire qu’en cas de suspens de l’avancée des troupes du bonheur sur la route bitumée de la consommation, la promesse aurait été réactualisée. Or, à l’évidence rien de cela ne semble être inscrit au programme. Il semble que partout en fait, rien ne se passe, sinon cela, le passage de rien.

Et puis, il faut se rendre à l’évidence, le passage du rien cela ne signifie pas qu’il ne se passe pas rien. Au contraire. En tout cas, c’est sûr, il s’est passé quelque chose. Mais quoi ? La promesse. Elle est passée par là, oui c’est sûr. Mais comment en être certain ? Eh bien, dit Xavier Pinon, il suffit d’ouvrir l’œil et de regarder. Tout simplement. Il suffit de tout reprendre à zéro, au niveau du regard.

Car il se passe en effet quelque chose d’étrange quand on erre dans ce monde vidé de toute présence humaine ou presque. On se met à comprendre en quoi consiste véritablement le monde de la promesse. Il est peuplé d’éléments visuels et de situations de choses. Et ces éléments visuels disent tous la présence « absentée » des humains. Dans ce monde-là, tout parle leur langue puisque qu’il a été construit par eux et ils en semblent absents. En fait, non. Il a été construit par des hommes et pour des hommes, mais on le regarde, ici, comme si ce n’était pas le cas. Changement simple d’angle d’attaque dans l’approche de la réalité. Voir notre monde comme si nous n’y étions pas, et découvrir, qu’en effet, nous n’y sommes pas.

L’homme a deux passions, inscrire et effacer ou si l’on veut, construire et abandonner. Il croit qu’il produit des choses et en fait il produit des signes. Parce que les choses, une fois construites et abandonnées, deviennent des signes qu’on a inscrits et qui s’effacent ou qu’on recouvre d’un coup de pinceau industriel de grande taille comme s’il s’agissait de faire un peu de place pour le prochain slogan sur le panneau d’affichage du rêve.
Parce que les signes une fois inscrits et abandonnés deviennent des choses. Une sorte de chose tout à fait particulière, une chose entre deux qui est comme l’envers de l’oxymore puisqu’elle n’est ni véritablement chose ni absolument signe. Elle a été signe ou chose, mais est devenue quelque chose qui n’est plus ni signe ni chose. Le monde que nous montre Xavier Pinon est le monde asséché par une ambiguïté généralisée. Et l’ambiguïté généralisée est le résultat probant de la promesse faite aux hommes par d’autres hommes, qu’ils allaient faire leur bonheur. We want you to be happy. Mais qui est we et qui est you ?

Justement, regardons encore et encore ces images qui passent devant nos yeux comme des aveux. Qu’y voit-on ? Nous ! Enfin une sorte bien particulière de « nous ». Pas nous en chair et en os, mais nous en lignes et en signes, en signaux et en lettres, en images défaites et en ratures inégales. Oui, c’est bien de nous qu’il s’agit mais de nous tels que nous apparaissons une fois la promesse consommée.

Si la question du temps se pose en photographie, ce n’est pas relativement à cet instant « magique » de la prise de vue. Le temps est une invention humaine qui a pour fonction essentielle de permettre la « symbolisation » du vécu, c’est-à-dire d’opérer des synthèses permettant à chacun de s’orienter dans l’existence. Il y a là une parenté profonde entre images et temps, deux inventions « techniques » dont le rôle est central dans la régulation de la vie entre les hommes.

Il n’est donc pas surprenant qu’existent des photographes prenant en charge par leurs images certains aspects de la symbolisation propre au temps. Norbert Elias dans son livre Du temps constate : « Les concepts de “passé”, de “présent” et d’“avenir” expriment la relation qui s’établit entre une série de changements et l’expérience qu’en fait une personne (ou un groupe). Un instant déterminé à l’intérieur d’un flux continu ne prend l’aspect d’un présent qu’en relation à un être humain en train de le vivre, tandis que d’autres prennent l’aspect d’un passé ou d’un futur. En leur qualité de symbolisation de périodes vécues, ces trois expressions représentent non pas seulement une succession, comme l’“année” ou le couple “cause-effet”, mais aussi la présence simultanée de ces trois dimensions du temps dans l’expérience humaine. On pourrait dire que “passé”, “présent” et “avenir” constituent, bien qu’il s’agisse de trois mots différents, un seul et même concept. » [1].

Ce que nous donnent à voir ces images et à fortiori les mises en relation d’images sous forme de diptyque ou de triptyque pendant le déroulement de l’animation visuelle, c’est précisément cet écrasement des trois dimensions du temps en une.

Ici, l’avenir a en quelque sorte reflué sur le passé pour se présenter dans un aujourd’hui qui ne cesse de révéler les strates qui le composent. Ces images montrent ce qui reste lorsque l’on prend en compte ce temps symbolisé. Ce qui a lieu est bien de l’ordre d’un écrasement de la promesse sur le projet, du projet sur les réalisations et des réalisations sur ce qu’il en reste une fois la voix portant la promesse épuisée.

Le monde des signes

Tenir la réalité pour réelle, entendons pour une évidence partagée, est sans doute le parti pris « théologique » le mieux partagé, mais il a des effets pour le moins pervers, au sens où autour de cette croyance jamais remise en question, viennent se cristalliser les haines les plus anciennes et les dénis les plus efficients.

Le travail de repérage incessant que fait Xavier Pinon, puisque ces images sont prises partout et nous concernent tous, entendons tous les habitants des pays coloniaux qui imposèrent au monde entier la dure loi de leur domination, a pour premier effet de nous offrir de ce « nous » non plus une « image » mais une analyse et de nous proposer une trame en vue du déchiffrement de cette situation.

Nous sommes ici au cœur d’un paradoxe : ces images nous permettent sinon de déchiffrer le déficit de sens de ces signes qui non seulement balisent mais aussi définissent notre situation, du moins de le « voir ».

Dans un livre récent intitulé Le cerveau et le monde interne, Mark Solms et Oliver Turnbull, dans le chapitre intitulé « Les mots et les choses : hémisphères cérébraux gauches et droits », on peut lire ceci : « Le terme “anosognosie” signifie la non-reconnaissance de la maladie. Lorsque vous demandez à un tel patient comment il va et qu’il vous répond qu’il va bien, il le pense vraiment, même si la moitié gauche de son corps est paralysée […] ces patients paraissent capables de croire n’importe quoi, sauf qu’ils sont malades. » [2].

Un peu beaucoup nous, cela, non ? C’est comme pour contrevenir à cette évidence de l’indifférence non calculée face à ce que nous sommes devenus et que nous ne pouvons reconnaître, que travaille Xavier Pinon.

Et il le fait en transformant le monde des choses en monde de signes. Il y a là un double processus. Le premier est de l’ordre du constat : ce qu’il voit lui, ce qu’il cadre donc, ce sont des choses qui semblent avoir perdu leur fonction et qui de ce fait sont en train de devenir signes. Le second est de l’ordre du questionnement sociétal et psychique. Ses images ont en effet le pouvoir de réveiller en nous la fonction herméneutique qu’elles ont, dit-on, en général tendance à annihiler.

La question n’est donc pas avec la photographie, d’une interruption du temps dans le suspens de la prise de vue, mais de la possibilité d’une « liaison » en lieu et place de la « lésion » qui transite du regard du photographe vers celui qui regarde ses images.
Mais une image ne suffit pas. Il en faut plusieurs, voire beaucoup, et il importe en effet qu’elles soient mises en perspective et en relation dans ce mouvement qui les fait se succéder, se lier et se délier et se rapprocher et disparaître devant nous.

En visionnant ces images, nous percevons combien la promesse a reflué et s’est muée en cauchemar, autrement dit que nous sommes malades, réellement malades. Le reconnaître ? Rien de moins sûr, comme le démontrent les cas d’anosognosie. « Dans les cas moins sévères, on parle d’ anosodiaphorie : le patient n’est pas tant alors dans un déni de sa maladie que dans un état d’indifférence comme s’il reconnaissait ses déficits intellectuellement mais sans implication émotionnelle » [3].

Cartes et conversion

Faisons le pari avec Xavier Pinon qu’un peu du message émis par ce monde qui nous entoure, que nous avons construit et dans lequel nos vivons, peut être reçu par notre cerveau qui s’attache à le déchiffrer comme un ensemble de signes. Il reste une condition à cela : que nous percevions comme signe ce qui se donne comme élément du vécu et ici comme image, ou que nous comprenions combien ces images, dans la « dépiction » apparemment plate et banale qu’elles proposent de la réalité, sont en fait des opérateurs radicaux de conversion du visible en élément déchiffrable et du sens apparent en la découverte d’un « non-sens » généralisé, qui devient ainsi intellectuellement et émotionnellement appréhendable.

Pas besoin d’image de violence, de sang coagulé, de têtes coupées et autres cadavres criblés de balles pour comprendre. Au contraire. Ceux qui les utilisent croient manifestement encore que la mascarade de la promesse a encore du sens et donc de beaux jours devant elle.

Ici la mascarade dit ce qu’elle est, c’est-à-dire qu’elle n’est pas une mascarade mais une accumulation de brisures, de trous, de déchirures dans la réalité du vécu et une force de négation de la beauté à l’œuvre à chaque instant. C’est cette accumulation de brisures qui fait transformer la réalité en un oxymore généralisé.

En même temps, nous savons que nous nous tenons près de l’un ou l’autre de ces points de déchirure, là où les énergies s’échangent entre sens et non-sens, mais aussi là où le sens tend à se former sans réellement y parvenir. Pourquoi ? Parce qu’il semble que mentalement ou psychiquement nous ne puissions pas passer d’un côté à l’autre de ces micro-déchirures et qu’elles sont trop nombreuses pour qu’on retisse suffisamment de toile pour rétablir des zones où la tension électrique vitale puisse se déployer et pour que notre cerveau se remette à fonctionner et réanime certaines de ses zones.

Comment se forme le capital : par accumulation. Comment se forme la désolation : par association de formes quasi identiques. C’est-à-dire comme le capital qui apparaît ici sous sa forme la plus simple, un empilement de containers. À l’intérieur, si l’on ouvrait, sans doute verrait-on un peu de tous les biens de la terre — ces marchandises aussi vitales que la drogue — en tomber comme un dégueule après avoir vraiment trop manger. Mais non, les portes sont closes, la promesse y est incluse. Elle s’exprime en même temps qu’elle se tait.

Quant à ce chien, seul dans son navire de béton suspendu au-dessus du vide, et à ces maisons dont les portes et les fenêtre sont peintes, entendez qu’ils sont « fake » et qu’ils sont littéralement devenus des signes. Les portes n’ouvrent sur rien, ni sur un « dehors », ni sur un « dedans ». Pas plus d’ailleurs que celles de ces autres maisons, alignées par un jeu de montage qui révèle, vides qu’elles sont de leurs habitants, que dehors et dedans ne sont plus des catégories valides pour comprendre le monde qui nous entoure.

Signalétique corporelle et sens révélé

Pour parvenir à comprendre un peu de ce qui se passe quand apparemment il ne se passe rien, il faut développer une herméneutique qui prend pour objet les traces des corps dans le paysage général du monde hanté de la promesse.

L’espace, qu’il soit urbain ou non, celui que l’on appréhende par la vue et qui défile sous nos yeux comme un film sans fin en une boucle asymptotique, n’est plus appréhendé comme un paysage au sens habituel et classique du terme, comme un morceau de pays appréhendé par le regard.

Il est devenu une sorte de rébus sans solution, un pan infini d’un mur infini, indifférenciant la ville et la campagne. Et ce paysage nouvelle manière finit par révéler ce qu’il forme, une sorte de carte. Disons une carte à jouer aussi immense que le paysage qu’elle incarne, qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau, une immense surface permettant de participer à un jeu de collage de signes et de signaux. Qu’on les colle sur le papier du ciel ou sur les murs du temps mort, ces signes et ces signaux sont les véritables êtres qui peuplent ce monde nouveau. Ce sont les habitants de la carte et ceux qui parlent de l’homme, de la femme, de leur corps apparaissent pour ce qu’ils sont : la nouvelle forme de l’être. La carte que nous découvrons donc ici est celle qui nous dit le mieux ce qu’il en est de la géographie, car elle « est » la carte géographique du non-sens.

Ainsi, de mannequins en morceaux dans la vitrine du temps mort aux affiches publicitaires de pizza qui coule, de la pizza à cette tête sur une affiche qui s’effondre sur elle-même en un plissement accordéonesque irréparable, tout dans La vie formidable 4 évoque le devenir signe de l’homme. Il hante les murs du temps de son absence féerique, mais constitue sans doute le mode de présence le plus radical qu’il ait inventé depuis quelques dizaines de milliers d’années, puisqu’il est à la fois là et pas-là, mort et vivant, fantôme et réalité, signe et signal, corps et image, image et aveu.

Reste à tenter de comprendre ce que disent ces aveux.

Ces images sont silencieuses, on l’a vu, et pourtant un filet de voix transpire ici où là. À nous de tendre l’oreille comme nous devrions le faire à chaque fois que nous faisons face à des images. À nous de voir ces corps en déshérence former l’image réelle du bonheur. À nous de comprendre que ce que ces voix murmurent c’est encore le chant de la promesse, le chant de l’attente infinie qui perdure dans le chaos de la destruction qui est leur ange tutélaire.

Notes

[1Norbert Elias, Du temps, Éd. Fayard, coll. Pocket, Paris 1996, p. 96-97.

[2Op. cit., Éd. PUF, Paris 2015, p. 300.

[3Op. cit., Éd. PUF, Paris 2015, p. 301.