lundi 24 mars 2014

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La photographie à l’intérieur des musées

Interview de Sofia Borges

, Sofia Borges

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Alors je me demande... quelle est la différence entre photographier un lapin vivant et un empaillé ?

- Qu’est-ce-qui a suscité votre intérêt pour la photographie à l’intérieur des musées ?

Ce qui m’intéresse à l’intérieur des musées sont les objets présentés dans un espace d’isolement et de représentation. Et en ce sens, en plus d’une grande variété de types de musées, j’ai aussi visité des zoos, des aquariums et beaucoup de centres de recherche. Dans ces lieux, les objets sont non seulement présentés pour leur intérêt spécifique, mais aussi pour le potentiel à être représentés comme un type, genre ou groupe. Il y a donc des objets qui ont parfois un double rôle parce qu’ils sont à la fois spécifiques et génériques. Et je pense que ce qui m’attire le plus vers ces objets est quelque chose qui a à voir avec leur contenu... avec la signification qu’ils acquièrent en passant par ces étapes de réduction et de superposition de sens.

Alors je me demande... quelle est la différence entre photographier un lapin vivant et un empaillé ? Et quelle est la différence entre photographier un lapin empaillé sur l’étagère d’un musée et un morse empaillé dans un diorama qui est conçu aussi précisément que possible pour ressembler à une fenêtre ? Tout, là-dedans, est représenté pour recevoir le morse empaillé qui a la noble charge de se représenter lui-même. Et que suis-je en train de faire quand, au lieu de photographier le morse, je photographie juste un petit bout du paysage peint à l’arrière de son diorama ?

Les questions de ce type sont importantes, non dans le but de comprendre le sens de ces objets (encore moins un diorama), mais plutôt pour comprendre de quoi le processus photographique retourne – ce qui n’appelle pas seulement un déplacement sémantique (parce qu’il y a des objets qui deviennent des images ou même, comme dans le cas des paysages, des images qui se transforment en d’autres images) – et aussi pour procurer à ces objets un degré supplémentaire de représentation et, en ce sens, un degré supplémentaire de séparation avec le réel.

Donc, au fond, ces objets finissent par être une sorte d’étude sur le sens inhérent d’un objet et sur la façon dont la photographie subvertit ou efface, ou déplace ce sens. Et malgré la nature récurrente de cette stratégie (d’aller dans les musées, zoos, centres d’étude) dans mes recherches ces temps-ci, le tout est le résultat de mon intérêt pour le langage lui-même – et non pour les thèmes ou les sujets.

Parce que je suis plus intéressée par la capacité de la photographie à corrompre ou dupliquer, ou interdire le sens de quelque chose que par quoi que ce soit d’autre. Donc il ne s’agit pas d’animaux, de biologie, de dioramas, ou de portraits, ou de paysages, ou de musées mais il s’agit du langage et, plus spécifiquement, de la photographie.


- Comment et pourquoi combinez-vous différents types d’image ? Par exemple, une photographie de votre sœur avec des images de dispositifs muséaux ?

Dans mon travail, j’essaie de ne pas choisir des images parce qu’elles sont "au sujet de" quelque chose. Je recherche des images qui sont quelque chose en elles-mêmes (quand j’ai de la chance, je trouve un vide, une interdiction, un blanc, un problème). Et plus je travaille, moins je peux répondre aux questions qui sont dans ma tête depuis que j’ai commencé la photographie, telles que : Qu’est-ce que la photographie ? Qu’est-ce qu’une image ?

Alors j’ai finalement compris que dans mes œuvres, depuis le début, il ne s’agissait pas de répondre à une question mais d’en soulever une.

Et le processus d’organisation des œuvres dans une "exposition" est aussi important pour moi que le sens de chaque œuvre individuelle. Chaque exposition que je fais aujourd’hui est comme une stratégie étendue, un champ de force, un travail. Donc il ne s’agit pas de "montrer" des œuvres mais plutôt d’organiser le contenu pour constituer une autre couche de signification qui va au-delà du sens individuel de chaque œuvre. Et je ne parle pas de "thème" mais de la tentative de présenter, comme une exposition, un problème, une question, une équation complexe.

Permettez-moi de citer ici la dernière partie d’une interview que j’ai donnée il y a deux ans : "(…) je pense que mes recherches naissent toujours d’une réflexion sur le langage et sur l’absence d’un sens "en soi" des choses et sur une chose quand elle est vide (malgré le fait que je vois souvent le référent comme une carcasse). De plus en plus, mes œuvres sont structurées pas des jeux et des stratégies qui sont organisés pour constituer un sujet. Pour le moment, il n’y a pas de trame conceptuelle dans l’organisation de ce que je fais. En fait, mon travail est devenu de plus en plus "désorienté". Je fabrique, collecte, garde, regarde, pense et, à un moment donné, les œuvres se configurent elles-mêmes, se transforment en une "exposition". Et les noms désignent cela ; ils sont une part importante du processus d’amalgame. Mais d’une certaine façon, c’est comme si la configuration respective de chacune des œuvres traitait le même problème avec des questions différentes. Avant, je pensais que mes expositions (ou séries) étaient toujours une réponse aux réflexions que les séries précédentes avaient provoquées. C’est étrange parce que, de plus en plus, j’ai l’impression que j’ai toujours été en train de faire la même chose. La seule chose c’est que, d’exposition en exposition, les noms changent."

- Vous avez évoqué le fait que vous ne travaillez pas en séries. Pourquoi cela ?

Bien qu’une partie de la raison soit déjà expliquée précédemment, il y a aussi un facteur pratique qui fait que je préfère parler des dispositifs d’exposition plutôt que de séries : j’ai beaucoup de cas dans lesquels une image spécifique est présentée encore et encore dans différents dispositifs d’exposition et, dans chaque contexte, elle présente un rôle conceptuel distinct en relation au groupe. Et cette représentation d’œuvres prend place quand je me surprends à essayer encore de comprendre de quel sujet traite cette image, c’est une recherche incessante du questionnement que l’image présente.

Quoi qu’il en soit, quand j’ai un groupe d’images qui sont plus facilement présentées en tant qu’un unique ensemble, je n’ai aucun problème à les appeler série.

- Y a-t-il quelqu’un qui vous ait particulièrement influencé à l’université de São Paulo ?

Pendant mes études, j’ai eu beaucoup de très bons professeurs et l’un d’entre eux est Carlos Fajardo, un artiste qui voit la pratique de l’enseignement comme une pratique d’échange de savoir. Donc depuis cette époque jusqu’à maintenant, je le rencontre de temps en temps, non seulement pour parler de mon travail mais aussi pour parler du sien.

- Pourquoi vous êtes-vous tournée vers la photographie ?

Je ne vois pas de contradiction dans le fait d’être un artiste et de travailler directement avec la photographie. Donc en ce sens, je ne me suis jamais tournée vers elle. Je suis une artiste et j’utilise la photographie pour faire des recherches sur l’image, le langage, le sens, l’objet, la technique. Pour comprendre la photographie, je fais de la photographie. Par exemple, pour comprendre profondément ce qu’est un portrait, j’essaie de comprendre ce qu’est un fantôme, ce qu’est un monstre, un fossile, un objet, un problème.

- Avez-vous des expositions importantes à venir ? Avez-vous terminé votre résidence à Paris ?

L’année dernière a été une période très dense pour moi. J’ai fait 14 expositions et, en plus, je vivais entre Sao Paulo et Paris. Au total, j’ai passé plus de temps à voyager qu’à vivre dans l’une de ces deux villes. Donc cette année j’ai décidé de ralentir le rythme et, pour le moment, je me consacre à un projet en commun avec l’artiste mexicain Theo Michael qui doit être présenté dans une galerie à Los Angeles. Au second semestre, même si je vivrai de nouveau à Paris, je présenterai une exposition-solo au Musée Dragão do Mar, au nord du Brésil, à partir du résultat de recherches locales sur les fonds paléontologiques et archéologiques. Il y a d’autres expositions, mais ces deux-là sont celles dans lesquelles je m’investis le plus en ce moment. Et mon séjour à Paris n’est pas véritablement une résidence mais un projet de long terme et il va continuer.