dimanche 30 juin 2013

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La métaphore au prix du réel

Littérature, drogue, ivresse

, Jean-Louis Poitevin

Qu’est-ce qui, en nous, nous pousse et nous conduit à rechercher l’extase ?

1 - Légitimité de l’extase

Lorsque l’on s’approche de la drogue ou de l’ivresse et qu’on les considère un instant du point de vue de ce qui fait l’objet de la quête à laquelle leur usage est supposé conduire, on parvient rapidement à la question suivante : qu’est-ce qui, en nous, nous pousse et nous conduit à rechercher l’extase ?

Ce quelque chose en nous, est-ce une force ? une pulsion ? une sorte de savoir implicite, de pré-connaissance dont notre corps-pensée est porteur et qui s’éveille parfois à la seule évocation, même vague, de plaisirs sibyllins, de voyages immobiles, de transgressions vertigineuses ?

Une chose est sûre, chez certains d’entre nous, de telles évocations, associées des expériences débutantes transforment cette pré-connaissance en une sorte d’appel anonyme reçu, perçu, entendu par nous et auquel nous nous sentons tentés de répondre, avec tout notre corps, avec tout notre être.

Le vertige précède l’ivresse et l’ivresse est à la fois acclimatation au vertige, possibilité d’en jouir sans crainte et maintien de sa réalité en nous, réalité qu’une vie ordonnée et raisonnable tend à éloigner pour ne pas dire à rendre inaccessible.

Le vertige est le nom de l’extase au moment de l’abandon. L’extase est souvent associée à une élévation qui, comment l’ignorer, ne peut être vécue ad vitam aeternam. Elle se doit de conduire à une chute. De nous conduire à la chute.

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Il y a là, à l’évidence, une dimension incontournable, celle du va-et-vient entre révélation et déclin pour parler avec le poète autrichien Georg Trakl. Mais le déclin est impensable lorsque ce qui est en jeu, comme le disent ceux qui ont répondu à l’appel, c’est de vivre comme des dieux.

Baudelaire en témoigne lorsqu’il décrit dans Les paradis artificiels au chapitre Le haschisch les phases par lesquelles passe celui qui s’adonne à la drogue et qui aborde la troisième phase : « séparée de la seconde par un redoublement de crise, une ivresse vertigineuse suivie d’un nouveau malaise est quelque chose d’indescriptible. C’est ce que les Orientaux appellent le kief ; c’est le bonheur absolu. Ce n’est plus quelque chose de tourbillonnant et de tumultueux. C’est une béatitude calme et immobile. Tous les problèmes philosophiques sont résolus. Toutes les questions ardues contre lesquelles s’escriment les théologiens et qui font le désespoir de l’humanité raisonnante, sont limpides et claires. Toute contradiction est devenue unité. L’homme est passé dieu. » [1].

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Ernst Jünger, lui, déclare à la fin du paragraphe 123 de son livre, Approches, drogues et ivresse, ceci : « Ce ne sont jamais là que paraboles. Hölderlin lui aussi se contentait de dire : « J’ai vécu une fois comme les dieux ». Et rien de plus. » [2].

Devenir semblable à Dieu, à un dieu, n’est pourtant pas nécessairement ce qui motive la recherche de l’ivresse alcoolique ou de la rêverie liée au haschisch. C’est seulement ce qui les légitime comme expérience singulière et absolue. La drogue ou le vin sont des moyens de parvenir à l’extase par la seule absorption de produits chimiques, c’est-à-dire sans passer par des exercices spirituels et physiques longs et complexes, comme peuvent en pratiquer les sages et les mystiques de toutes les religions.

Mais qu’est-ce que cela signifie « avoir vécu une fois comme un dieu » sinon avoir accédé à cette illumination mentale décrite à maintes époques et par des gens divers ? Que voit-on ? Que vit-on ? Que se passe-t-il qui soit si puissant dans de tels moments ? Parler des effets de la drogue, en tant qu’expérience pure d’un accès à un « autre état » pour reprendre l’expression qui fait l’objet de la quête d’Ulrich et Agathe, les deux protagonistes de la seconde partie de L’homme sans qualités de Musil, c’est d’abord se poser cette question.

Y répondre ici, cela reviendrait à croire qu’un caramel peut produire le même effet qu’une dose d’opium.

Mais ne pas y répondre serait nier la force d’attraction du phénomène et donc sa réalité.

Il nous reste à donner notre créance aux témoignages rapportés ou aux expériences que l’on a pu faire individuellement pour conférer à ces expériences leur réalité !

2 - Le bonheur par l’oubli

On ne peut dire sans autre forme de procès que prendre de la drogue ne serait dû qu’au fait d’entendre des voix. Cet appel est à la fois plus profond, plus impérieux mais moins schizoïde que cela. Par contre, ce dont témoignent en particulier les écrivains qui ont écrit sur leurs expériences sous drogue ou sur l’ivresse, c’est que ce qu’ils cherchaient, ce qui les motivait, ce qui les poussait, ressemble à ce que l’on pourrait appeler une profonde et incontournable, inexpiable, détestation de la condition d’homme, sinon de l’existence même.

Par cette remarque, on ouvre aussitôt la porte sur la part inévitablement mortifère que la prise de drogue ou l’ivresse profonde et constante mettent à vif chez chacun de ceux qui s’y adonnent.

On a tendance souvent à voir dans cette spirale mortelle, l’ombre du diable. Elle est plutôt la trace d’une insondable question, une question qui les hante et qui est, ils le savent, sans réponse parce qu’elle porte sur une situation impossible, le fait même d’être au monde.

La voix qui les appelle n’est pas celle des sirènes. C’est la leur, reprise indéfiniment dans le rythme du souffle, une voix qui ne dit rien d’autre que : pourquoi ?

Ce qui les obsède dans ce refrain lancinant, c’est la question à laquelle en général ceux que l’on appelle les humains, disons pour faire très vite et avec ironie les gens normaux, s’obstinent — du moins le dit-on et affecte-t-on de le croire — à fuir par tous les moyens, au point de finir dans cette fuite même par se comporter comme ceux dont le comportement addictif leur fait si peur.

Baudelaire, à la fin des Paradis artificiels, ne peut que citer directement Thomas de Quincey, tant celui-ci dit avec précision cette chose si difficile à formuler.

« L’horreur de la vie se mêlait déjà, dans ma première jeunesse avec la douceur céleste de la vie. » (op cit, p. 265). Mais ce que la vie révèle, c’est précisément qu’elle est gouvernée, du point de vue des hommes, par la duplicité et par le malheur.

Baudelaire cette fois ajoute ceci : « Il affirme que, si la vie pouvait magiquement s’ouvrir devant nous, si notre œil, jeune encore pouvait parcourir les corridors, scruter les salles et les chambres de cette hôtellerie, théâtres des futures tragédies et des châtiments qui nous attendent, nous et nos amis, tous, nous reculerions frémissant d’horreur ! » [3].

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Peu après, il redonne la parole à De Quincey lui-même qui évoque à l’évidence l’un des effets de la drogue sur sa vision du monde, à travers cette expérience que tant d’autres tentent de fuir sans pouvoir échapper à sa révélation : « Nous pouvons regarder la mort en face ; mais sachant, comme quelques-uns d’entre nous le savent aujourd’hui, ce qu’est vraiment la vie humaine, qui pourrait sans frissonner (en supposant qu’il en fût averti) regarder en face l’heure de sa naissance ? » [4].

L’extase par laquelle la grande unité de la vie et de l’univers peut trouver à être révélée se double d’une révélation plus sombre, mais tout aussi vraie. C’est une sorte d’extase négative puisqu’il n’est pas possible de revenir sur le fait d’être né, sinon en se suicidant, ou alors de le combattre en soi comme le mal en plongeant dans le fleuve de l’addiction.

Ainsi, on comprend mieux l’une des vertus majeures de la prise de drogue répétée et constante, cette puissance d’oubli ou d’effacement, de renvoi dans les limbes tant du drame de l’existence que des douleurs insupportables qu’elle traîne avec elle et impose à chacun comme un fardeau que l’on se voit contraint de porter sans raison.

Évoquant encore De Quincey, Baudelaire rapporte l’anecdote de quelqu’un qui prend de la drogue pour échapper à une douleur physique. « Une heure après qu’il eut absorbé la teinture d’opium, dans la quantité prescrite par le pharmacien, toute douleur avait disparu. Mais ce bénéfice, qui lui avait paru si grand tout à l’heure, n’était plus rien auprès des plaisirs nouveaux qui lui furent soudainement révélés. Quel enlèvement de l’esprit ! Quels mondes intérieurs ! Était-ce donc là la panacée, le pharmakon népenthès pour toutes les douleurs humaines ? » [5].

Et toujours revient avec l’oubli l’extase d’une révélation dont l’autre face est souvent le développement d’une ironie profonde des drogués vis-à-vis de l’existence. En effet, l’addiction conduit inévitablement ceux qui s’adonnent réellement à l’une ou l’autre des drogues, à adopter un comportement marginal, le plus souvent absolument antisocial voire radicalement opposé à l’ordre de la société et à sa morale.

Très en vue en ce moment, le personnage de Guy Debord en fut l’un des meilleurs exemples récents.

3 - Le singe grignotant la nuque

Les drogues qui sont le moment chimique d’une absorption ou d’une prise qui est donc volontaire et contrôlée, peuvent conduire à des prises incontrôlées et incontrôlables.

Lorsque, au-delà d’extases exceptionnelles, l’alcool ou la drogue ne se déprennent pas de nous, nous entrons alors de manière irréversible ou presque, dans la sphère d’influence de l’addiction.

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C’est bien alors le démon qui s’avance et nous prend en otage. Baudelaire, toujours lui, a su faire glisser en nos oreilles un peu de cette brûlure que la fumée peut aussi faire passer dans nos poumons.

La Destruction

Sans cesse à mes côtés s’agite le Démon ;
II nage autour de moi comme un air impalpable ;
Je l’avale et le sens qui brûle mon poumon
Et l’emplit d’un désir éternel et coupable.

Parfois il prend, sachant mon grand amour de l’Art,
La forme de la plus séduisante des femmes,
Et, sous de spécieux prétextes de cafard,
Accoutume ma lèvre à des philtres infâmes.

II me conduit ainsi, loin du regard de Dieu,
Haletant et brisé de fatigue, au milieu
Des plaines de l’Ennui, profondes et désertes,

Et jette dans mes yeux pleins de confusion
Des vêtements souillés, des blessures ouvertes,
Et l’appareil sanglant de la Destruction !

Comment ne pas entendre là un écho direct des soirées de débauche au haschisch qui eurent lieu à l’hôtel Pimodan !

L’image héroïque et romantique à la fois que l’on a voulu donner de ceux qui ont suivi ce chemin inexorable vers la destruction se trouve sinon contredite du moins doit être reconsidérée si l’on quitte le XIXe siècle pour plonger au cœur du terrible XXe siècle qui a engendré en même temps les horreurs que l’on sait et ce mode de gouvernance par les passions tristes que l’on a appelées un temps la société de consommation et que Guy Debord, lui, a nommé la société du spectacle.

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Nul mieux qu’un des pratiquants les plus constants de la consommation d’héroïne pour dire le piège que constitue non pas l’addiction en tant que telle, Debord donnant de son addiction à l’alcool une version libertaire, mais l’addiction à un produit qui ne semble pas lié à l’extase.

Il s’agit de William Burroughs qui, dans la préface de son livre culte, Le festin nu, récit implacable de ses années sous drogues, nous donne l’explication la plus radicale du phénomène de l’addiction aux drogues dures. Écoutons-le un instant : « Je me suis éveillé de la maladie à l’âge de quarante-cinq ans, calme, sain d’esprit et relativement sain de corps si j’excepte un foie affaibli et ce masque de chair d’emprunt que portent tous ceux qui ont survécu au Mal …/… ce Mal, c’est ce qu’on appelle la toxicomanie et j’en ai été la proie quinze années durant. Sont toxicomanes tous ceux qui s’adonnent à la drogue ou came (terme d’argot générique s’appliquant à l’opium et à ses dérivés) …/… Quand je parle de toxicomanes, j’exclus ceux qui font usage du kif, de la marijuana ou de tout autre sous-produit du haschisch …/… et de toutes les drogues hallucinogènes… Rien ne prouve que ces stupéfiants créent un état de sujétion ou de toxicomanie …/… Ces quinze années de sujétion m’ont permis d’observer minutieusement la façon dont le virus prend racine. L’univers de la drogue ressemble à une pyramide dont chaque étage grignoterait celui d’en dessous …/… et toutes ces pyramides sont fondées sur les principes de base du monopole :

1. ne jamais rien donner gratis
2. ne jamais donner plus que le strict nécessaire (ne contacter l’acheteur que lorsqu’il est dévoré par le besoin de drogue, et toujours le faire attendre)
3. ne jamais hésiter à tout reprendre si l’occasion se présente.

Le vendeur gagne invariablement sur les deux tableaux. Le drogué a besoin d’une dose de plus en plus forte pour conserver forme humaine… pour se délivrer du singe qui lui ronge la nuque.

La drogue est le moule du monopole et de la « possession » …/… en revanche nul n’a jamais considéré la came comme proprement sacrée. Il n’y a pas de culte de l’opium …/… La came est le produit idéal, la marchandise par excellence… Nul besoin de boniment pour séduire l’acheteur ; il est prêt à traverser un égout en rampant sur les genoux pour mendier la possibilité d’en acheter. Le trafiquant ne vend pas son produit au consommateur, il vend le consommateur à son produit. Il n’essaie pas d’améliorer ou de simplifier sa marchandise : il amoindrit et simplifie le client. Et il paie ses employés en nature – c’est-à-dire en came.

La drogue recèle la formule du virus « diabolique » : l’Algèbre du besoin. Et le visage du diable est toujours celui du besoin absolu. » [6]

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Nul doute, ce portrait fort réaliste du camé est aussi le nôtre quoique comme tous les camés nous refusions de le reconnaître, puisque c’est à nous que l’on vend des pages de publicité mais c’est nous que l’on vend lorsqu’on propose aux acheteurs de ces pages des minutes de cerveau disponible. Oui, c’est bien nous qui sommes vendus aux produits que nous achetons et nous qui sommes simplifiés !

Ce qui importe ici, c’est aussi de relever le fait que Burroughs distingue entre drogue à hallucinations ou à visions extatiques et drogue à soumission à la loi implacable du besoin. S’il dit vrai, alors le partage entre époque romantique et époque actuelle n’est pas seulement historique, il traverse l’épaisseur de la trame du temps pour se perpétuer dans le présent.

Mais à la différence de l’époque romantique, le monde est gouverné par la loi du besoin. La fonction de l’extase comme sa perception s’en trouvent donc modifiées.

Une chose persiste cependant qui est le cœur battant de toute expérience, qu’elle soit celle du Mal ou celle de la révélation ou celle de l’extase qui conduit à l’expérience fut-elle unique du vivre comme un dieu. Cette chose, c’est la question de son partage et de sa transmission.

4 - Le verbe et l’extase

L’homme est donc cet être qui rencontre l’extase à la fois comme une dimension inaccessible de son existence et comme un phénomène lié à une force pourtant active et présente en lui. À la question de savoir comment accéder à cette promesse en nous d’un monde à la fois un et infini, infiniment actuel et définitivement indépassable, on peut répondre par un geste, celui de la prise de drogue. Ce geste doit être vécu comme possible mentalement, la prise de drogue en constituant l’actualisation.

Mais ce geste reste individuel et si l’on connaît des rituels de prise de drogue en groupe, il n’en reste pas moins que l’expérience comme toute expérience ne peut être partagée qu’indirectement ou, si l’on veut, ne peut qu’être traduite dans une langue qui n’est plus celle du vécu mais celle du langage servant à la transmission. Cela peut être la musique, la danse, l’image, le dessin ou encore les mots, l’écriture, ou si l’on préfère le verbe.

Quelque chose pourtant vient à nous dans l’extase, un besoin de partager cette expérience et la découverte de l’impossibilité réelle, une impossibilité absolue d’un tel partage, sinon à ce que l’autre fasse lui-même des expériences similaires.

Pourtant, il existe un nombre non négligeable d’écrits, non pas seulement sur la drogue ou l’alcool, comme Les Mémoires de De Quincey ou Les paradis artificiels de Baudelaire, mais écrits à partir de la drogue ou de l’alcool, des livres dont l’alcool ou la drogue sont donc moins le sujet qu’ils ne constituent l’élément moteur.
Ces livres écrits par des auteurs alcooliques ou drogués mais dont le sujet n’est pas l’alcool ou la drogue sont nombreux et comptent pour certains parmi les grands livres de l’histoire de la littérature.

Au-dessous du volcan de Malcom Lowry, Le ravissement de Lol. V. Stein de Marguerite Duras, Le festin nu de William Burroughs, mais aussi les romans de Faulkner ou d’Hemingway pour n’en citer que quelques-uns, tous ces livres nous rappellent qu’il existe entre addiction et écriture, entre addiction et création donc, une relation ambiguë mais forte, pour ne pas dire une forme de complémentarité.

En effet, ceux qui sont passés par l’addiction sont, on l’a vu, plongés au cœur même du cyclone pour ne pas dire qu’ils habitent, près du centre du maelström, celui qui tourne en chacun de nous et qui se nomme la langue.

La langue n’est pas cet instrument qui, croit-on parfois, permet aux humains de communiquer, mais bien quelque chose d’autre : le vecteur, l’opérateur et le signe d’une extase.

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Peter Sloterdijk dans ce texte qui fit polémique en son temps, Règles pour le parc humain, a indiqué ce qu’il en était de cette relation entre extase, être humain, dans les deux sens du terme, et langage.

« S’il existe un motif philosophique de tenir un discours sur la dignité de l’être humain, cela tient au fait que l’être humain est justement celui qui est interpellé par l’être soi-même, et, comme Heidegger aime à le dire en philosophe pastoral, celui qui est chargé d’en assurer la garde. C’est la raison pour laquelle les humains ont le langage – mais selon Heidegger, ils ne le possèdent pas en premier lieu dans le seul but de s’entendre les uns avec les autres et de se domestiquer les uns les autres dans ces ententes-là. »
« Le langage est plutôt, au contraire, la maison de l’être, où l’homme, en y habitant, ex-iste, dans la mesure où, en la gardant, il appartient à la vérité de l’être.
Ainsi, lorsqu’on définit l’humanité de l’homme comme l’ex-istence, il s’agit du fait que ce n’est pas l’homme qui est l’essentiel, mais l’être comme dimension de l’ex-tatique de l’ex-istence » [7]

Dans le livre qui suivit, Peter Sloterdijk précisa ce qu’il fallait entendre par clairière, terme clé de la pensée heideggerienne et qui est peut-être un des noms de l’extase.

« La réalité n’est pas que l’homme sort dans une clairière qui paraît l’attendre. La réalité est justement celle-ci : quelque chose de préhumain devient humain ; quelque chose de prémondial devient constituant du monde, quelque chose d’animal, fermé par les sensations, devient extatique, sensible à la totalité et compétent face à la vérité : seul cela produit la clairière elle-même. » (La domestication de l’être, Éditions Mille et une nuits, p. 25).

La langue ou si l’on veut le langage, est à la fois ce par quoi la clairière s’avance « en » l’homme, ce par quoi elle se constitue comme vide central qu’il remplira par ce qu’il nomme son intériorité, ce qui permet d’en dessiner les contours et ce qui, creusant ce vide au moyen des mots, va servir en même temps à recouvrir ce vide, à adoucir l’angoisse inévitable dont cette extase est aussi porteuse.

La langue est en nous la trame insécable de l’extase. La langue est en nous comme une drogue à la fois indispensable et indécelable, celle sans laquelle, en effet, aucune autre ne pourrait exister, ne pourrait avoir de fonction, si l’on s’accorde à voir dans ce qui rend leur usage inévitable à certains, la tentative de faire l’expérience de ce vide sans recourir aux mots.

L’usage de la drogue permet de s’opposer à ce recouvrement mensonger et trompeur dont la langue est porteuse mais aussi de fuir cette puissance extatique dont les mots sont porteurs. Et parfois, chez certains de ceux que nous avons nommés, il devient évident que les mots, la puissance de trouble de la langue sont reconnus comme égaux voire supérieurs à la puissance extatique de la drogue ou de l’alcool.

Alors, ils écrivent mais le font non pas à partir de la croyance en la vertu communicante des mots ou de la langue, mais bien à partir de sa vertu déstructurante, troublante, enivrante, à partir de sa puissance pure de nous faire sortir du chaos et de nous conduire à l’extase. Écrire est la pratique humaine extatique par excellence, et aussi parler, et si cela est juste, alors, à ce titre, nous sommes tous drogués, sans le savoir, mais pas tout à fait sans pouvoir le savoir.

Dans un chapitre posthume de son grand roman resté, pour cause d’extase scripturale prolongée pendant plus de vingt ans, inachevé, Robert Musil, à travers Ulrich son personnage principal, évoque avec une grande précision les formes de l’extase.

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« Un comportement entièrement soumis à un sentiment unique, tel qu’il l’avait mentionné à l’occasion était déjà un comportement extatique …/… une autre extase à laquelle il avait fait allusion déjà, c’était celle des degrés extrêmes d’un sentiment …/… Ulrich avait noté enfin qu’une vision du monde d’essence extatique naît aussi lorsque le sentiment et les idées qui sont à son service passent avant la réflexion objective : c’est la vision du monde sentimentale, exaltée, la vie enthousiaste qui a parfois existé dans la littérature et probablement aussi au moins partiellement dans la réalité, au sein de communautés plus ou moins importantes. À cette énumération ne manquait donc que ce qui importait le plus à Ulrich, la mention de l’unique état de l’âme et du monde qu’il tînt pour une extase comparable à la réalité. » [8]

Ainsi se dit presque en passant à la fois que la littérature est une des formes de l’extase et que l’extase unique, absolue, centrale, incontournable n’est autre que l’existence même.

Nous ne nous sommes pas éloignés de la question de la drogue et de ses effets, nous avons simplement parcouru un chemin qui permet d’appréhender ce qui, au-delà des questions morales ou médicales, légitime le recours à des expédients : se rapprocher de l’extase, vivre l’extase, vivre dans l’extase, accéder à ce savoir suprême qui est que l’existence, dans sa simplicité même, est la seule et unique extase. La manière dont les humains s’inscrivent et s’imbriquent les uns les autres dans l’existence éloigne souvent de manière irréversible de la saisie, angoissante sans doute, mais combien fascinante et jouissive, de l’expérience de l’extase.

Toute littérature, c’est-à-dire ici sans forcer le trait toute grande littérature implique de la part de celui qui la pratique une forme de conscience explicite de cette dimension non dite de la langue, du fait qu’elle est pourvoyeuse d’extases.

« Nous sommes là cinq minutes et voilà que nous dévorons des siècles. Vous êtes le tamis à travers lequel se décante mon anarchie, à travers lequel elle se résout en mots. Derrière le mot, se trouve le chaos. Chaque mot est une raie, une barre, mais il n’y a pas et il n’y aura jamais assez de barres pour faire la grille. » [9]

Mais à quoi bon des poètes si seule la réalité constitue la forme unique de l’extase ? Les drogués, ceux qui cherchent et trouvent le chemin qui permet de vivre au moins une fois comme un dieu, sont-ils ces poètes ? C’est en tout cas ce que sont les écrivains, les grands, des poètes de ce type-là.

Mais ce qu’ils savent, ce que les plus grands savent, c’est bien que la véritable extase peut et doit se passer de mot puisque la langue ne peut servir à communiquer quoi que ce soit, surtout si l’on s’en tient à cette proposition finale selon laquelle c’est la réalité même, l’expérience de la réalité, autrement dit la vie, qui est la seule véritable forme d’extase.

C’est pour cela que certains d’entre eux, écrivains radicaux parmi les radicaux, vont aller dans la pratique de l’écriture jusqu’à la négation de l’écriture comme signe et preuve de cette découverte.

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Enrique Vila-Matas dans son livre Bartleby et compagnie, évoque ces écrivains qui après une œuvre ou deux, se sont tus. Il le fait à partir de la figure tutélaire du scribe inventé par Melville qui selon sa formule, finalement plutôt que d’écrire ou de faire quoi que ce soit, « préférait n’en rien faire » ou « préférait ne pas… »

Ces trois points de suspension sont le seuil de la langue, le seuil de l’extase, la porte ouverte sur ce qui entre expérience et expression est sans doute la forme la plus radicale de l’expérience de la clairière, le bord du verbe au bord du vide.

Certains d’entre ces écrivains arrêtent d’écrire pour toujours d’autres ne s’y remettent qu’après des décennies de silence et pour des œuvres rares. Parce qu’ils savent, parce qu’ils ont d’une manière ou d’une autre fait cette expérience intime et absolue de la réalité comme extase, du fait que vivre donc, était faire une expérience extatique, la seule qui soit, la seule qui fut jamais. Mais ils n’ont pu la faire qu’en passant par les mots, par la grille, par le verbe, par la traduction de l’extase dans une langue qui n’est pas directement la sienne.

Face à cela, les mots ne peuvent rien, mais pas plus le silence, ou alors le silence des mots, le silence dans les mots, par les mots, la plongée dans le silence de l’expérience extatique par les mots réduits au silence.

Ces écrivains de la négation, sans doute en le sachant ou peut-être sans vraiment le savoir mettent en pratique, nous dit Vila-Matas, « une théorie selon laquelle le mot « non » est consubstantiel au paysage poétique et mérite le respect en tant que seul mot pourvu de sens. » [10]

Notes

[1(Baudelaire, Les paradis artificiels, Le livre de poche, p. 81)

[2(op cit, Folio, p.224)

[3(op cit, p.266)

[4(op cit, p.266)

[5(op cit, p.189-190)

[6(op. cit., Éditions Gallimard, coll L’imaginaire, p. 9 à 12).

[7(op. cit., Éditions Mille et une nuits, p. 24-25 et citation de La Lettre sur l’humanisme de Martin Heidegger, p. 24).

[8(Robert Musil, L’homme sans qualités, T. II, Éditions du Seuil, Coll points, p. 639-640).

[9Henry Miller, Tropique du cancer, Éditions Gallimard, Coll. Folio, p. 34).

[10(Enrique Vila-Matas, op. cit., Éditions Christian Bourgois, p. 175).

Voir en ligne : La conférence est en ligne sur le site de l’IAC