mercredi 14 mars 2012

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La ligne de l’angoisse

, Jean-Louis Poitevin

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Ungeness, England, 2005, une image de Jürgen Nefzger extraite du livre : "Fluffy Clouds" aux Editions Hatje Cantz, Allemagne, 2009.

Angoisse et création

Jürgen Nefzger

Traversant l’histoire de l’art depuis ses commencements, une ligne à la fois douloureuse et invisible court et relie nos attentes et nos peurs sur l’écran intérieur de nos cerveaux indécis. Ligne certes, mais aussi faille, fêlure, déchirure, les mots pour dire l’angoisse, les images pour la figurer, sont au cœur de tout processus créateur.

Vertige du possible, l’angoisse est le nom que l’on donne à une expérience humaine aux multiples visages. Cependant, elle se caractérise par l’absence d’objet sur lequel se porter. Elle est d’une certaine manière sans raison, puisque c’est dans cette confrontation avec l’absence de raison potentielle de l’existence de toute chose qu’elle se lève, démoniaque et ancillaire.
L’angoisse naît lorsque du cœur même de l’existence finie s’ouvre une porte donnant sur l’incommensurable.

Qu’il soit peuplé de monstres ou d’anges glissant dans des cieux radieux, l’incommensurable est à la fois la source et l’espace de projection d’images qui nous hantent comme nos ombres. En tant que telle l’angoisse est un processus qu’il faut qualifier d’imaginaire, même si, nombreux sont ceux qui le vivent dans leur corps comme une réalité. L’angoisse est en fait une véritable puissance créatrice d’imaginaire.

L’incommensurable et la petitesse

Ce que le XXe siècle a mis en œuvre et qui était impensable avant lui, c’est le devenir réel de l’incommensurable. Et il ne s’agit pas seulement du nombre des morts qu’il a vu se coucher dans la tombe, mais des forces qu’il a su faire se lever. Si ce siècle a pu les mettre à notre service, il a surtout fallu qu’il ouvre pour cela la boîte de Pandore. Et elle s’est révélée pleine de tous les dangers que nous promettait le mythe. À ceci près qu’au XXe siècle, le mythe est devenu réalité.

En prenant pour « motif » les centrales nucléaires, le photographe et artiste Jürgen Nefzger a choisi de faire face à cette mutation, à ce devenir-réalité de l’incommensurable, à cette incarnation de l’imaginaire dans des formes relativement sages, voire banales et pourtant monstrueuses. L’image, ici, a une puissance supérieure à celle des mots en ce que, captant plusieurs réalités, elle les présente au regard et à la conscience en même temps.
En fait, c’est à partir du différentiel entre une puissance monstrueuse supposée et une petitesse apparemment innocente que Jürgen Nefzger pense et réalise ses images. Il s’est littéralement saisi, d’une part de cette mutation irréversible qui fait exister l’incommensurable dans nos vies, et d’autre part de la petitesse irréductible de nos existences. Il faut entendre le mot petitesse au sens que lui donne Pascal dans ses Pensées. « Tout ce monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée n’en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C’est une sphère dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin, c’est le plus grand caractère sensible de la toute puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée. » ( Pascal, Pensée 72, ed. Brunschwicg)

Mais de dieu, point, et les atomes, de métaphore sont devenus une réalité « palpable », quoique restant toujours invisibles. Voilà le point névralgique où Jürgen Nefzger pose son appareil. Voilà la faille qu’il explore. Car, comme Pascal, c’est l’homme qu’il nous montre. Un monstre le guette, à la fois tapi dans le paysage et massivement présent, et lui, l’homme, semble ne pas le voir, tout absorbé qu’il est par les plaisirs de l’existence.

Le double regard

L’apanage des œuvres importantes tient en ceci qu’elles incluent dans leur « sujet » une réflexion sur ce qui les rend possible. Ces photographies de Jürgen Nefzger ne se contentent pas de présenter la différence de potentiel qui existe entre une apocalypse possible mais tenue en respect dans des sarcophages de béton et des humains libres dans une nature accueillante mais dangereuse parce que potentiellement contaminée, il met aussi en évidence l’aveuglement nécessaire, vital même, qui constitue le cœur même de tout regard.

Voir, c’est cadrer et l’invention de la photographie n’a fait que donner une sorte de preuve de l’existence de ce processus d’extraction qui est à l’œuvre dans la conscience. Voir « tout », sentir « tout » éprouver « tout », cela est impossible. Notre regard n’est, en effet, qu’une fenêtre ouverte sur le monde et nous n’en voyons jamais que quelques aspects. Non que notre cerveau, potentiellement, ne serait pas capable d’accueillir toutes les informations. C’est notre appareil psychique qui ne peut accueillir en lui l’immensité du danger et l’infinité du drame, tout occupé qu’il est, déjà, par l’angoisse d’exister.

En positionnant son appareil photo à des endroits où c’est la cathédrale de béton, telle un prédateur à l’affût, qui semble « regarder » l’homme, alors que l’homme lui, semble tout faire pour ne pas le voir, lui, le monstre né de l’accouplement de son imagination et de sa raison, Jürgen Nefzger rend visible la ligne même de l’angoisse qui court à travers l’homme et qu’il n’ a eu de cesse d’inscrire sur le paysage de ses rêves.

Or nous savons que ce qui est montré ici n’est pas un rêve mais notre présent, un présent qui, désormais, va s’étirer jusqu’à la fin des temps, le moment, indéfini, du temps de la fin, comme le nomme Günther Anders.
C’est ce moment que Jürgen Nefzger sait, avec une précision d’orfèvre, mettre à jour et s’il fallait ne retenir qu’une seule image incarnant ce temps-là, ce serait celle où un petit garçon, tout souriant, nous salue du wagon d’un petit train destiné au plaisir des vacanciers.

Mais comment savoir ce qu’il tente de nous dire en agitant la main. Est-ce bonjour ? Est-ce adieu ? Il y a en tout cas qu’elle transforme, par ce simple geste, tout ce qu’elle ne voit pas et qui se tient dans son dos, en un décor pour train fantôme.

Oui, Jürgen Nefzger le sait, le voit, nous le dit, nous le montre : le monde est devenu un immense parc à thème. Mais de thème, au fond, il n’y en a qu’un. Baudelaire l’avait déjà reconnu et le tenait déjà pour un vice. « Il ferait volontiers de la terre un débris / et dans un bâillement avalerait le monde ; / C’est l’ennui ! – l’œil chargé d’un pleur involontaire, / Il rêve d’échafauds en fumant son houka. / Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat, / - Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère ! » (Au lecteur, in Les fleurs du mal)

La petite fille, incarnation de notre innocence volontairement aveugle, ainsi montrée par Jürgen Nefzger, fait de nous non plus des lecteurs mais des voyeurs. Nous ignorons encore si « voir » atténue plus l’angoisse que « lire » ou que « parler ». En tout cas la photographie seule est capable de montrer dans la même image les puissances du rêve, les sourires de l’oubli et les dangers mortels d’un temps qui, feignons-nous de croire, pourrait ne pas passer.